Jérôme Garcin, Mes fragiles, Gallimard, décembre 2022, ( 14€ -103 pages).

Une chronique de Nadine Doyen

Jérôme Garcin, Mes fragiles, Gallimard, décembre 2022, ( 14€ -103 pages).


Faire d’un proche disparu un personnage de roman, c’est le maintenir vivant, une façon de le ressusciter et de lui rendre hommage. Ce que Jérôme Garcin a déjà réalisé plusieurs fois. Rappelons l’ouvrage Olivier, en mémoire de son frère jumeau, fauché à six ans par un chauffard, en 1962. Un absent qui l’habite, vit en lui, grandit avec lui. Puis celui sur son père, tué accidentellement d’une chute de cheval, en 1973. 

Le voilà comme pris dans une spirale dramatique, fatale. Écrire, n’est-ce pas prolonger la vie des disparus? Les rendre immortels ? Lui qui est «  dans la révolte » face au destin. Il poursuit le portrait de ses défunts avec d’autant plus de courage qu’il fut doublement touché en 2021. Qui sont donc ses  « fragiles » ?

IL commence par le dernier parti, le 22 mars 2021 ce frère artiste, dont il a eu la charge par le juge des tutelles. Inconsolable depuis la disparition de leur mère, six mois avant, le 14 septembre 2020.

Jérôme Garcin  retrace le parcours médical de son frère Laurent à l’hôpital Pompidou. Atteint de  plusieurs comorbidités auxquelles s’ajoute le syndrome  de l’X fragile.  Victime d’une crise d’épilepsie, il est  terrassé ensuite par le covid. Le narrateur confie avoir refusé l’acharnement thérapeutique, décision qu’il a jugée sage. Il évoque ses visites épuisantes, limitées à une heure durant des semaines, endossant la tenue de cosmonaute, avec des instants d’espoir. 

Avec beaucoup de délicatesse, le narrateur détaille l’enfer que vit la famille proche, le maelstrom qui s’empare  des pensées intérieures. Comment ne pas flancher. Difficile d’imaginer quand l’animateur du  « Masque »  orchestre l’émission phare  avec bonne humeur, qu’il vient de courir d’un hôpital à l’autre. Juste le temps de changer de masque. Il recourt à la métaphore de l’orage qui se rapproche avant le  foudroiement, et convoque une phrase du Général de Gaulle qu’il adapte : «  Maintenant , et pour toujours, Laurent est comme les autres ».

Après le portrait de Laurent, il dresse le portrait de cette mère « invincible », qui a dû faire face à deux disparitions accidentelles. Il expose sa formation artistique, sa carrière de restauratrice de tableaux pour le Louvre, met en lumière son talent de peintre.

 Il évoque ce qu’elle a été, une artiste passionnée par l’art italien, dotée d’une «  inexpugnable joie de vivre » et « d’une propension à l’émerveillement ». Une lectrice de Colette, de Christian Bobin, de François Cheng. Une oreille qui aime écouter Brahms, Mozart, Debussy.

Par petites touches, il compose un touchant tableau pétri de déférence, il met en valeur sa générosité envers un peintre sdf.

A  89 ans,  « cette vaillante maman capitulait », souffrant le martyre, «  même la religion, qui était son socle et son Ciel, ne semblait plus lui être d’aucun secours ». 

On suit ses transferts successifs d’hôpitaux, puis établissement spécialisé en soins palliatifs. La phrase : «  elle entrait ,en plein été, dans son dernier hiver » convoque le titre : «  Le dernier hiver du Cid », opus dans lequel Jérôme Garcin  évoque les dernières heures de Gérard Philippe. Comme sa famille lui avait remis un portable pour la tranquilliser, elle n’a eu cesse d’appeler au secours afin de quitter cet enfer/prison.

L’hécatombe s’est poursuivie avec le décès de sa tante ( en août 2022) qu’il considérait comme sa seconde mère. « Le destin le prend au collet » une fois de plus.

Les cérémonies d’adieu récurrentes qui se déroulent au cimetière de Bray-sur-Seine convoquent le tableau émouvant du peintre Emile Friand, «  La Toussaint » représentant l’hommage d’une famille pour ses morts. Comme un instantané photographique, l’impression d’un travelling sur le cortège.

