Jean Maison, Un chemin de croire, éditions Ad Solem, 124 pages, 2023, 17 euros.


Par le jeu de mot choisi par Jean Maison dans le titre de son dernier livre, Un chemin de croire, le poète inscrit ses pas dans ceux d’une foi exemplaire à la suite du Christ de son enfance : « Son écriture sur le sable et son effacement m’éveillent plus qu’autre chose à la fondation du Verbe. » Il énonce avec une clairvoyance bienfaitrice des vérités – bien qu’il dise n’en avoir aucune – que la confusion ambiante entretenue par un monde sans lumière empêche de voir. Ainsi parle-t-il par exemple « d’instinct spirituel », évidence de notre complexion animale désormais enfouie avec l’anéantissement délibéré de l’intelligence. Cette exhumation, dite avec une telle économie de moyens, possède la vertu de nous remettre sur les rails de ce qui a fondé notre humanité. Car Jean Maison le sait puisqu’il s’en revendique : l’eau du baptême est celle qui nous abreuve dans le désert moderniste d’une autre apocalypse : « dans le ciel renouvelé un prodige semble advenir. »

La première partie de ce livre, Fresques, consiste en des poèmes lapidaires comme déchiffrés sur des murs anciens. Et c’est l’évocation de Judas qui inaugure cette parole où sans l’agissement du traître, nul livre n’aurait pu annoncer aucune bonne nouvelle. Le « croire » commence ici, par la figure d’un homme, qu’on le veuille ou non, de foi. Un dialogue avec la vie est alors possible, au gré de nos existences laborieuses, en regard de cette fidélité qu’une traîtrise dont nous sommes capables, voire acteurs, au fil de nos complicités quotidiennes avec le mal, ouvre sur le ruisselet de la parole. Le poète, dans un poème adressé à son père par exemple, chante ces mots : « La foret rescapée du carnage/A gardé le secret de tes mains/Ton absence a rejoint dans une goutte d’eau/L’arborescence des signes ». Ou lorsqu’il évoque Marie : « Marie aux mains jointes/Partage le pastel de sa tunique/Avec l’arche intime du cloître/Et sa voûte céleste ». Ou encore, peut-être, au Messie dans ce poème bouleversant :

« La noblesse/De cet homme au travail/Ajuste la tonalité de la terre/A l’oraison du jour//L’indicible commencement/Avec sa provision de branchages/Ne voit ni le feu/Ni la cendre ».

Depuis les images des Fresques montent, deuxième partie, un Agnus Dei se confrontant au Mal du monde. Cette lecture par le poète des 14 stations du chemin de Croix se peuple d’échos miraculeux que sa voix recueille dans une dialectique avec le Mystère :

« Il faut désormais additionner l’ombre et l’homme » ; « Il s’effondre de nouveau/Arbre et ciel » ; « C’est le jardinier de la résurrection/Que Marie Madeleine reconnaît à la voix ». 

La troisième partie, Un chemin de croire, prolonge avec ses 14 poèmes les stations de la partie précédente, là encore comme en écho : « L’âme n’a pas de centre/Ni ombre ni nombre ». C’est un chemin de joie pleine et entière que le poète vit et offre à partager par la grâce de la langue commune : « La gratitude/Levain de l’âme/Ne néglige pas le corps/Elle l’enchante ». Il parle au Christ, dans une humble intimité d’amour : « Seigneur ne me disperse pas au vent/Sous la tempête que je reste clos/Conduisant ma charrette/A travers le pays ».

La dernière partie consiste en une Prière pour un jour neuf , s’étendant sur un ensemble de 41 poèmes formant cette prière entière. Elle commence par une confidence, celle du poète voyant un petit garçon en pleurs dérivant à la surface des eaux : « J’ai engagé ma vie pour le sauver ». Et le poète se reconnaît dans le visage de cet enfant : « Je n’ai plus que vous Seigneur à cet instant ». C’est une prière qui rassemble les souvenirs d’enfance depuis l’adulte devenu. Une prière qui étreint du regard le monde tel qu’il ne va pas, ajustant la hausse de combat ontologique à la taille de la société toute entière. D’ici, les illusions sont démasquées et font pâle figure. C’est une prière d’une poésie grandiose, convoquant la beauté de la nature en ses leçons discrètes pour une respiration neuve : « D’aussi loin que l’on porte le regard, la terre accordée se mesure à la lumière . » Car il s’agit, par la prière, de retrouver la dimension d’homme, celle lisible dans la déconstruction revendiquée, dans la détresse commune, à travers l’ignominie de certains : « Il faut prier pour sauver les mots outragés. »

Qu’un tel livre voie le jour aujourd’hui, voilà qui ne peut laisser d’émerveiller les adeptes de la poésie et devrait émouvoir le monde. La forme secrète de ce livre, pour qui s’efforce de croire, intime le respect. Quatre parties, car le poète fait l’expérience du monde, avec le Christ d’enfance comme épicentre. C’est le cercle dans le carré, c’est-à-dire l’esprit dans la matière, les êtres humains fraternisés conjurant l’inaccomplissement de ce temps et de l’espèce. Nul combat contre la Nature, mais épousailles avec elle par la possible transfiguration du Verbe. 

