Les logogrammes de Christian Dotremont
Par Jean-Christophe Ribeyre

© Adagp, Paris 2011
source:https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/cAEqAX
Christian Dotremont, qui aurait cent ans cette année, est de ces artistes inclassables et novateurs qui nous font passer des frontières dans le domaine de l’art et de la sensibilité. Il consacra sa vie à la recherche de formes nouvelles. Le logogramme est certainement son invention la plus fascinante.
Pierre Alechinsky, son complice et ami de toujours, a été l’un des premiers à s’intéresser aux logogrammes, tracés à l’encre de Chine, dont il donne une excellente définition : « manuscrit de premier jet où contenu et contenant – imagination verbale, mais imagination graphique aussi – s’entr’inventent, allant à une aventure littéraire et plastique quasi indissociable.1 » Il organise en 1972 la première exposition des logogrammes de Christian Dotremont à la Galerie de France, puis l’exposition « Dotremont, peintre de l’écriture » au centre Wallonie-Bruxelles dix ans plus tard.
Avec ses logogrammes, Christian Dotremont a mené très loin le dialogue texte/image. À tel point que l’on peut se demander si les logogrammes relèvent toujours de l’écrit. S’agit-il d’un texte difficilement lisible dont l’intérêt serait purement plastique ou d’une image faite de lettres et de mots ? S’agit-il d’une expérience qui viserait à abolir toute frontière entre texte et image, expérience qui conduirait à donner à voir le texte, c’est-à-dire à lui conférer une dimension plastique ?
Comme le suggère Yves Bonnefoy, peut-être faudrait-il d’abord saisir le lien qui unit, pour Christian Dotremont, le caractère vivant de l’écriture à celui de la végétation. « Et j’indiquerai maintenant que Dotremont avait cru pouvoir remarquer, quand il n’était qu’un petit enfant encore, que certaines plantes ont une apparence de lettre, que le vent passe dans les herbes comme la main qui écrit court dans les mots : il avait rêvé ainsi d’une continuité de la forme vivante et de celle des signes de l’alphabet, ce qui montre déjà qu’il était prêt à ressentir que les lettres, celles que l’on fait naître avec le crayon ou la plume, ont en retour quelque chose sinon même beaucoup des plantes et peuvent s’emplir comme ces dernières des énergies de la vie.2 »
Pour Dotremont, il existerait en effet une écriture maîtrisée mais vidée de sa substance par les caractères d’imprimerie et une écriture « à l’état sauvage », qui se déploierait librement. C’est ce qu’il suggère souvent à propos de ses logogrammes : « Le jardinage fausse la nature par soins et pesage de paysage, mise hors course des lenteurs et bondissements qui ne sont pas dans l’ordre, élevage faux comme tout élevage, faux qui abat la vérité nue et la vérité encore naissante, fossilise toute la nature en la classifiant sous mille ordres imbéciles. On est pour le désordre, et surtout du désert.3 »
La nature, Dotremont s’y confronte jusque dans ses déserts. Fasciné par le Grand Nord, il effectue plusieurs voyages en Laponie et cela, malgré une santé des plus fragiles. Le vaste désert de neige se révèle étonnamment fertile. De là lui viennent sans doute ses plus beaux textes en prose, ainsi que l’invention des logogrammes à partir de 1962. On peut même affirmer que l’énergie créatrice, chez Dotremont, est intimement liée au Grand Nord et à la lumière toute particulière qui y règne.
Les logogrammes lui sont révélés par l’observation des paysages lapons « débarrassés de l’exactitude géométrique », offrant « cette vision infiniment répétée sans jamais de mesure 4 ». Les vastes étendues de neige évoquent une page blanche sur laquelle apparaissent bientôt des taches d’ombre, une forme particulière d’écriture en mouvement.
« J’ai donc entrepris, Extrême-Nord, de me décentrer, de te chanter sur le désert blanc du papier, de te danser, de ne plus me relire, de t’écrire. 5 » Le logogramme est exécuté à l’encre de Chine noire sur fond blanc, il donne à voir le poème avant que l’on puisse réellement le lire selon les codes traditionnels. Il se situe aux frontières de la poésie et des arts plastiques. Il peut au premier regard évoquer la calligraphie orientale mais s’en distingue par le fait qu’il n’est pas la simple reprise stylisée d’un texte préexistant. « Mes logogrammes sont d’une spontanéité absolue, globale, jamais le texte n’est préétabli ; jamais l’écriture n’est retracée (…) ; je veux que l’invention verbale et l’invention graphique se déterminent autant que possible l’une l’autre. 6»
Très peu de temps sépare la conception du logogramme de son exécution. Le contenu du texte et son tracé interagissent, sans intention de livrer un message préalablement défini. En ce sens le logogramme, qui peut se développer sur plusieurs feuillets, pourrait s’apparenter à l’écriture automatique pourtant vivement décriée par Dotremont qui lui préfère la notion plus modeste et plus ludique de « spontanéité ». Les logogrammes sont en réalité le parachèvement d’une pratique antérieure, celle des « peintures-mots » de la période Cobra, même si cette fois-ci, Dotremont les réalise seul.
Le texte en train de naître sous nos yeux est tracé plutôt qu’écrit. Il se montre dans son tremblement originel, dans son rapport intime, presque charnel avec son auteur. Dotremont travaille debout et présente le corps à corps avec le logogramme comme une chorégraphie. Il s’agit d’« écrire les mots comme ils bougent ».