Jérôme Garcin reconnaît être taraudé par cette idée de culpabilité et se demande encore s’il a bien fait de cacher à sa mère le secret de cette maladie génétique rare, sans traitement spécifique, difficile à diagnostiquer. Il explique en ses propres termes et non ceux d’un médecin ce qu’elle implique. « La culpabilité est un sentiment illégitime et légitime » pour lui, porteur sain. Il se sent « responsable d’avoir propagé », à son insu, ce dont il a hérité. Et descendant d’une dynastie de médecins, il fait le constat que «  les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés ».

Dans une émission, le narrateur confie son apaisement de constater que les peintures de son frère Laurent , « peintre débordant »,vont être consultables de façon permanente. Le psychanalyste Henri Bauchau avait d’ailleurs compris «  combien l’art était son vrai langage… ». « L’exposition annuelle de ses tableaux aux couleurs vives de vitraux favorisait ses dons clandestins et négligeait de reconnaître ses handicaps visibles ». 

Dans ce récit, l’écrivain décline son amour absolu pour son épouse, Anne-Marie, sa profonde gratitude envers sa famille «  qu’il aime d’une façon exclusive et animale », « qui le serre, le consolide, l’étaye et l‘empêche de chuter trop bas » et forme « une digue impérissable ».

Quand vient le moment douloureux de vider l’appartement, le journaliste retrouve un cahier, sorte de journal tenu par sa mère, où figure son ami Michael Lonsdale, tombe sur des lettres dont ses propres lettres. Il les relit, en consigne quelques-unes, ce qui fait défiler sa vie et celle de ses parents. La malle aux souvenirs déborde avec les lettres amoureuses de son paternel adressées à sa femme, quand il voyageait  en tant que directeur des Presses Universitaires de France. L’époque du bonheur comme il le souligne.

Certains paragraphes contiennent  des phrases très longues, comme si elles reflétaient le poids à supporter pour « la petite famille démantibulée » ou des énumérations décrivant chacun des tableaux. D’autres contiennent des étincelles de poésie comme dans l’évocation du pays d’Auge : «  les trilles des mésanges, le staccato des rouges-gorges…, le bruit d’eau cristallin » jailli des «  ramures des peupliers ». Un style d’une élégance et d’une délicatesse qui transcende le livre.

Le désir de poursuivre une conversation avec les absents rappelle la démarche identique  d’autres écrivains terrassés par la perte d’un géniteur : Premier sang d’Amélie Nothomb et plus récemment l’opus d’Albert Strickler Petit père.

Jérôme Garcin livre un témoignage poignant sur une maladie méconnue, découverte en 1991, « le syndrome de l’X fragile », dont ses descendants ont aussi hérité . 

En même temps il décline une radiographie de la situation des hôpitaux, frappés de plein fouet par la vague du covid et de la recherche médicale. On est saisi d’empathie. La lecture pourrait s’avérer éprouvante pour les âmes sensibles, mais elle est adoucie par les tableaux tissant un cocon réconfortant pour la famille de l’auteur. Ceux chamarrés de Laurent, le cubiste, qui « éclairent, embellissent son souvenir » et ceux de la mère paysagiste qui apportent de la sérénité à Jérôme Garcin.  En plongeant son regard dans leurs toiles, véritables « épiphanies », il sent leur présence en permanence, « une compagnie invisible, heureuse et bienfaisante ».

Le tombeau de papier dans lequel il drape ses disparus revêt une portée universelle. Le lecteur quitte ce bouleversant récit autobiographique secoué. Le chemin de la résilience sera long.

© Nadine Doyen

Albert Strickler, Petit père, Editions du Tourneciel, Collection lignes de vie, ( 20 € – 234 pages)

Une chronique de Nadine Doyen

Albert Strickler, Petit père, Editions du Tourneciel, Collection lignes de vie, ( 20 € – 234 pages)


Comme Amélie Nothomb l’affirme dans son dernier roman : « La mort n’est pas la cessation de l’amour. ». Le dialogue n’est pas interrompu. Dans cet hommage au père, le diariste ne veut pas que ce livre soit considéré comme un tombeau de papier, mais un partage de scènes de vie, un prolongement de leurs conversations qui en appellera d’autres. Une absence difficile à apprivoiser.

La photo de la couverture frappe quant à la ressemblance entre père et fils. On subodore, au vu du panier de poussins, que c’était un homme de basse-cour ! Qu’il avait une passion invétérée de colombophile, d’aviculteur émérite. On devine vite d’où vient la capacité de l’auteur à s’émerveiller de ces « riens somptueux » qu’il distille dans ses journaux pour le bonheur de ses lecteurs.