Car « La vie surgira de la parole ».

Ce Chemin de croire se propose ainsi comme un étincelant compagnon de route dans la terreur en cours.

Réginald Gaillard, Hospitalité des gouffres, préface de Jean-Yves Masson, éditions Ad Solem, 17 euros, 130 pages, 2020.

Chronique de Gwen Garnier-Duguy


Réginald Gaillard, Hospitalité des gouffres, préface de Jean-Yves Masson, éditions Ad Solem, 17 euros, 130 pages, 2020. 

Le titre choisi par le poète Réginald Gaillard pour son dernier recueil, Hospitalité des gouffres,  m’évoque une toile de Roberto Mangú intitulée El Dorado. Cette toile montre une figure colossale cerclée d’obscurité, assise sur un gros cube excrémentiel, figure dont le visage emprunte à la mort sa tête, et qui se tourne vers le spectateur du tableau. Le dos de ce colosse se couvre d’or à mesure qu’il conquiert par l’esprit les terres intérieures dont il est l’image. Qui contemple ce colosse contemple sa propre possibilité de trouver l’Eldorado intérieur.

Aussi les gouffres en tous genres imposés par notre condition humaine ainsi que par les affres de la société actuelle peuvent-ils, s’ils sont vécus comme des épreuves, cesser d’être des épreuves pour se muer en une danse de vie. Ils contiennent, nous dit le poète, une dimension hospitalière dominant leurs caractères de gouffre.

Cinq parties forment ce livre, comme une main quintessentielle : Kinderszenen (scènes d’enfance), Acedia, Dies Irae, Effata et Eléments épars pour une poétique. Le poète évoque la déréliction civilisationnelle avec sa mémoire en ruine et son identité volontairement divisée. Mais par le poème, le poète peut faire « chœur ». Pour lui-même et celui qui le lit évidemment. Mais pour lui-même avec sa part indicible. Le poète convoque par exemple l’image de l’hostie, symbole de l’unité du corps divin en nous-mêmes, hostie jetée dans la boue. Le poème devient alors un espace de lien immédiat entre le réel et la réalité, appelant l’innocence de l’enfance comme énergie constructrice.

La partie Acedia rassemble des poèmes dans la continuité de ces scènes d’enfance : un ivrogne est mis en terre par ses amis, une barque est le corps appelé au salut par le prodige de l’alphabet phœnix, l’énergie du désespoir s’érige face aux « politiques faméliques/et la faim des marchands » qui entament l’enthousiasme et la joie de vivre en instillant l’ennui et l’indifférence que le poème conjure. Il y a la nuit « veule » accouchant, douce-amère, du « matin rose » comme un clin d’œil à l’Homère fondateur mais ici avec les « doigts amputés ». Le dernier poème Ce qui fut n’a plus de cette Acedia en signe l’apothéose par laquelle la conscience du poète apporte soin.

Si le poète veut s’ « enfoncer vivant dans la terre de l’aube », si « rien jamais n’entravera/le mouvement intérieur », force est de prendre son poème très au sérieux comme un manifeste de vraie vie au sein du chaos contemporain. 

Le préfacier de ce beau recueil, Jean-Yves Masson, nous éclaire : « le geste qu’est la poésie a pour vocation d’être un geste qui guérit l’âme malade, « ouvre » l’être à l’écoute du monde et le fait entrer en possession de sa propre parole. »

Car Effata est une parole prononcée par le Christ. Elle signifie « ouvre-toi ». Le Christ la prononce pour guérir un homme aveugle et sourd. Les poèmes de Réginald Gaillard se placent humblement dans la fréquence de l’ouverture de l’être à la parole du dieu que nous portons en nous. Et ce pour dominer ce que nous voyons d’abord comme les gouffres d’une société inique, d’abord comme les abysses de notre condition avec son cortège de souffrance, d’angoisse et de mort, mais qui contient en ses profondeurs « un arbre de vie dont j’ouvrirai les fruits. »

Ces poèmes de Réginald Gaillard sont ceux d’un homme habité par un idéal que chaque vers réalise avec patience et sérénité. Ce feu, pour fruit d’accomplissement, sait qu’il ne doit pas faire l’économie des chemins d’obscurité. Ce n’est pas rien par temps de relativisme imposé. C’est même le plus grand soin.

©Gwen Garnier-Duguy