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écrire les mots comme ils bougent
tellement plus que moi
comme ils foncent au sommet de leur naissance
ou tremblent de chaleur
ou de froid ou brusquement se nouent contre le froid
ou contre le froid se déplient
comme ils se déplient de chaleur ou de tempête ou de pluie
ou se nouent alors aussi, fondent
les écrire de mon désordre certes
mais aussi de leurs caprices
pour que même tout écrits déjà
ils bougent encore dans vos yeux 7
Le logogramme s’offre au regard dans sa globalité, il se déploie dans l’espace, devient « tableau ». Chaque logogramme est accompagné de sa « transcription », mais ce n’est pas elle qui prédomine. Il faut noter cependant que Dotremont n’envisageait jamais de logogramme sans sa transcription et que lorsqu’il lui arrivait de ne plus parvenir à relire les mots qu’il avait tracés et de ne plus s’en souvenir, il préférait le détruire.
Puis Logogus, l’alter ego de Dotremont, fit son apparition à l’intérieur même du logogramme :
Ah oui, les plus vrais logogrammes, aux yeux de Logogus, il les a enlevés à une sorte d’absence de préenvie, c’est-à-dire à sa préenvie présente, à l’ensemble semblant dormeur de lui, du papier, du pinceau d’encre, de pensée, de tout, mais sans rêve prévoyant, et que n’a pas même éveillé – aux horlogeries de la fausse vie- sa brusque action.
Sa brusque action, tohu-bohu de temps pêle-mêle dans une projection unique, où n’est pas possible de séparer départ et voyage, écriture et vision et cri, tohu-bohu pourtant silencieux, si loin jusqu’au début du débat 8.
Le logogramme restitue au poème sa dimension charnelle, que notre époque évacue totalement au profit du texte dactylographié. Cette question préoccupait déjà Logogus-Dotremont lorsqu’il animait le mouvement Cobra, bien avant l’invention des logogrammes : « Si l’écrivain écrit, c’est d’abord dans le sens physique : avec la main ; c’est ensuite dans le sens « rédactionnel ». (…) Imprimée, ma phrase est comme le plan d’une ville ; les buissons, les arbres, les objets, moi-même nous avons disparu. (…) La vraie poésie est celle où l’écriture a son mot à dire. 9»
Le logogramme est un moyen de se réapproprier le poème jusque dans sa graphie. Le poème joue ainsi sur tous les tableaux, il s’offre à nous non seulement comme contenu mais également comme objet, brouillant les repères usuels entre signifiant et signifié. Le poème existe visuellement et relève aussi des arts plastiques.
qu’il nous arrive de bafouiller
eh bien bafouillons
puisque nous sommes vivants donc ivres
de trop de ceci de pas assez de cela
puisque c’est bouquet notre vin notre lie
et s’il y a un discours eh bien disloquons
ou plus exactement laissons le discours naître
en sa dislocution
puisque nous sommes des bêtes à vivre et à penser
qui vacillent mais vont mais zigzaguent
de nature puisque nous refusons
toute aile béquille bouée illusion idéologique ou logique 10

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En 1976, Dotremont effectue un voyage en Laponie avec Caroline Ghyselen, qui photographie des logogrammes tracés dans la neige avec un bâton : ils deviendront des « logoneiges ».

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Le logoneige est conçu selon le même principe de spontanéité, mais contrairement au logogramme, il s’agit d’une œuvre éphémère, vite effacée par le vent, ce qui lui permet d’échapper à la commercialisation et à l’atemporalité supposée de l’œuvre d’art. Le logoneige ne peut s’inscrire dans la durée, il n’est pas de nature à lutter contre le temps qui passe, contre la mort, il ne peut défier le temps ni la nature. Il se contente d’être ce que l’art semble finalement avoir toujours été, une inscription humaine des plus précaires sur le vaste désert blanc.
©Jean-Christophe Ribeyre, Mai 2022.
1 Pierre Alechinsky, Dotremont et Cobra-forêt, Paris, Galilée, 1988, p.25.
2 Yves Bonnefoy, Préface des Œuvres poétiques complètes de Christian Dotremont, Mercure de France, 1998, p. 27.
3 Christian Dotremont, « On est allé voir le côté cour », Logogramme réalisé en 1975, Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 504.
4 Christian Dotremont, « Du peu de bois qui me protège » (1961), Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 372.
5 Christian Dotremont, « Sur les îles » (1966), Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 429.
6 Lettre à Michel Butor, 15 septembre 1969, Christian Dotremont – Michel Butor, Cartes et lettres, Correspondance 1966-1979, Paris, Galilée, 1986, p. 48.
7 Christian Dotremont, « Écrire les mots comme ils bougent », Logogramme réalisé en 1971, Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 462
8 Christian Dotremont, « Logstory », Logogramme réalisé en 1973, Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 481.
9 Christian Dotremont, « Signification et sinification », Cobra n°7, 1950.
10 Christian Dotremont, « Qu’il nous arrive de bafouiller », Logogramme réalisé en septembre 1972, Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 467.