Christophe Carlier, Singuliers – Phébus – littérature française

RENTRÉE 2015

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  • Christophe Carlier, Singuliers – Phébus – littérature française

Christophe Carlier nous livre une comédie imbriquée dans une autre à plus grande échelle, dans la lignée de L’Euphorie des places de marché (conte urbain ironique). Ce récit gigogne illustre parfaitement la phrase Shakespearienne : « Le monde entier est un théâtre et tous les hommes n’y sont que des acteurs ».

Le lecteur assiste à un défilé de personnages qui se croisent, se reconnaissent, se recroisent au gré du hasard. On les suit comme avec une caméra embarquée.

On plonge dans leurs pensées, leurs voix s’alternent. Par le prisme des uns on apprend des bribes sur d’autres (lien de parenté). L’imbroglio des indices distillés peu à peu se démêle, lors de flashbacks. Et le puzzle de leur vie se tisse. En exergue, une citation de Virginia Woolf centrée sur « l’immédiate fatalité », fil rouge de ce roman.

Le récit s’ouvre justement sur la rencontre inopinée, dans le métro, de deux protagonistes qui n’ont même pas le temps d’échanger leurs numéros de portable.

Le portable, cette nuisance pour certains, est à la source d’une caricature des passants que Franck observe tous les jours. Ne redoute-t-il pas, pour le futur, de voir se multiplier des hordes semblables, esclaves de leur « petit boîtier » qui continueront à l’ignorer ? Quant à Pierre-François, ce sont les autres qui l’intéressent.

Le roman s’articule en trois temps : avant, pendant et après la représentation de la pièce de Corneille Le Menteur et même jusqu’au lendemain soir.

Le café, un huis clos, un décor cher à Hopper, étant lui-même un théâtre, le quartier général où passent la plupart des protagonistes, dans l’espoir de revoir la personne qui les a convoqués ou de s’en approcher au plus près. On a l’impression de voir des marionnettes manipulées par le destin. Ce microcosme brasse des individus de tous milieux, en couple ou seuls (venant de rompre), des « homeless » aux nantis. C’est avec un regard acéré que l’auteur dépeint ses contemporains, leurs comportements dans des files d’attente, loin de la discipline de nos voisins anglo-saxons.

Le zoom sur le public au théâtre est digne d’un dessin de Sempé, dont Christophe Carlier est un inconditionnel.(1) Nelly, l’ouvreuse, comme sortie du tableau de Hopper, accueille, dans son « palais de velours rouge », les spectateurs qui « n’ont pas l’air beaucoup plus heureux que ceux qui entrent à l’usine », pense Luc. Pour Nelly, le spectacle est dans l’assistance. Elle a reconnu Claire, note son « air tourmenté ». Qu’est devenu son amoureux, Antoine, qui a grandi avec son fils ?

Qu’auront-ils retenu de la pièce si chacun épie l’autre, se perd dans son maelström comme Claire ? Cette phrase de Rousseau : « L’on croit s’assembler au spectacle, et c’est là que chacun s’isole » reflète exactement l’état des lieux du moment : ennui, lassitude prévalent. Alice se laisse charmer par la voix de l’acteur, remarque son « coup d’œil caressant à Claire ». Pierre-François, lui aussi aimanté par Claire, suit le manège de l’acteur et s’interroge : « À quoi joue le hasard ? »

Aurélien, l’acteur, aurait-il bafouillé si la femme qui le troublait avait été hors de sa vue ? N’avait-il pas eu l’envie d’adresser des vers galants à « la belle inconnue » ?

Quant au virulent critique Denis, qui préfère « rugir » à applaudir, le « travail de sape » aux éloges, souhaitons que l’auteur ne soit pas lu par quelqu’un de sa trempe.

Font aussi partie de ce ballet de la « comédie humaine » : Cécile qui pense à ses élèves tout en savourant les vers cornéliens, pour qui « la littérature est un enchantement et l’art une bénédiction » ; Lilia, insomniaque, pense à ceux qui l’entourent, écoute la radio et ne serait pas surprise d’y entendre Nelly se confier.

Dans les coulisses, entrent et sortent de notre champ de vision ceux qui sentent « la colère qui gronde dans la société », « la folie du monde », ceux auprès desquels les passants évitent de s’attarder mais qui ne laissent pas indifférents (la folle du bus, la vagabonde échouée dans l’amphithéâtre, « l’errante du boulevard »). On est sensible à l’âme de poète de Luc, qui devient acteur de ses nuits en les étoilant par sa fantaisie.