Autre héritage légué : « vivre en état de poésie » et au contact de la nature. Pour honorer ce culte de la poésie, des poèmes ponctuent le récit. Admirable, ce poème pétri de gratitude à l’encontre du père, « beau mendiant de lumière », qui lui a appris à « déchiffrer les hiéroglyphes des oiseaux dans la neige. »

Les oiseaux, il les aimait tant que le jardin regorgeait de mangeoires. De multiples facettes sont évoquées : homme de devoir, manœuvre, second, commis, groom, son apprentissage du métier de cordonnier, pêcheur… Un homme illettré, inculte, « l’œil bleu derrière la rosace de sa bonté ».  « Bonté monstrueuse ». Un père qui allait plutôt dans le temple de Baudelaire le dimanche matin ! 

Un père aux mains dépareillées qui n’excellait que dans le maniement du balai. Son accent n’était pas une tare pour lui, pas plus que ses fautes de français. Au fur et à mesure de la lecture, on plonge dans l’intimité de la famille d’Albert Strickler, évoquant ses souvenirs d’enfance (escapades à vélo.) La mère apparaît quand elle doit aider son « mari-enfant » pour mettre les boutons de manchettes, faire les nœuds de cravate. Le samedi était dédié aux bains dans la buanderie, faute de salle d’eau.

Un passage prend aux tripes, celui où Albert Strickler évoque les derniers moments de Père- la- bonté, si généreux en sourires, en embrassades. L’émotion indicible, difficile à endiguer, va crescendo quand les soins palliatifs sont abordés, et atteint le climax avec sa disparition le 24 décembre 2008. 

Quand on lit des extraits du journal correspondant à cette période où le père est hospitalisé, on est saisi par tout le maelstrom qui habite sa famille. Le narrateur « surveille le téléphone comme un bâton de dynamite », redoute « la déflagration de l’annonce », conscient de « l’imminence du départ ». Il cherche à quoi se raccrocher. C’est alors que surgit « le baron perché », cet écureuil omniprésent dans les journaux du diariste ! Venu frapper à la fenêtre le lendemain de sa mort, comme une réincarnation ? Et de rappeler ses dernières paroles : « Avez-vous encore assez de noix pour eux »

Avec ce père qui « préférait la liberté des champs, la tendresse des prés, la cathédrale des forêts », Albert Strickler a partagé les offrandes de la nature, « tapis dans des cryptes de végétation », l’incontournable cueillette du muguet dans un berceau de chlorophylle ». Ce bonheur de « boire la lumière des vitraux du feuillage translucide », d’écouter le vent, se retrouve transposé dans la plume poétique de ses journaux.

Revenant sur les goûts culinaires de son père, en particulier sur sa passion pour le boudin et son breuvage favori, la bière., l’auteur des Sublimes d’Alsace regrette de ne pas avoir réussi à intéresser son père aux vins, et surtout depuis que lui-même habitait au cœur du vignoble.

Il ravive aussi leurs souvenirs en commun : un match à la Meinau, sa collection de pièces disparues, le grand nettoyage de printemps, « l’Oschterputz », source d’émerveillement pour le narrateur gamin, sa première virée en voiture, le permis en poche, qui a tourné au fiasco et en 80, les premières vraies vacances du père à Sainte Maxime, qui avait accepté d’être éloigné de sa base, car le séjour serait bref, le nourrissage de ses nombreuses volailles serait assuré et la cuisinière serait son épouse ! 

Le sommaire détaillé montre la richesse de ces scènes de vie, scandées par la phrase récurrente « la vie est belle », auxquelles s’ajoutent des extraits de quatre journaux. Les fragments de vie s’achèvent sur une merveilleuse et touchante déclaration d’amour à ce père aimant : « je pense désormais chaque jour/ A la radieuse transparence de ta présence/ A ton beau sourire… ». 

D’ailleurs, le fils le devine partout, « dans le jaune citron de la poitrine d’une mésange », «  dans la belle brume bleuâtre qui lèche le ciel d’hiver » ou même «  sur sa langue comme le pépin d’une pomme ». 

Quelle fin lumineuse avec ce poème qui met en exergue « la lumière de sa bonté et le doux bleu de ses yeux lustrés par l’émerveillement. » 

Albert Strickler brosse un touchant portrait de « l’homme des bois », « Natürmensch », dont la présence irradie au fil des pages. Le levain de la tendresse qui les a reliés est bouleversant. Prose et poèmes en alternance. Nul doute que l’on aurait aimé connaître celui qu’il nomme le Ravi, à la bonté exceptionnelle.

