Claude Haza, Au-delà du regard, encre de Monique Marta, Éditions Alcyone / coll. Surya, 2022

Une chronique de Chantal Danjou

Claude Haza, Au-delà du regard, encre de Monique Marta, Éditions Alcyone / coll. Surya, 2022


« La poésie comme explication métaphorique du monde », citant Jean Laplanche, d’emblée Claude Haza parle du regard et de l’au-delà du regard, mêle vision et face cachée du monde. L’allégorie de l’Espérance que nous livre l’encre liminaire de Monique Marta souligne cette transformation incessante des êtres et des choses, les décalages, les divagations, les voyages auquel  l’œil souscrit. Quelle condition pour que la transformation ait lieu ? Le poète la précise sans tarder : «  si je reste attentif à la lenteur des choses le temps que mon corps devienne le monde », ce que la tête prolongée en arbre imaginée par la plasticienne illustre. Et si l’acte poétique chevauchait l’acte de regarder ou le contraire ? « Les yeux déjà transportés ailleurs », notait déjà le poète dans un recueil antérieur, Coups de cœur.

Sans cesse dans ce nouveau livre de Claude Haza se croisent les chemins, les lignes de crêtes, déplacements d’espaces aussi et les chuintements légers qui se font entendre quand ils se rapprochent les uns des autres. Difficile de les circonscrire dans un seul regard, d’autant plus que lieux et temps s’affrontent aussi. C’est bien pour cela que le poète titre avec pertinence l’Au-delà du regard y compris dans l’obscurité qui gagne. « Je ne trouve pas mais je persiste », écrit-il, comme dans la persistance des parfums végétaux dans un jardin la nuit venue. L’ambivalence même des sensations révèle le monde, plus exactement le monde intériorisé, l’être au monde se fondant en être-monde. Très vite – aussi vite que « le soir est venu » – sensation et réflexion font corps, concret-abstrait abattent leurs frontières, c’est ainsi que les phrases se juxtaposent sans coordination ni opposition : « Je sens un souffle chaud passer sur ma peau. Je suis au centre de ma réflexion. » Les proses poétiques suivent le regard, lui donnent langue. Le processus à l’œuvre interroge le poète, le surprend par sa vivacité, le dépasse : de la découverte, de l’émotion, de l’imagination, de la substitution, qui précède l’autre, qui enclenche, qui déroute ? 

D’autres enjeux naissent alors qui ne s’excluent pas mutuellement mais se complètent. Leur rencontre crée cette « euphorie » dont parle le poète en lui redonnant le sens d’intensité, de confiance et d’allégresse, écartant l’acception de bien-être illusoire. Cependant une telle euphorie a un prix et l’auteur en décrit justement les jalons. Des mots prégnants scandent son itinéraire, interagissent et questionnent : ainsi solitude, conscience, doute, souffle, lucidité, vigilance, mémoire, tous, à l’instar de sa thématique du regard, « ouvrant  sur la route déserte à perte de vue ». Chaque « imminence » de mot donne « l’ampleur », permet « de résister au vent » et convoque une nature qui pour être métaphorique n’en est pas moins d’une grande et belle précision picturale, l’enjeu du tableau étant de « faire parler l’invisible ». La campagne, les saynètes observées appartiennent donc à un domaine métamorphosé-métamorphosant, supposant le travail incessant d’introspection et d’écriture. La vigilance du poète est extrême : « Dans l’attente de tout savoir, je suis curieux. À la croisée des routes d’apparence fragile j’érige mon domaine d’artifices dont l’ensemble des couleurs et des formes sont disponibles sous mes yeux. » Si l’auteur interroge la ligne de partage entre lui et le monde, ne conduit-elle pas à celle entre silence et bruissement de parole ? Par touches successives, il s’invite et invite son lecteur subjugué à l’écart, à l’oubli,  et de manière concomitante, à la « rumeur » ou la « résonance » du monde, à – l’expression est touchante – une « vision caressante », le choix lexical s’avérant de plus en plus exact et nuancé. 

