Serge Joncour, Chaleur humaine, Albin Michel, août 2023, (21,90 – 345 pages)

Les aficionados de Serge Joncour se souviennent certainement des propos que l’auteur avait confiés à Livres hebdo, à la sortie de Nature Humaine, en 2020.

Il se disait «  embêté pour la suite, car il avait prévu une catastrophe écologique » or l’actualité l’avait rattrapé. Et d’ajouter : « désormais je ne peux plus faire l’économie du réel. Moi qui voulais inventer une histoire cataclysmique, le réel m’en fournit une encore plus folle ! ». Cette assertion du romancier : « Le présent est toujours le sésame du passé. Le passé résonne dans le présent » s’avère on ne peut plus juste. C’est un autre scénario qui s’est invité ! Une période digne d’un thriller.

C’est donc avec d’autant plus d’impatience que l’on aborde la lecture. Que les nouveaux lecteurs soient rassurés, Serge Joncour a glissé dans son quinzième roman un chapitre flashback sur l’année 2000 qui permet de faire la passerelle ! 

Le titre Chaleur humaine est tout aussi judicieux que celui de Nature humaine, car sujet à diverses interprétations. D’où provient cette « chaleur humaine », quelle en est la source?

La tranche de vie relatée s’étale sur presque deux mois, de janvier à fin mars 2020, année d’un chamboulement abyssal dans nos vies.  Une façon de restituer un pan de mémoire collective. Le récit est daté comme un journal, on reconnaîtra les dates de vacances scolaires, la date du changement d’heure ( source de confusion pour le père) et surtout l’annonce du confinement due à la pandémie qui, après la sidération, va déclencher chez les urbains la ruée vers le vert.

Bienvenue aux Bertranges où vivent les parents Fabrier, leur fils «  sacrificiel »  Alexandre, agriculteur éleveur, resté ancré au terroir, attentif au devenir de la nature  soumise au réchauffement climatique.

Une famille toujours rivée au JT de 20 heures, « leur religion », d’autant plus que les annonces  du gouvernement se multiplient, se contredisent et génèrent un climat anxiogène.

Le roman débute de façon saisissante. Le cameraman Joncour convoque une impressionnante scène d’ouverture à la fois bucolique et panoramique!

Imaginez un travelling, sur la mise en herbe des bêtes. Serge Joncour, en peintre animalier, nous immerge comme un tableau de Rosa Bonheur. Les vaches folâtrent dans les prés, « tambourinent le sol », surprises par la liberté, ivres d’espace, de soleil et d’herbe. On devine le lien viscéral qui unit Alexandre à son troupeau et à  ses chiens.

Un bichon de deux ans!

C’est un retour à la terre-mère que les trois sœurs d’Alexandre choisissent. Pourtant brouillées depuis plus de 15 ans, « les trois lumineuses flammèches » décident de renouer avec leur frère, « au caractère souple », au calme olympien et de venir squatter la ferme de leur enfance. Elles s’assurent que le net fonctionne sans aller sous le tilleul ! Elles débarquent avec moult bagages ! