Denis Emorine, Foudroyer le soleil/ Fulminare  il sole. Poèmes/ Poesie. Traduits par Giuliano Ladolfi. Traduzione  Giuliano Ladolfi,  Giuliano Ladolfi editore, 2022, 122 p.

Une chronique de Sonia Elvireanu

Denis Emorine, Foudroyer le soleil/ Fulminare  il sole. Poèmes/ Poesie. Traduits par Giuliano Ladolfi. Traduzione  Giuliano Ladolfi,  Giuliano Ladolfi editore, 2022, 122 p.

Pourrait-il trouver un refuge contre la force dévastatrice d’une obsession qui l’empêche de jouir de la vie, ce poète hanté, à l’identité brisée par une histoire douloureuse ayant  glissé la mort dans son destin ? Au moins il essaie de le faire sans réussir vraiment à s’en libérer.

Tout l’univers poétique de Denis Emorine est imprégné de souffrance, du sentiment de l’exil ressenti au fond de lui-même, même s’il n’est pas un exilé. Il l’est intérieurement par le jeu cruel du destin de ses parents, une blessure infligée à jamais depuis son enfance par l’Histoire. Cela justifie la plus cruelle de ses obsessions , « la mort vient de l’Est », qui ne le quittera pas au fil de sa vie, thème récurrent dans ses poèmes, de même que certains motifs  liés : la forêt de bouleaux, la femme russe, le petit enfant, la femme brune aux yeux bleus (sa mère).

Dans ce recueil, la mort est en arrière-plan, une présence qui flotte dans sa mémoire outragée, la toile de fond des poèmes sur laquelle le poète aimerait « sculpter le visage de l’amour » qu’il conjure comme unique refuge. C’est pourquoi la Femme revient au premier-plan de ses poèmes, source éternelle d’amour et chance de guérir. Ce sont les femmes de sa vie: sa bien-aimée Anne Virginie, sa mère aux yeux bleus, présence impalpable et constante dans ces poèmes, et celles croisées par hasard, toutes appelées à consoler et à faire oublier l’obscurité meurtrière ; mais aussi la femme russe sous ses multiples visages réels ou imaginaires, porteuse d’un message de douleur et d’exil :  Natacha Rostova, comme Olga dans Romances pour Olga.

Le poète leur dédie ses « poèmes égarés aux carrefours du monde », lui-même un égaré dans le « labyrinthe surgi du passé » qui trouble sa vie, rend impuissant même l’amour fidèle de la femme restée à côté de lui pour le comprendre, le protéger contre les fantômes qui hantent son cerveau dont les yeux bleus de sa mère et le petit enfant souffrant sont prégnants. Lui-même se voit « une ombre parmi d’autres », ceux emportés par la guerre. L’image du petit enfant, « planté aux carrefours de la mémoire » traverse comme un fil rouge tous ses poèmes. C’est l’un des visages de l’exil, puis vient celui de l’adulte et de l’écriture: « mots qui trahissent les proscrits du monde », car les mots sont trop faibles pour parler de la cruauté du réel. L’écriture même a pour Denis Emorine le goût amer de l’exil intérieur, la barrière qu’il ne peut pas franchir : « la barrière est en toi », « écrire a le goût de l’exil depuis si longtemps ».

Si puissant qu’il soit, le mot perd sa force, impuissant devant la mort: « Que vaut la parole/ si fertile soit-elle/ face à la mort/  Est-il si difficile/ de scier les branches du monde/  avant de se jeter dans le vide ?

« L’Est est en feu » devient leitmotiv tout comme « La mort vient de l’Est » de ses recueils. Reprise, la phrase rend plus fort le cri de désespoir de celui qui ne peut pas oublier, car la blessure se rouvre, brûle telle la flamme de la guerre rallumée à l’Est pour faucher d’autres vies. « Alors que la guerre me rejoint nuits et jours », « je me sentais perdu », seul, abandonné n’ayant que les mots pour combattre les fantômes de la mort gravée en lui : « je me sens abandonné/  je murmure les mêmes mots/ dans les ruines de ma vie ».