© Nadine Doyen

Valentine Goby, L’île haute, Actes Sud, ( 21,50€ – 268 pages), Août 2022

Une chronique de Nadine Doyen

Valentine Goby, L’île haute, Actes Sud, ( 21, 50€ – 268 pages), Août 2022


Blanc, vert, jaune, ce ne sont pas les couleurs d’un drapeau, ni celles d’une équipe de football, mais les titres des trois grands chapitres du roman de Valentine Goby.

C’est dans un décor impressionnant, « un squelette de paysage », que l’enfant de 12 ans débarque à Chamonix pour rejoindre sa famille d’accueil ( en 1943). Mais après les heures de train, il faut encore traverser un tunnel à pied ( pour dépasser l’avalanche). «Le noir les aspire », « une frange de stalactites » les dominent.

Dépaysement total, fascination devant la Montagne, Les Aiguilles rouges, un décor imposant qu’il ne cesse de contempler. Valentine Goby  le décrit avec un tel brio, que le lecteur est à son tour hypnotisé par cette immensité de blanc. Blanc d’où se détachent les boules rouges du sorbier : « fruits d’églantiers comme des bonbons givrés, drupes du sorbier des oiseleurs surmontés de hauts chignons de neige… ».

On s’étonne au début du changement de nom du garçon: Vadim doit se glisser dans la peau de Vincent Dorselles, au point qu’il répète son nom d’adoption. Mais ne dévoilons rien. Observons son adaptation chez ces inconnus qui l’accueillent, un couple de fermiers bienveillant.

On suit le parcours initiatique au fil des saisons, les multiples surprises de ce jeune garçon asthmatique. Il nous émeut à associer Chamonix avec les gâteaux éponymes.Tout est nouveau pour lui : depuis la brique pour chauffer le lit, les animaux de la ferme, jusqu’au cabanon en guise de WC. On devine son attachement à sa famille par son rituel du soir : embrasser le médaillon qui contient les portraits de ses parents et de son frère.

Une fillette de 10 ans, Moinette, se charge de l’initier aux gestes essentiels du quotidien, aux tâches à effectuer dans la ferme. Il l’imite. Il apprend à sevrer un veau. Il se laisse apprivoiser, lui, « le garçon-vampire », l’urbain, le « monchu ». 

Il s’approprie un nouveau vocabulaire : « malotte »,  « cousse », « vrêt », « pèle »,  « veillon »… Son champ lexical se trouve enrichi, tout comme celui du lecteur !

Moinette est sous le charme de sa voix mélodieuse. Elle abuse de son innocence, lui ferait gober n’importe quoi ! Par contre il trouve délicieuse, l’endive, qu’elle lui fait goûter, tout étonné de constater que l’on puisse faire pousser « ces petits obus blancs aux pointes jaunes jaune pâle » dans une cave ! De même il se régale de la fricassée croustillante de cuisses de grenouilles, pourtant réticent à accompagner Moinette  dans cette  « mission nourricière ». Louis, le papy, lui fait découvrir le gaillet, aux goûts de citron… A ses côtés, il laboure, étale le fumier.

On assiste à son éveil à la sensualité… née de son contact avec Blanche quand elle le maintient contre elle lors de son apprentissage à skier. Comme il est troublé d’avoir aussi entrevu son corps dénudé. !

Moinette a conçu un refuge à l’écart sur l’île haute juste pour elle et Vincent, mais ce dernier est plus aimanté par une autre jeune fille, Olga. Les corps masculins ne le laissent pas indifférent, quand ceux-ci se dénudent à la belle saison, lors des travaux des champs.

À l’école, son maître est son allié, il l’initie à la pratique du ski. Quand l’instituteur présente Vincent, originaire de Paris, cela lui permet de parler de la capitale et de sonder les élèves sur leurs connaissances. Paris « est une autre planète » pour Moinette ! 

La première lettre de sa mère fait le lien avec la capitale, « les phrases nouent des guirlandes molles autour des épaules du garçon», toutefois il n’est pas pressé  de répondre  à la lettre de sa maman malgré l’incitation pressante de Blanche . 