Ce n’est pas le hasard si on retrouve quelques-uns des protagonistes au même café.

Si Claire n’avait pas égaré son calepin serait-elle revenue au café ?

L’auteur nous initie à l’happenstance, le don d’être au bon endroit au bon moment, avec la réapparition du carnet de Claire qu’elle croyait perdu. Sa bonne étoile veillait.

« Le hasard », disait Pasteur « ne favorise que les esprits préparés ».

Alice serait-elle retournée au café sans ce regret d’être restée insensible au « visage défait » de Claire ? Mais se sentant trahie par Claire, elle est plus encline à tisser des liens avec Pierre-François. N’est-il pas cette « main providentielle », confirmant le proverbe arabe : «  Quand le ciel te jette une datte, ouvre la bouche. » Déception, par contre, pour les soupirants de Claire, tous deux « pris de court » par Franck.

Dans l’épilogue, le lecteur a le choix d’imaginer le futur tête à tête Claire/Franck. Claire cherche-t-elle à se rapprocher de Franck par attirance ou pour évoquer Antoine, afin de savoir ce qu’est devenu celui qu’elle n’a pas pu oublier ?

Dans Singuliers, Christophe Carlier réussit le tour de force de condenser une multitude de vies en cent vingt pages. Une vie, n’est-ce pas une accumulation de petits moments, de rencontres, de voies du destin, de routes prises ou non, de choses imperceptibles qui nous construisent. En campant ses personnages dans des huis clos, l’auteur leur offre des lieux où s’abandonner mentalement, se côtoyer. Ces voyages introspectifs qui nous plongent dans les profondeurs de l’âme humaine, nous renvoient à notre propre vie, nos souvenirs. Qu’avons-nous réussi ? Raté ? Quelle route n’avons-nous pas prise ? La plupart des événements majeurs de nos existences se produisent en corrélation avec d’autres, selon les mystérieuses conjonctions du hasard, de la fortuité. Quel rôle jouent les Parques, l’oeil du Cyclope, dans nos vies ?

On retrouve avec bonheur les comparaisons inattendues : « Le thé du matin apaise comme le baiser du soir », ou « Le théâtre est la confiserie de ma vieillesse », confie Lilia. On apprécie la plume méticuleuse, d’une «  précision d’horloger » et l’humour de Christophe Carlier. Ce qui est sûr c’est que Singuliers interpelle si justement le lecteur adhérant à l’idée que « certaines rencontres nous ménagent un rendez-vous avec nous-mêmes ». Un roman qui fait écho à cette réflexion de Claudie Gallay : « Il est des êtres dont c’est le destin de se croiser où qu’ils soient. Où qu’ils aillent. Un jour ils se rencontrent. Alors à vous de faire leur connaissance. »

(1) : Happé par Sempé, Serge Safran éditeur, 2013.

©Nadine Doyen

Un hiver à Paris – Jean-Philippe Blondel – Buchet-Chastel

RENTRÉE 2015

  • Un hiver à Paris – Jean-Philippe Blondel – Buchet-Chastel ( 272 pages – 15€)

indexUn titre et une couverture modianesques, avec ce ciel plombé sur les toits de Paris.

Nombreux sont les écrivains qui reçoivent des lettres de leurs lecteurs, cultivent même ces échanges à l’instar d’Amélie Nothomb.

Mais la lettre, signée Patrick Lestaing, que Victor, double de l’auteur, trouve à son retour de vacances n’est pas anodine Le choc qu’elle provoque sur le narrateur, à la vue du nom de l’expéditeur, au point d’en interrompre la lecture nous interpelle.

Un nom qui glace le destinataire, un nom qui résiste au temps. Lettre dictée par l’émotion, lettre liée à un drame. Jean-Philippe Blondel a l’art de capter notre attention, de créer le suspense. Comment a-t-il connu cet homme ?

Voici Victor revisitant ses années d’étudiant à Paris dont 1984 l’année de ses dix-neuf ans, marquée par une image indélébile : « deux filets rouges entre ses chaussures blanches ».

Avec la distance, le narrateur fustige ces écoles préparatoires où l’émulation « tourne à la compétition » et transforme les étudiants en robots à ingurgiter, leur laissant peu de vie sociale. Un « combat perpétuel ». Forte pression.

Trente ans plus tard, les choses ont-elles changé ?