Le poète aimerait bien sortir vainqueur de ce combat harcelant, mais « comment fondre l’obscurité/ sans se briser », « Pourquoi ces traînées de sang qui tardent tant à renier la terre/ stagnent-elles dans ma tête »? se demande-t-il impuissant.

Que peut-on opposer à la hantise de la mort sinon l’amour, sa force que le poète ne cesse d’appeler au secours du tréfonds de son âme brisée pour cicatriser sa blessure et guérir ? Hélas, son souvenir est si fort que « Tout est à détruire, même l’amour », l’amour fidèle de la femme de sa vie, la seule à le comprendre et protéger.

Entre interrogations et confessions, le désespoir du poète se fait chemin incessant : « Je sais que souvent/  je suis au bord de la folie / quand tu es loin d’ ici/  J’ignore si/  la vie nous aura transportés/  ailleurs/  le petit pantin que je suis/s’agite en vain/  lorsqu’il est seul/  privé de ton amour / alors /dès que le vent d’est ébouriffe mes idées/  je vois ton visage et/ la beauté de tes yeux/  qui irriguent ma vie/ et je hais les mots/  de trahir ce que je ressens/  en trompant la mort » // J’ai trop souvent l’air perdu/ en essayant de trouver mon salut/  hors des forêts sans fin/ il me faut la forêt de tes bras/  pour sortir des gouffres que j’ai imaginés/ je ne veux pas t’aimer de loin/ Mon amour/  mon amour/  chaque mot déposé au creux de toi/ m’éloigne des forêts/ sans / issue ».

Aucun refuge, ni même l’amour ne saurait effacer de la mémoire le souvenir de l’Est meurtrier tel un cauchemar : « Il n’y a pas d’autres chemins/mais je l’ignore pour l’instant/ À force de me tourner vers l’Est/ j’ai perdu le sommeil/  Les voix de l’exil m’ont rejoint/  je les sens tout contre moi/ leur souffle chaud/et comme une morsure à mon cou/ embrasent même le ciel ».

Le poète rejoint le cortège des exilés de l’Histoire par l’histoire tragique de ses parents. Son identité brisée entre l’Est et l’Ouest depuis son enfance ne cesse de troubler sa vie, son amour, car il ne réussit pas au fil des années à se réconcilier avec son passé douloureux.

L’écriture même s’avère impuissante : « je suis orphelin des mots qui m’ont trahi », « Trop de douleur /s’échappe de la terre/  tandis que je m’enfonce/ toujours plus/  dans le brouillard des mots/  je n’arrive pas à regarder/  la lumière du soleil/  Il s’est en allé un jour de reniement/  entre l’Est et l’Ouest »

Pourrait-il foudroyer le soleil noir de l’Est, celui de la mort, le faire disparaître de sa mémoire ? Au moins pour ce recueil, la réponse est là, dans le texte :« Tes doigts ne se poseront plus/ sur le clavier du piano/ Tu ne sais plus faire chanter/  les partitions de la vie/  Ton amour s’en rend compte/  alors que tu chemines les pieds nus/  dans quelque forêt du passé/ sans espoir de revoir/ la lumière de la page ».

L’Est est pour Denis Emorine la Russie, « ce pays glacé », maculé de sang, avec le fantôme de son père et la douleur de sa jeune mère qui traverse tous ses poèmes : «  À chaque carrefour du monde/  j’ai toujours peur de rencontrer/  une femme brune aux yeux bleus/  qui m’apportera peut-être en souriant/  l’odeur de la mort/  Je suis tombé un jour d’innocence/  sur les marches de l’Histoire/  je ne suis pas sûr de m’être relevé/  vraiment ».

Mais ce sont aussi les grands poètes russes, ses exilés, ses forêts sombres qui lui donnent le frisson de la mort. Il ne cesse de condamner la guerre et en même temps de rendre hommage à la grande culture russe qu’il rejoint par les racines slaves de ses ancêtres.

Recueil interrogatif en forme de confession, Foudroyer le soleil est descente dans l’abîme du soi, dans le labyrinthe d’une mémoire outragée par l’Histoire, mais aussi requiem pour l’Est par ses leitmotivs, sa voix grave, la musicalité et la fluidité des poèmes sans titre, sans ponctuation, écrits selon le principe héraclitien panta rhei.                  