Quand il convoque le souvenir de la figure maternelle, elle devient un prénom, Sophie, comme si une distance s’était installée entre eux. De plus, « Paris, c’est Vadim, quelque fois un regard en arrière peut te changer en pierre ». Il convoquera de nouveau Paris pour répondre aux questions d’Olga et endosse alors le rôle de « Prince Vincent Dorselles des Batignolles » !

Sa rencontre avec l’aveugle Martin est une autre source d’enseignement. On sait combien les sens d’un mal voyant sont exacerbés. Vincent découvre l’écriture braille que Martin a apprise dans un institut pour aveugles. Il s’attache à son chien Whisky, joue avec lui, se couche même contre son flanc.

Avide de savoir, il lui réclame des listes de mots dont il se gargarise : pour la forêt, pour la montagne, pour la vallée, pour ce qu’il y a sous la neige. Toutefois, il sera confronté à une expression énigmatique : « le col est ouvert », avant d’apprendre que Blanche a été emmenée en luge à l’hôpital pour y accoucher.

Dans le premier chapitre Blanc, le froid nous transperce mais l’écrivaine réussit, par sa plume poétique, à transmettre au lecteur l’émerveillement de Vincent devant la beauté de la nature. On imagine « les pampilles de glace qui frangent les bords des fenêtres».

Le printemps arrivant moins vite, la neige résiste, Vincent convoque les couleurs de cette saison à Paris.  Il continue à enquiller « les premières fois ». Pour Vadim, c’est le vert tendre, les jonquilles au pied des platanes ou sa première taupe …

La nature, il a appris à l’appréhender par la peau, comme un aveugle. Egalement par les narines ( odeurs des conifères, de soupe, de gâteau de pommes de terre et de poires…), les oreilles ( cliquetis d’insectes, pépiements d’oiseaux, borborygmes du torrent, le son des clarines…) et par les papilles ( amertume du pissenlit).

Vincent connaît ses premiers émois amoureux avec les baisers d’Olga, dont « la langue avait un goût de chanterelles » ! C’est alors qu’une « faim neuve lui a foré l’abdomen ». Le voilà confronté à la jalousie de Moinette . Va-t-il réussir à se rabibocher avec celle qu’il a snobée ? Vincent se retrouve entre hommes depuis l’hospitalisation de Blanche, son inquiétude va crescendo, ponctuée par une litanie de « Elle n’est pas rentrée quand…». Le mystère de son absence s’épaissit. Le bébé existe-t-il ? Il voudrait que la nature reverdissante, que les champs saturés de fleurs attendent le retour de Blanche.

Très vite, le jaune accapare le paysage. «On sent monter l’odeur de cire qui annonce les journées chaudes ». Vincent découvre avec stupeur le phénomène des « gazés », ce que le maître nomme « nymphose ». Les anciens y voient un châtiment du ciel, ce que l’instituteur réfute. Les nouvelles de sa mère, Sophie Pavlevitch,  se font rares. Il se sent orphelin, quand le maître leur fait fabriquer un objet pour la fête des mères. Et il se sent toujours orphelin et étranger. 

Lorsqu’il accompagne l’abbé Payot, ils tutoient la frontière suisse. Vincent prend conscience du mot, remarquant une ligne de barbelés. La franchira-t-il ? 

Grâce aux bribes distillées avec parcimonie, ( pour contexte, la disparition de familles Juives), on reconstitue les informations sur celle de Vadim. Dans l’almanach de 1942, qu’il consulte avant de dormir, sont consignés les multiples travaux effectués. En marge du calendrier, on note une référence à la rafle du Vél d’Hiv du 18 juillet.

Valentine  Goby signe un roman multi sensoriel, traversé d’une explosion de couleurs, plein d’empathie pour son héros qui doit s’adapter à sa nouvelle identité et apprivoiser les paysages de Haute Savoie. On retrouve les constantes de l’écrivaine : le corps, le handicap, la solidarité. Son écriture cinématographique, visuelle, incarne les mouvements des protagonistes ( travelling, plongée, contre-plongée…).

Sa plume poétique, ses comparaisons « gourmandes » tissent des paysages dignes de grands peintres comme « Friedrich ». Paysages d’une beauté époustouflante.

