Henri RAYNAL – Ruggero Pazzi, Tourné vers l’Origine – Le Silence qui roule, septembre 2022, 48 pages, 11€

Une chronique de Marc Wetzel


Henri RAYNAL – Ruggero Pazzi, Tourné vers l’Origine – Le Silence qui roule, septembre 2022, 48 pages, 11€


La pensée du formidable (et méconnu) Henri Raynal (93 ans), essayiste et poète, pourrait familièrement se ramener à une triple attitude à l’égard de l’Univers (du Tout du réel), qui dirait à celui-ci : bravo ! (pour l’harmonie du monde, qui est celle même dont notre organisme use pour assurer la sienne – donc une bonne partie de la nôtre), merci ! (pour la prodigalité du monde, « la générosité du Dehors », qui nous a fait naître en lui et de lui, dans un degré d’endettement dont il nous laisse par ailleurs – suprême élégance  – libre juge), et enfin : chic ! (pour l’inventivité d’un monde, qui nous offre de la relayer, dans un accueil qui nous fait bénéficier de la créativité dont il fut capable, nous inventant inventeurs jusqu’à – mansuétude supérieure – nous laisser parfois être saboteurs, parasites ou même distingués calomniateurs de son exubérance). Or, dire : bravo, merci et chic ! au monde naturel n’est pas si commun, puisque les religions préfèrent réserver à Dieu les trois exclamations, et que la technoscience, de son côté, l’apostropherait plutôt ainsi : haro, hue et chiche ! Raynal est comme ça : « l’étoffe infinie des circonstances » ne lui fait pas peur, le narcissisme de la désillusion (à la Cioran, à l’Onfray) ne le tente pas; et le désenchantement même lui paraît un malentendu (car même si la lumière rationnelle que nous braquons sur l’Univers nous révèle parfois ses malfaçons, son entropie et son douteux bricolage, n’oublions jamais que, littéralement, dit notre auteur, c’est lui – l’univers – qui l’a – cette lumière – allumée) !

 L’essentiel de ce petit livre nous parle d’un Ruggero Pazzi (1927-2010) sculpteur, non parce qu’il serait purement sculpteur (il dessinait et gravait à même profondeur, montre Raynal), mais parce qu’il fait de la sculpture « pure », non-figurative, militante exclusive de la minéralité par et pour elle-même. Ici, donc, pas de modèle (donc rien, hors de l’oeuvre, d’indépassable qui la circonscrive ou l’intimide, mais rien non plus qui puisse guider son dépassement); aucune forme organique ou biomorphe (l’esprit semble couler directement dans la pierre, sans passer par la vie, les gestes mêmes par lesquels il dépasse ou domine cette pierre). Enfin des volumes stables et d’un seul tenant, mais qui semblent se dédoubler, vouloir jouer avec leur propre unité, en une sorte d’acrobatie morphologique, un contact nécessaire sans tact possible, un combat amoureux entre leurs parties, que leur fusionnalité même déséquilibre.

« Rare intimité avec la pierre. Il (= R.Pazzi) lui devait de transformer le moins possible de chair minérale en chutes, en déchets; aussi jugeait-il sévèrement les oeuvres obtenues au prix d’ablations excessives, si bien que leur volume était par trop inférieur à celui du bloc travaillé. Lui s’efforçait de satisfaire de façon optimale les suggestions de la pierre » (p.12)

 Une étonnante photo, prise par son épouse, montre Pazzi chevauchant littéralement un bloc à deux mètres de hauteur, burinant et buriné, c’est à dire lui-même aussi sec, intelligemment érodé et ardemment imperturbable que la pierre qu’il travaille. Seul à seul avec Tout.

« En 1994, s’est ouverte une autre période pour la sculpture de Pazzi : il a voulu opérer au plus près de la pierre, de son intimité, dans une complicité accrue; mieux reconnaître encore ses élans immobilisés, afin de les délivrer de leur réclusion. Aux mariages de volumes, diversement emboîtés (invention ayant pour effet de rendre plus évidente la force amassée dans le minéral, plus intense sa présence) succèdent alors des oeuvres pour lesquelles je choisirai l’appellation de stèles. Il s’agit cette fois, en effet, de masses verticales. Leur surface, non plus lisse, mais rugueuse, abonde en irrégularités qui en font l’intérêt. Irrégularités tantôt choisies, élues par l’artiste et conservées, tantôt pressenties, habilement dégagées, amenées au jour avec discernement, sensibilité. Une fine orogénie en résulte » (p.34)

Sur ce choix singulier, par le sculpteur, des matières, des motifs et des gestes de taille, Henri Raynal offre trois remarques spéculatives et poétiques, qui à la fois troublent notre regard et renouvellent notre jugement. D’abord, il voit là un geste de complicité libératrice avec les forces de la matière, souhaitant les redresser d’elles-mêmes, les acheminer vers une certaine forme pour les faire s’accomplir autrement. Un peu comme, dit Alain, « les ruines sont belles parce que la pesanteur s’y est essayée« , le bloc travaillé est beau parce que les forces qu’il fait émerger s’y épuisaient, s’entre-neutralisaient dans leur nuit minérale. Ensuite, « ces volumes que leur auteur a voulu d’une belle évidence, en leur noble concision, leur netteté » (et que Raynal, plaisamment, propose de nommer pazziles) sont exactement taillés pour la confidence (déclaration évidente, concise, nette d’un secret propre) de ce qu’ils sont, pour les rendre comme capables de justifier eux-mêmes la présence sensible qu’ils manifestent. Une sculpture de la double réserve (p.25), écrit Raynal : faire sortir les pierres qu’on taille de leur réserve-retenue en leur faisant déployer leurs réserves-ressources, formant don réservé comme de biens qui se « suggèrent » sans se dépenser, dilapider ni trahir, c’est à dire qu’on peut explorer sans devoir les exploiter. Enfin, dans ces sculptures (qui ne sont donc jamais statues), comme d’ailleurs dans les dessins et les gravures, le remarquable y est « que l’impersonnel et le singulier s’y conjuguent à un degré exceptionnel« , d’où, devant les oeuvres, une sorte d’égarement qui pourtant ré-oriente, car si l’impersonnalité de l’oeuvre me désoriente (j’y perds mes marques familières dans le monde), sa singularité, magiquement, me redirige autrement (car, comme disait Maldiney, l’oeuvre est devenue elle-même une marque inédite dans ce monde où elle avait failli me perdre). 

L’artiste est celui qui toujours, disait Dante, « a la main qui tremble ». Autant, dès lors, méthodiquement trembler en martelant rythmiquement la pierre qui offre ses forces, comme fit Pazzi, ou, chez un interprète aussi fervent et fidèle que Raynal, en parvenant à en écrire, à faire dire à l’oeuvre sculptée ce qu’elle ne nous aurait au mieux, sans lui, su que montrer.    

© Marc Wetzel