©Sonia Elvireanu

Gérard le Goff, La raison des absents, Éditions Stellamaris, 2022.

Une chronique de Sonia Elvireanu

Gérard le Goff, La raison des absents, Éditions Stellamaris, 2022.


Après Argam, un roman très complexe en tant que structure narrative où le réel et le fantastique se côtoient dans une intrigue difficile à démêler, Gérard le Goff nous propose La raison des absents.

C’est un roman moins compliqué que le précédent, écrit à la première personne, focalisé sur l’histoire du personnage narrateur, Étienne Hauteville. Dans Argam, le romancier fait preuve d’une imagination débordante pour créer le côté fantastique du récit. Dans La raison des absents, la vision est réaliste, cependant son attraction pour l’inconnu et le mystère  transparaît dans le penchant rêveur de son personnage.

Gérard le Goff met à l’œuvre son talent pour raconter et décrire dans une fiction où le présent et le passé se mêlent pour nous faire comprendre leur réciprocité , que la vie elle-même ne suit qu’un modèle préexistant comme toute chose d’ailleurs. Il fait preuve d’un exceptionnel esprit d’observation, dévoilé dans ses remarquables descriptions de lieux (villes, hôtels, plages) et de gens. Il regarde à la manière de Balzac tout ce qu’il voit, attentif au moindre détail du réel. 

En effet, le romancier s’avère un véritable peintre de l’atmosphère de la station balnéaire avec son fourmillement de vacanciers en saison estivale et la monotonie automnale et hivernale des plages, rues, hôtels, cafés, désertés après le départ des villégiateurs. On pourrait croire d’après la minutie de la description à la peinture de lieux bien connus par l’auteur mais, comme on ne connaît pas sa biographie, on se garde d’avancer l’idée d’une possible autofiction. De toute évidence, l’auteur excelle dans la description, réussit à rendre à merveille des scènes panoramiques aussi bien que d’autres plus intimes.  

Le romancier retrace la vie d’Étienne Hauteville, le personnage narrateur qui évoque sa vie à Balmore où il s’installe suite à une lettre reçue de son oncle Bértrand pour occuper un emploi dans une compagnie d’assurances. Le roman commence juste par l’abandon d’une ville connue pour une autre inconnue où se trouve le poste recommandé. Très fin observateur de la réalité, le romancier parsème la narration de multiples descriptions pour rendre la couleur locale et faire le portrait de ses personnages. La perspective panoramique sur les paysages, villes, hôtels, brasseries, plages, vus de l’extérieur, alterne avec le premier plan des pièces de la compagnie d’assurances, des hôtels, des cafés, vus de près, dans leur ambiance intérieure.

Débarqué à Balmore, le narrateur observe les édifices et les gens de la place de la gare avec l’étonnement du déjà-vu. Ce lieu lui semble familier et va provoquer chez lui le surgissement des souvenirs. Il a la sensation de se retrouver dans le décor de Sandre, sa ville natale, de voir une reconstitution de celle-ci, malgré l’apparence de prospérité de Balmore s’opposant à la vétusté de Sandre. 

Mirage optique, clin d’œil de la mémoire qui lui délivre des souvenirs à la manière de Proust (lieu, musique)? 

La mémoire s’interpose dans la perception de la ville inconnue qu’il parcourt. Plusieurs lieux lui semblent pareils à ceux de son enfance. L’impression de répétition (bâtiments, gens, atmosphère) lui donne un sentiment d’angoisse, renforcé par la conscience qu’ « aux souvenirs précis succédaient des séquences irréalistes ». Le personnage se retrouve simultanément en des lieux et des temps différents sous l’injonction de la mémoire, dans une sorte d’irréalité de l’espace qui se découvre à lui.

Accueilli par son patron, monsieur Favre, il observe aussitôt l’atmosphère monotone et ennuyeuse de son lieu de travail : les pièces où s’entassent les meubles et les dossiers poussiéreux, conscient du manque de perspective d’une telle condition qui rend captif, anonyme tout employé.