© Nadine Doyen

Geneviève Brisac, À l’amie des sombres temps,  Lettres à Virginia Woolf, NIL éditions, Août 2022, ( 118 pages- 16,90€)

Une chronique de Nadine Doyen

Geneviève Brisac, À l’amie des sombres temps,  Lettres à Virginia Woolf, NIL éditions, Août 2022,   ( 118 pages- 16,90€)


Certains écrivains sont conviés à passer une nuit dans un musée de leur choix, d’autres sont invités  à écrire la lettre qu’ils n’ont jamais écrite ! C’est le cas pour la collection « Les Affranchis », chez NIL.

Adresser des lettres à une écrivaine disparue, Virginia Woolf, c’est être certaine de ne pas recevoir de réponse. C’est donc le défi que s’est lancée Geneviève Brisac en 18 missives. Que souhaite-t-elle lui confier ? Double but.

Tout d’abord, elle veut lui témoigner sa gratitude pour l’avoir « si souvent » sauvée, contrairement à Hervé Guibert ( qu’elle parodie), qui n’a pas eu la chance d’être sauvé par son ami Bill. Assertion étonnante quand on sait que V. Woolf, « personne trop souvent dite folle », s’est suicidée. Secondo, elle la considère comme « une visionnaire » et espère grâce à elle, comprendre le chaos du monde actuel. Elle évoque son passé, sa volumineuse correspondance, ses livres .

Dans la première lettre, l’écrivaine plante le décor de son écritoire, sorte de rituel d’écriture : une photo de Virginia Woolf, quelques jonquilles, un pot à crayons et un carnet bleu. Dans la Lettre deux, l’auteure relate une anecdote et montre comment un film  peut être prescripteur si un zoom a été effectué sur un livre. The Hours met en exergue Mrs Dalloway, que l’admiratrice considère comme un «  feel good book » et dont elle analyse les qualités.

Ensuite, elle s’interroge sur la formule d’entête à utiliser pour commencer sa lettre,  renonçant à utiliser « jinny » comme sa famille. Elle lui fait part de ses rencontres à venir et lui donne ensuite un compte rendu détaillé des journées en son honneur. Celle de Guéret, intitulée « Sur les grands chemins avec Virginia Woolf », est même accompagnée d’une photo, assez étrange. Présence d’un aréopage de chercheurs, d’écrivains, de professeurs…, bravant la pandémie dont Agnès Desarthe, coautrice de V.W.  « Le monceau d’insanités, de propos à vomir » entendu n’a pas entamé son amour et son admiration à son encontre.

L’aficionado fait références à plusieurs ouvrages de la Britannique dont « On being ill » (1), dans lequel cette dernière considère qu’ « être malade, c’est comme être amoureux ». Geneviève Brisac lui confie qu’avoir fait l’expérience de la maladie l’a rapproché d’elle. Les heures sombres auxquelles elle fait allusion, ce sont celles de la pandémie mondiale qui a décimé des millions d’êtres humains. Et de se remémorer « le frisson glacé » qui l’a parcourue à cette annonce qui se traduira par des mois de huis clos, de claustration, de confinement. Avec cinémas, théâtres, cafés fermés, faillites.

La démarche de l’écrivaine à relater à la disparue ce qui s’est passé depuis mars, rappelle celle de Vassilis Alexakis, qui écrivait à sa mère pour lui commenter ce qui avait changé. Rares sont les lettres datées, mais elle informe sa destinataire que la guerre est revenue en Europe,  en Ukraine, qui justifie son emploi des «  heures sombres », de « dark times », expression formulée par Hannah Arendt. Elle cite également Svetlana Aleksievitch, lauréate du Prix Nobel de la littérature 2015 : « la guerre qui jamais n’eut un visage de femme ».

Pour remercier son interlocutrice, ce sont des fleurs qu’elle désire offrir : « envoyer des fleurs est une marque de gratitude ». Chaque fois qu’elle passe le seuil de la boutique du fleuriste, le flot des couleurs l’assaillit, les odeurs l’étourdissent et elle se répète une phrase de Mrs Dalloway. Elle sait gré à Virginia de ne plus avoir honte de « parler des escapades du côté des fleurs ». Christian Bobin, lui aussi, fait remarquer que « l’on a toujours l’air idiot quand on parle de fleurs ». Pourtant « c’est oublier leur armée libératrice ». (2)

L’admiratrice ne manque pas de lui écrire le 25 janvier, jour de son anniversaire. Elle la couvre d’éloges, elle, devenue l’étendard du combat héroïque des féministes. En fustigeant Nabokov, ce « masculiniste », elle dénonce la violence sexiste. N’est-ce pas à elle que l’on doit la formule : « une chambre à soi » ?