En fin de recueil, qu’est devenu l’au-delà du regard, si ce n’est  le « cycle d’apparition et disparition » ? C’est peut-être le livre où Claude Haza articule avec le plus de clairvoyance approches sensibles et données conceptuelles, renouvelle sa quête avec joie et gravité conjointes. Son lecteur  est pris dans « l’enchantement »-le chant qui vient de l’exercice réitéré du regard car ainsi que l’énonce le poète : « Je choisis de regarder une branche, ses va-et-vient engendrer l’espace »

©Chantal Danjou

Myette Ronday, Un héritage d’amour, 2022, Arnal et la gauchère, 2020 Éditions Complicités, Paris

Une chronique de Chantal Danjou

Myette Ronday, Un héritage d’amour, 2022, Arnal et la gauchère, 2020 Éditions Complicités, Paris


« Nulle fillette n’est à la fois aussi prisonnière et libre qu’elle. » C’est ce qu’écrit Catherine Hermary-Vieille à propos de Jeanne, son héroïne, dans Un amour fou. Le contexte historique, les raisons d’état, chez C. Hermary-Vieille comme chez Myette Ronday, enferment et renforcent tout à la fois les figures féminines. Serait-ce combler les failles de l’histoire et faire sortir de l’ombre ces femmes qui ont pris la liberté d’aimer, ainsi que le signalait une journaliste dont les propos étaient repris en quatrième de couverture ? L’amour n’est-il que fou ? La référence au roman de C. H.-V. et au portrait de Jeanne de Castille pose question en ce sens. À lire les deux romans de Myette Ronday, le lecteur pourrait s’arrêter à la destinée amoureuse, bouleversée par les aléas de l’histoire et des mœurs d’une époque. Il pourrait aussi figer Mathilde dans Un héritage d’amour et Finamande dans Arnal et la gauchère, dans leur dualité – « prisonnière et libre » – sans échappatoire et, de ce fait, empêcher l’évolution de l’histoire personnelle. Or une certaine complexité est à l’œuvre dans chacun des ouvrages, donnant un ton et un tour personnels au récit même campé dans un siècle et dans un lieu particuliers. 

D’emblée la romancière déstabilise son lecteur en adoptant un double récit jouant du flash-back comme de la diversité de points de vue. Personnages et lecteurs mènent l’enquête, découvrent lentement la vérité, lèvent le secret de concert, au prix de bousculer leur vie et leur confort de lecture. La femme est multiple – mère, belle-mère, nourrice, sorcière, folle ou pressentie comme telle, gauchère et donc accusée de sorcellerie, voire de déviance, jumelle d’un frère paradoxalement moins armé qu’elle, double d’elle-même, autre forme de gémellité, voyageuse, observatrice  –. À elle seule, à figure unique en quelque sorte, elle concentre les divers personnages féminins et masculins, maternels et paternels, décline les différents âges de la femme, ainsi en est-il de Finamande comme de Heide-Agnès. La femme se dévoile, se réalise, retrouve sa filiation, s’initie aux mystères de la vie. Peut-être passe-t-elle de l’indéfini – une femme – de l’imprécision généalogique à la reconnaissance, à LA Femme, libérée de ses entraves y compris amoureuses, capable d’assumer une continuité qui ne soit pas forcément la maternité. Car cette femme libre de ses choix, fille d’une mère au statut ambigu autant que de toute une génération de femmes qui ont tenté de secouer le joug, n’a, elle, pas d’enfants. Elle traverse les frontières, géographiques et temporelles, ne tient pas compte des limites et des traditions, devenant pour ainsi dire atemporelle. Les premières lignes d’Un héritage d’amour sont significatives à cet égard, où l’on voit Mathilde interroger son reflet dans la vitre : « Visage d’hier, d’aujourd’hui ou encore d’un autre temps ? Quels étaient son apparence et son âge ? Ce n’était pas que sa mémoire se fût effilochée, mais Mathilde se pressentait d’ici et d’ailleurs. De maintenant et d’avant […]. »

Myette Ronday tisse chacun de ses livres à l’instar de Zébélie qui s’adonne à une tapisserie sans fin, nouant et dénouant les fils de la destinée. Les récits s’entrecroisent, l’écart temporel se réduisant au fur et à mesure des événements et de la progression de l’enquête, la tension narrative se densifiant, l’intrigue première restant celle de l’écriture de l’histoire sans cesse reprise, renouvelée. En témoigne la conclusion similaire – et c’est troublant – des deux romans, « Demande-lui plutôt, dit Asfeld, dans quelle nouvelle histoire son apparition va nous entraîner » pour Arnal et la gauchère avec en écho dans Un héritage d’amour : « Les histoires [que la maison de poupées] contient, vous les découvrirez en jouant, et c’est vous, qui vous mettrez à les raconter. »

©Chantal Danjou