 Obsédé par la ressemblance entre les deux villes, Sandre et Balmore, Étienne Hauteville commence à explorer le nouvel espace où les lieux lui rappellent ceux de son enfance. Il se rend compte que les deux villes sont des stations balnéaires où l’atmosphère, les bâtiments, les occupations, les villégiateurs sont pareils. Esprit contemplatif et très fin observateur, il décrit lieux et gens de loin ou de prêt, même une vieille peinture à l’aspect de caricature mythologique.

Le narrateur retrace de mémoire l’histoire de sa famille (grands-parents, parents), la sienne aussi. Il nous donne aussi son portrait fait par son instituteur : un enfant un peu rêveur, singulier, sans amis, indifférent à tout, asocial. Au collège il se nourrit de livres d’aventures et vit dans l’univers imaginaire de ses lectures. 

Il se distingue du modèle familial et provoque l’incompréhension de ses parents. 

Le récit de sa vie à Balmore alterne avec celui de sa famille à Sandre. 

Le lecteur suit donc en parallèle le passé du personnage, reconstitué par ses souvenirs, et le présent, à savoir le quotidien d’un simple employé. Etienne Hauteville emménage dans un appartement loué chez un cordonnier, qui lui rappelle son grand-père maternel. En racontant la vie de ses parents et la sienne, le narrateur commente ses multiples identités à différentes étapes de sa vie. Enfant esseulé, taciturne, apathique, indifférent à son entourage, bizarre pour tous, y compris sa famille, dès ses classes primaires. Collégien maussade, fermé, fuyant toute forme de vie sociale ou familiale, un misanthrope, mais intéressé aux livres d’aventures, vivant dans l’imaginaire. Puis, lycéen tout aussi apathique mais qui découvre tout de même le côté divertissant de la vie. 

Amoureux, cependant, qui fera d’Hélène son élue, partageant un certain temps avec elle l’illusion de la passion, elle qui sera le seul témoin de ses territoires de songe. Étudiant sans volonté, enfin, sans aucun appétit pour les études et l’existence réelle. Il se tient toujours en marge de la réalité sociale, n’ayant aucun idéal, attiré par le côté énigmatique des lieux déserts qu’il explore, en tant qu’enfant comme en tant qu’adulte. 

Le narrateur ne nous cache rien concernant sa vie de débauche suite au renoncement aux études supérieures pour partir « sur des routes insupçonneées », après deux drames survenus dans sa famille (la maladie et le décès de sa mère, le suicide de son père, tombé dans une léthargie maladive après la perte de sa femme). Il mène une existence déréglée par l’alcool, le manque de sommeil, les maux de tête, l’épuisement, la fréquentation d’une bande de cambrioleurs. Il découvre ainsi un autre aspect de son altérité. C’est son oncle, soucieux de son destin, qui met fin à cette étape déplorable de sa vie en lui proposant le poste dans la compagnie d’assurances de Balmore, réinstaurant l’ordre dans sa vie. 

Son emploi règle sa vie monotone avec la sensation que le temps passe inutilement, car il n’aime pas vraiment son travail. Cependant il s’acquitte honorablement de ses tâches quotidiennes. Mais sa vie sera bientôt troublée, déréglée par sa rencontre avec un pianiste russe, qui mène une vie de bohême, et avec une inconnue fascinante qui gravite dans son entourage. Le romancier nous présente ces deux personnages : le pianiste avec sa vie nocturne dans les boîtes et Laura, une journaliste de guerre, tous les deux avec une riche expérience de voyageurs et issus de milieux sociaux différents. Le narrateur n’est pas lui non plus étranger à ce type de vie, il se souvient de ses errances de jeune homme dans les grandes villes françaises.

Amoureux, Étienne Hauteville perd la tête et entame une liaison frénétique avec Laura. Il partage difficilement son temps entre son travail le jour et ses excès la nuit. Comme il se tient à distance de ses collègues, l’un d’entre eux, le comptable, le surveille pour le discréditer aux yeux de son patron et lui faire un rapport malveillant qui mène à son licenciement.