Tout en lui témoignant de son affection, de son amitié, l’écrivaine se permet de lui adresser quelques reproches. Elle la rassure quant à sa notoriété posthume, elle est toujours lue, elle est au centre des rencontres de  Chaminadour.  Elle énumère les grandes figures littéraires qui se réfèrent à elle, à ses livres cultes ( Orlando), dont Nathalie Sarraute, Annie Ernaux, Alice Monro…

Et cerise sur le gâteau, elle est le rayon de soleil des  participant(e)s aux conférences, aux rencontres en librairie (comme celle de Dax). C’est une standing ovation à retardement qu’elle est désireuse de lui offrir. Son élan va jusqu’à  « serrer dans les bras », les yeux embués de larmes, celle qui a su « exalter la beauté de la vie, la force de la vie ».

Geneviève Brisac, indéniablement habitée par Virginia Woolf, partage sa passion et sa fascination pour cette communauté lumineuse de Bloomsbury, remplie de génies.

Dans La marche du cavalier, elle faisait déjà référence à la romancière anglo-saxonne. L’autrice confesse consigner des passages, les apprendre par coeur. Elle lui avoue avoir pleuré en lisant son journal et regrette sa décision d’avoir renoncé aux enfants.

En annexe de cet opus, elle insère l’entretien imaginaire publié dans le Monde en 1982, dont elle a retrouvé des lambeaux, et se souvient d’une réponse particulièrement marquante sur la définition de la vie, «  ce grain de raisin irisé »: « c’est une bordure de trottoir au-dessus du gouffre » et sur les humains : «  des vaisseaux scellés, remplis de trésors, mais impénétrables ».

Par cet opus épistolaire, Geneviève Brisac décline une ode au pouvoir de la lecture et s’acquitte avec talent et conviction de sa dette envers celle qu’elle admire, dont les ouvrages ont eu un effet thérapeutique sur elle, « mieux qu’un médecin, qu’une drogue ». Ce qui rappelle l’ouvrage de Régine Detambel : « Les livres prennent soin de nous ». En même temps le lecteur curieux trouvera une invitation à se plonger dans les écrits cités. 

©Nadine Doyen


(1) : On being ill , traduit par Elise Argaud

(2)  Le muguet rouge de Christian Bobin

 Hélène Honnorat, Sois sage, ô mon bagage, Editions Yovana ( 158 pages – 25€)  Version illustrée par Luis Hurtado, septembre 2022

Une chronique de Nadine Doyen

 Hélène Honnorat, Sois sage, ô mon bagage, Editions Yovana ( 158 pages – 25€)  Version illustrée par Luis Hurtado, septembre 2022


Hélène Honnorat a été bien inspirée de proposer une version illustrée de son ouvrage paru précédemment en 2020, dont le titre est inspiré par Baudelaire. En ouvrant cet opus, vous risquez d’être tenté de prendre connaissance des illustrations très colorées de l’artiste Luis Hurtado qui pimentent le livre. Ceux qui fréquentent la gare Saint-Lazare reconnaîtront la sculpture d’Arman. Sur le pont-couvercle d’un bateau, Albert Londres note que par la magie des étiquettes les valises révèlent leur provenance. On est intrigué par cette aviatrice américaine Amelia Earhart, penchée hors de la carlingue d’un avion, qui bombarde un paquebot à coups d’oranges. Sorte de signal MayDay !

On s’émerveille devant la capacité du sac fourre-tout en tapisserie de l’iconique Mary Poppins, au mot magique, « superlong » ! La nurse y range un ensemble hétéroclite : une patère pour son chapeau, un miroir, une plante, un disgracieux lampadaire, des chaussures… Certaines illustrations sont très suggestives, d’autres aiguisent la curiosité et invitent à se plonger dans la lecture pour en appréhender le sens.

L’auteure se livre donc à un vaste panorama des façons de voyager selon les époques sous le signe de Mercure, le dieu des voyageurs. Certains voyagent léger, d’autres ont eu besoin de porteurs en grand nombre ! Allez-vous vous reconnaître en Sisyphe ou Icare ? L’auteure oppose « les minimalistes » aux « maximalistes ». 