Jean-Philippe Blondel brosse un portrait au scalpel, au vitriol même, du professeur Clauzet, sadique, aux « réparties blessantes », bête noire des plus fragiles. Tout l’opposé de Mme Sauge, charismatique, qui a dû susciter au narrateur sa vocation de professeur d’anglais. Il développe une réflexion autour de la difficulté de s’intégrer pour ceux qui viennent de leurs provinces, d’où cette solitude pernicieuse. Il aborde aussi cette période de l’adolescence où certains, indéterminés, se cherchent, papillonnant de filles en garçons ainsi que de la difficulté de faire son coming-out pour Paul. Et si Mathieu avait été aussi la victime de cette intolérance, de cette exclusion, d’où son repli sur lui-même ? Et Paul, avait-il une attirance pour Victor ?

A travers Pierre et Paul, le narrateur met en exergue ces amis providentiels, ceux qui savent comprendre le démuni, le fracassé, le cabossé, lui offrant l’hospitalité, « une sortie de secours », une bouée, afin de prévenir un geste de désespoir. Lui, l’invisible, le transparent, « l’électron libre » devient populaire, visible et même un confident pour le père et la mère « déboussolée ». Sans compter Mme Sauge qui n’hésite pas à lui donner ses coordonnées, lors d’une parenthèse silencieuse, qu’il fige dans « la focale de sa mémoire ».

Au coeur du roman, l’absent. Jean-Philippe Blondel nous montre comment un père et l’ami, pétri de culpabilité pour être arrivé trop tard, hanté par la scène, peuvent se reconstruire. Faire des listes s’avère une échappatoire. Sa trinité ? Écrire, enseigner et voyager. N’y-a-t-il pas là la source d’une autre vocation ? On est également témoin de la naissance d’une amitié étrange, ignorant le fossé de l’âge. Une lumière pointe, les rires éclatent. Patrick et Victor s’apprivoisent, telle une famille recomposée, se ressourcent dans leur communion avec l’océan. Pour la mère, c’est marcher en forêt.

Le roman prend un tour choral, les parents cherchant à en apprendre le plus possible.

Les aficionados retrouveront des constantes qui caractérisent les romans de l’auteur. Ce ton lancinant, doublé d’auto dérision. Cette musique, la sienne, et celle des chansons qui irriguent son imaginaire. Ce style, car il sait traduire son traumatisme (cette image qui l’habite, le cri), son obsession, donner du poids aux mots, les marteler, les répéter, ces mots, au point de nous les imprimer. Ses oxymores : « La vie s’emballait au ralenti ». Des mots récurrents : vie, en vie, vivre, autour desquels gravite le récit. Ce goût pour la vie rappelle « Et rester vivant ». Sa géographie triangulaire, naviguant entre Paris, cette ville natale non nommée, et les Landes.

Ses relations se répartissent aussi en trios : celui formé par Patrick, Paul et Armelle, celui qui réunit Victor à Paul et Mathieu. Jean-Philippe Blondel, à travers ses protagonistes, poursuit son exploration des relations parents/enfants, soulève la responsabilité de choisir d’être parent et montre combien le manque d’amour parental, un divorce peuvent engendrer les frustrations, ce mal-être, et conduire au pire, par accumulation. Il souligne la complexité des sentiments chez les ados, souvent dans les atermoiements. Il déplore le manque de tolérance vis à vis des homosexuels et plaide pour qu’ils soient aimés pour ce qu’ils sont.

Ce roman, à la veine autobiographique, est nourri de références à la littérature anglo-saxonne : Orwell, les romancières anglaises, Emily Brontë, aux peintres anglais : Turner dont les ciels font écho à ce brouillard dans lequel Victor est soudain plongé.

L’écriture, qui au départ était « son trésor intime », est devenue pour Jean-Philippe Blondel, l’échappatoire, l’exutoire, « sa planche de survie », un acte de résistance à l’oubli et à la perte, ses mots tissant « un filet au-dessus du gouffre ». Puis une vocation, une ambition, celle de tromper « l’insomnie des autres ».

Jean-Philippe Blondel signe un roman émouvant, teinté d’humour, sur la différence, le manque de dialogue, le désert affectif, l’absence, mâtiné des paroles de sagesse de Patrick. Il offre à Mathieu « un mausolée » de papier, un sarcophage de mots. Et au final, la résilience des protagonistes prouve que : « Nous sommes beaucoup plus résistants que nous ne le croyons » et que tout peut renaître, une autre vie.

En filigrane, une voix nous murmure, comme une injonction, cette phrase de Louis Chedid : « On ne dit jamais assez aux gens que l’on aime qu’on les aime ».

©Chronique de Nadine Doyen