Le personnage vacille entre un monde trop réel et un autre irréel, celui du rêve, de sa fantaisie, attiré par le côté inconnu, énigmatique de la vie, exploité à merveille dans son premier roman, Argam. Le personnage narrateur voit le réel comme un spectacle de théâtre. Il peint avec finesse et plaisir des scènes, tel un peintre qui rend sur sa toile le mouvement, l’agitation, la rumeur des gens sur la plage, dans les rues, dans les bars, mais aussi les décors : paysages flous ou intérieurs de villas, restaurants, bars. Il vit dans le réel comme dans un décor irréel, car il ne se sent pas à l’aise dans le social, ni dans une ville balnéaire avec le bourdonnement de la foule de touristes qui l’envahit en été. 

Le roman finit par une scène qui rappelle le commencement. Le personnage quitte la ville de Balmore pour une destination qu’il ne dévoile pas au lecteur. Il apprend par la suite la mort de Laura au cours d’un reportage concernant une quelconque guerre, par accident, en lisant un vieux journal, tout comme il avait appris le décès d’Hélène dans un accident de voiture. Les deux femmes tant aimées, qui auraient pu décider du cours de sa vie, ne sont plus que des souvenirs. Le destin a suivi son cours pour lui faire finalement comprendre que « les absents ont raison », d’où le titre du roman. 

Des mots en italique au fil du roman suggèrent le côté mystérieux de la vie, la perception de l’auteur qui s’introduit ainsi dans le texte pour inciter ses lecteurs à réfléchir sur les perspectives différentes de l’existence : la vie prise au sérieux ou la vie comme jeu au gré des circonstances qui mènent le jeu.

La raison des absents est un livre sur l’identité /l’altérité du personnage. Pourrait-on oser entrevoir derrière le personnage, en quelque sorte, l’auteur même ? Et dans les descriptions et l’atmosphère du roman une fresque de la vie dans les stations balnéaires ? À chaque lecteur sa perspective de percevoir le roman.                                

©Sonia Elvireanu

Yves Namur, N’être que ça, Éditions Lettres vives, 2021, 16 euros.

Une chronique de Sonia Elvireanu

Yves Namur, N’être que ça, Éditions Lettres vives, 2021, 16 euros.

« Voir c’est peut-être marcher dans le dedans de soi, marcher vers l’impensable » 

N’être que ça, un livre d’essais d’environ 100 pages, en format de poche, invite les lecteurs à plonger dans les réflexions d’Yves Namur, de prendre part à son questionnement, à sa quête incessante. De quoi ? Peut-être d’un livre qui dit tout, qui contient tout de la vie et de la mort, l’Oeuvre de Mallarmé,  peut-être :

« Il m’arrive de penser que c’est un livre que je cherche désespérément. Un livre ou tout serait dit […]. Un livre qui contiendrait tout, jusqu’à l’histoire de ma mort prochaine ».

L’auteur  met sur les pages ses pensées, ses sensations, ses interrogations sur la vie et la mort, sur les choses que l’on voit autour de nous, les oiseaux, les fleurs, le ciel, les arbres, un petit jardin, ce micro-univers qui nous parle dans son langage à lui et nous donne des leçons de vie. Il faut réapprendre à regarder, à voir, nous dit-il par la voix d’Édmond Jabès d’Aely: « Le regard n’est pas le savoir, mais la porte. Voir, c’est ouvrir une porte ». 

En effet, Yves Namur est à l’écoute des voix qui appellent d’un livre, du soi, des choses, de la nature, des mots, les voix du visible et de l’invisible qui construisent son chemin de réflexion, une naissance, car « écrire c’est naître » pour lui.

Regarder c’est aussi naître, s’ouvrir au monde, voir les choses vivre naturellement, n’être que vie, et se demander si l’homme ne pourrait cesser de chercher le savoir et d’être tout simplement un peu de vie, tel un oiseau, une fleur, n’être que trace de l’éphémère. Cependant il n’arrête pas d’interroger, de questionner la naissance, la vie, la mort, les choses, les mots, dans une suite d’interrogations sans réponse et de réflexions dans une lettre adressée à un inconnu ou tout simplement à soi-même pour entretenir l’apparence d’un dialogue.  Il imagine parfois une réplique de son interlocuteur, son (auto)portrait ironique,  maintenant ainsi la dynamique d’une réflexion communiquée à l’autre. 