On découvre les exigences de la reine Victoria  qui avait besoin de son propre lit lors de ses déplacements ! ( ce qui mobilisait «  une suite de soixante à cent personnes »!) L’écrivaine a consulté maintes sources ( voir l’ample bibliographie)  et nous fait croiser des voyageurs, des aventuriers des plus éclectiques ou excentriques. Elle décrypte le sens des mots, leurs origines : bagage, « du vieux français bagues », « laie », qui a donné la layette et renvoyait à un coffret servant de « caisse d’emballage ». 

Elle a articulé son inventaire en 7 parties dont le chapitre « partir est une fête » qui plonge le lecteur dans l’euphorie des départs et « la volupté des premiers préparatifs » ! Elle  balaye toutes les sortes de contenant et livre sa vision de ce mystérieux objet qu’est le bagage : « Acolyte festif, vacancier complice de fugues amoureuses, de passions interdites, ou misérable ustensile, pesant, signe de rupture, d’exode, de guerre… ». Le bagage, sorte de « foyer », de  « double » ! Pour Hélène Honnorat,  les bagages sont « des objets aussi fantastiques que les  boîtes musiciennes, les lanternes magiques ou la lampe d’Aladin. »

Les bagages se sont adaptés aux modes vestimentaires ! Pas facile de transporter les crinolines, les chapeaux ! Hélène Honnorat s’interroge sur qui fait les valises, les malles, et les réceptionne. Avec humour, elle se demande si l’époux de la célèbre aventurière Alexandra David-Néel lui préparait son sac.

Pour satisfaire ceux qui emportaient leur bibliothèque, Vuitton a inventé  ( en 1911) une malle capable de contenir les 29 volumes de l’Encylopaedia Britannica, ainsi que la malle-bibliothèque ! Vive l’invention de la liseuse, des tablettes, mais les réfractaires vénèrent toujours l’objet livre.

Les femmes coquettes ont vu l’avènement du vanity-case, « croisement d’une cage de déplacement pour chat et d’une glacière de camping »! Elles vont pouvoir transporter leurs divers flacons, leurs produits de beauté ( l’incontournable cold cream), leurs parfums.

Quand se développe la tendance au «  pique-nique », les mallettes, malles débordent  «  de porcelaine fine, d’argenterie.. ». Par exemple, la panoplie du maharaja de Baroda se compose d’un lunch-case et d’un tea-case ! ( bien pratique lors de ses chasses au tigre à dos d’éléphants, illustration à l’appui). Une note d’humour quand sont évoquées les provisions alimentaires pour trois jours des personnages de «  Trois hommes en bateau » de Jerome K. Jerome. Une expédition qui convoque tout récemment celle relatée par Philibert Humm dans Roman fleuve.

La voyageuse décline son tropisme anglo-saxon, pour les adeptes des déguisements, citant des femmes comme l’américaine May French Sheldon, en route pour cartographier le  lac Chala, en 1871. L’illustration la représente dans une tenue d’apparat ( « tunique de soie brodée de pierreries »), avec un baudrier d’où pend une épée et un poignard destiné au décolleté.

On a plaisir à croiser  une pléthore de personnalités ( Malraux, Morand, Michaux, Cendrars, Chatwin, Jane Austen, Lawrence, Eco ( et son saumon), A. Londres…, impossible de tous les citer)  ainsi que des auteurs contemporains comme Sylvain Tesson, Franz Bartelt. On frissonne à l’idée que l’on pouvait entendre glapir un ou plusieurs passagers clandestins au-dessus de sa tête dans un avion ! Pratiques révolues.

C’est d’un autre clandestin  dont il est question, quand nous est révélé la cavale de Carlos Goshn ! Comment a-t-il pu survivre dans cette malle ! Des secrets sont dévoilés. D’autres faits divers sont évoqués, comme « la tonitruante affaire baptisée Air Cocaïne » !

La globe-trotteuse dispense quelques conseils pour faire sa valise de façon efficace, méthodique, mais cela implique de consentir à quelques exercices sacrificiels ! Les valises à roulettes sont décriées par certains. Depuis l’invention de «  cette immonde chose », en 1970, la nuisance sonore est insupportable, « hachant les nuits citadines ».

L’écrivaine, qui a beaucoup voyagé, confie aimer arpenter le globe en solo et glisse à la fois des souvenirs personnels et de savoureuses anecdotes exhumées de ses nombreuses lectures. Hélène Honnorat signe un livre divertissant, dense, d’une grande richesse, doté d’un double intérêt. Il suscite l’envie de lire les ouvrages cités ( d’y faire des escales!) et de voyager ! 

©Nadine Doyen