Sa réflexion infatigable se nourrit à la fois de son regard face au réel et du livresque. Il cite souvent ses écrivains préférés, s’interrogeant sur l’une de leur phrase ou sur un mot, telle « la lampe éteinte qui allume encore » de Juarroz. Parfois il raconte une histoire ou cite un passage de la Bible. Il passe avec aisance du livresque au réel, regardant un merle, un mésange, un rouge-gorge ou une rose, un tas de feuilles qui lui inspirent aussitôt une interrogation, une réflexion.

Une chose qu’on regarde est « porte de vie et porte de paroles », « une porte de questions ». Celui qui regarde est « pèlerin sans chemin », car « voir c’est peut-être marcher dans le dedans de soi, marcher vers l’impensable », « regarder l’envers des choses, l’envers de l’aile ».

Il interroge les mots : naître, être, mort, ange, vide, silence, solitude, prière, rose, Dieu, écrire etc. Pour lui « écrire c’est naître », « naître et être » n’est qu’une seule vocable, c’est « ajouter du poids à mon ignorance, du trouble à ma langue ». Écrire c’est participer à la vie, être trace du vécu, le livre « un urne funéraire », « ce qu’on garde de l’autre dans sa mémoire ».

Le regard d’Yves Namur, son questionnement infatigable va du visible vers l’invisible, de l’être vers le non-être, de la  vérite vers la non-vérité, du sens vers le non-sens. C’est un regard qui s’ouvre sur le réel, étant à la fois interrogation des formes de l’être et quête du non-être.

« Le paradis est dans l’œil de celui qui regarde ». Voici une invitation à voir autrement que par la raison, de sentir la beauté naturelle de tout ce qui existe tout simplement, de regarder les choses dans leur simplicité, les interrogeant cependant pour apprendre de leur silence et de leur lumière à « n’être que ça, une trace de silence » (Yves Namur), car « seules les traces font rêver » (René Char).

©Sonia Elvireanu

MICHEL HERLAND – Tropiques suivi de Miserere -sonnets. Ed. Ars Longa, 2020, 133 p. – Prix Naji Naaman 2020.

Chronique de Sonia Elvireanu

MICHEL HERLAND – Tropiques suivi de Miserere –sonnets. (Bilingue : Tropice urmat de Miserere.) Traduit en roumain et postfacé par Sonia Elvireanu, préface de Jean-Noël Chrisment. (Ed. Ars Longa, 2020, 133 p. – Prix Naji Naaman 2020, Liban)

Un souffle de mélancolie s’exhale des poèmes de Michel Herland du recueil bilingue Tropiques suivi de Miserere/ Tropice urmat de Miserere, inspirés par le paysage tropical, en même temps que la nostalgie d’une époque surannée à laquelle il emprunte fréquemment la forme du sonnet, comme une musique d’un temps révolu. 

L’exotique et l’érotique se conjuguent en une sorte de duo provocateur, comme nous aiguillonne la beauté sauvage de visions rappelant certains poèmes de Baudelaire. Le paysage tropical, ses couleurs fascinantes et ses senteurs enivrantes excitent la sensualité du poète qui s’abandonne à une passion troublante pour sa noire déesse. La douceur de l’air, quand ce n’est pas la torpeur torride ou la moiteur humide des forêts, fait s’épanouir en la mystérieuse femme d’ébène un archétype qui hante les mythes et les littératures du monde.

La femme qui envoûte Michel Herland prend cependant de multiples visages : ceux d’Ève, d’Aphrodite, incarnation de la beauté et de la sensualité, de Laure de Pétrarque, d’une jeune fille diaphane et innocente, d’une femme frivole et sensuelle, habituée des fêtes galantes, objet du désir et des plaisirs, d’une touchante femme-enfant, d’une beauté noire, sauvage et mystérieuse, d’une femme raffinée et inaccessible, d’une fille du désert. Quelle que soit la forme sous laquelle elle s’incarne, la muse de Michel Herland est toujours une sorte de déesse qui ensorcelle par sa beauté.

Rêve ou passion, accomplissement ou déception, admiration ou dédain, innocence ou dépravation, sensualité délicate ou obscène, toutes les variantes de l’amour et des sentiments se manifestent dans ces poèmes.

Il y a chez Michel Herland de la désinvolture, voire du plaisir, à évoquer la séduction et le désir, ce qui nous renvoie à l’hédonisme du XVIIIe siècle, si ce n’est à l’amour courtois. Est-ce la nostalgie du libertinage savant de ces temps jadis, d’un art de séduire oublié que le poète aimerait ressusciter ? Ou est-ce la beauté sauvage et troublante des paysages exotiques découverts par les romantiques ? Les deux certainement. Le choix du sonnet, la musique des vers renvoient d’emblée à l’atmosphère des fêtes galantes d’autrefois.

Si les vers rappellent parfois Verlaine, les paysages et les personnages de Michel Herland, malgré leur charme mystérieux, ont une troublante réalité grâce à la précision des détails. Ainsi dans certains poèmes, les toponymes permettent-ils de situer précisément le décor des Caraïbes où le poète est désormais installé.

L’art de rimer et d’évoquer la passion sont remarquables chez Michel Herland, poète marqué par l’harmonie classique comme en témoigne sa prédilection pour le sonnet. Le lecteur découvre avec surprise en lui un poète raffiné, qui s’assume à l’écart du postmodernisme dont se réclame la poésie du XXIe siècle. Comme s’il voulait prouver que rien n’est jamais démodé en art, que l’on peut faire renaître d’anciennes formes, les mettre au service d’une sensibilité actuelle. 

L’exotisme et l’érotisme de Tropiques s’opposent au triste et au sordide qui dominent dans Miserere, intégré dans le même recueil. Les misères de la vie (pauvreté, souffrance, chagrins, dégradation, perversion, vieillesse, solitude) sont évoquées par une mosaïque d’images souvent hideuses, voire abjectes de la ville. Ainsi, au charme envoûtant du paysage tropical s’oppose brutalement un espace repoussant, ses maux et ses vices. Les plaies du monde contemporain sont peintes sans fard dans des poèmes comme Migrations ou La fureur est tombée sur la ville écarlate. Là éclate la révolte du poète contre la condition humaine et les injustices ; sa plume se fait aigre et la poésie tourne à la satire sociale. 

Conclure le recueil par la figure du poète est éminemment symbolique. Le poète est plus que quiconque sensible à toutes les beautés, toutes les laideurs du monde. C’est donc à lui qu’il revient de les raconter.

                                                                © Sonia Elvireanu

Marilyne Bertoncini, La noyée d’Onagawa, Jacques André éditeur, 2020. Coll. Poésie XXI.

Une chronique de Sonia Elvireanu

Marilyne Bertoncini, La noyée d’Onagawa, Jacques André éditeur, 2020. Coll. Poésie XXI, 51 p.

La noyée d’Onagawa nous renvoie par son titre vers le drame. Et c’est bien un livre troublant inspiré par le réel le plus dramatique, une catastrophe naturelle : le tsunami qui a ébranlé les côtes japonaises du Pacifique en mars 2011. Onagawa, petit port de pêche, à 400 kilomètres de Tokyo, a été d’un coup englouti par les eaux déchaînées de l’océan. 

Pour évoquer en poésie ce cauchemar, la poète doit mettre en oeuvre son talent poétique, une profonde sensibilité et un imaginaire de l’eau à même de nous faire ressentir la force terrible de la nature indomptable. Cette tragédie collective, relatée à l’époque par la presse partout au monde, aura suffisamment impressionné l’auteure pour qu’elle jaillisse après des années dans  son long poème épique La noyée d’Onagawa

Ainsi le recueil est-il fait d’une suite de poèmes enchaînés à la manière des séquences de cinéma où la poète reprend les événements dramatiques racontés dans une dépêche. Elle appelle rêverie poétique ce poème narratif tel un fleuve, qui refait le film du séisme.

Marilyne Bertoncini poétise avec art un fait divers terrible et nous fait réfléchir aux désastres qui menacent l’homme dans son rapport avec la Nature. Un lyrisme délicat dans l’évocation du paysage d’avant la tragédie,   rappelant la grâce des estampes japonaises, se mêle au dramatisme du récit. On aime les paysages crayonnés par l’œil contemplatif, presque atemporels,  en fort contraste avec les images effrayantes de l’océan déchaîné par le tsunami. 

La poète crée un préambule à l’événement tragique, présenté graduellement, avec la lenteur d’une caméra promenée sur la côte japonaise pour surprendre l’atmosphère calme, de fin d’hiver, d’avant la floraison des cerisiers japonais.

Elle s’imagine la beauté sereine du paysage marin qui entoure Onagawa, la baie au creux d’une vallée bordée de collines escarpées, la rumeur étouffée de la ville, son rythme, l’atmosphère moelleuse de la journée. Les images se déroulent de l’arrière-plan vers le premier plan, comme dans un film.

Puis, d’un coup, la poète inscrit ce paysage dans le temps historique avec la précision d’un horloge comme pour graver la date de la Catastrophe dans la mémoire du lecteur : vendredi, le 11 mars, 14 heures, 46 ‘, 23 secondes locales, 2011.

Avant d’évoquer le désastre,  elle retourne en arrière dans son temps, se rappelle la même journée à l’autre bout du monde, en France, pendant son voyage en train le long de la côte : le ciel sombre, nuageux, en couleurs changeantes, picturales, le vol d’un goéland. Puis elle revient sur Onagawa, évoque l’océan enragé,  ses eaux orageuses, les immenses vagues de vingt mètres qui ravagent la côte, engloutissant  hommes et maisons. 

Le rythme du poème change suivant les faits racontés, la tension monte, devient insupportable, car la catastrophe est à son comble. La mort avale les gens avant qu’ils ne puissent avertir du danger leurs proches. L’océan ressemble au monstre mythique en colère qui détruit tout, c’est l’apocalypse qui déchire le calme d’avant. 

La tragédie est là : toute une ville noyée dans les eaux, un vaste cimetière marin. Sur cette toile épouvantable de la mort, la poète peint le drame tout aussi troublant d’un couple japonais : la femme est balayée du toit d’une banque par une immense vague et noyée dans l’océan. Son message de terreur est retrouvé sur son portable après le drame. 

Le rythme de l’évocation ne soulage point le lecteur, car une autre voix se fait entendre, celle du survivant, le mari de la noyée qui raconte au journaliste sa douleur muette, un autre drame: solitude, absence, vide, culpabilité face à l’impuissance de sauver sa femme. Poussé à sa quête par le désespoir, il fait des plongées sous-marines, fouille le Pacifique gorgé de cadavres et finit par y trouver la mort, un Orphée à la recherche de son Eurydice.

Marilyne Bertoncini refait la toile de la tragédie à la manière d’un peintre,  son pinceau a la force de faire sentir le désastre. Elle donne aux vers une cadence accélérée, l’apparence de l’haleine d’un homme qui va du calme au terrifiant et aux images des couleurs apocalyptiques :

« Au large  d’immenses tourbillons 

vertigineux vortex comme des puits sans fond

                                    au cœur du Pacifique,

folles galaxies entraînant la nappe océane

                                  et tout ce qu’elle porte

                                    dans la béance noire 

                                                    du monde.

                                  La terre frénétique crachait le feu

Et deux vagues accouplées, têtes dressées, bouches d’ogresses

                se précipitèrent sur la côte pour arracher, vies, arbres, 

                                                                                        maisons »

La poète se fait alors la voix de la douleur muette pour évoquer la vie et la mort, la solitude et l’amour, autant de thèmes éternels. L’authentique de l’événement se mêle au poétique, la douceur à la cruauté, la sérénité de la vie à la terreur de la mort.

 La rêverie poétique s’avère une poignante évocation d’un événement imprévu qui bouleverse d’un coup le destin des gens, basculés dans la tragédie. Elle fait réfléchir aux relations homme-Nature, de couple, à la vie menacée à chaque instant par la mort.

Un penchant vers les mythes et les paysages maritimes se fait sentir dans ce beau et émouvant poème épique comme d’ailleurs dans toute la poésie de Marilyne Bertoncini. Elle renvoie au mythe d’Orphée le drame du couple japonais et continue de s’interroger par le mythe sur la condition humaine, comme le remarque si bien Xavier Bordes dans sa superbe préface. Le critique y voit une parabole, « une représentation symbolique globale, planétaire, en notre siècle de désastres divers et de bouleversements climatiques. « 

                                                        © Sonia Elvireanu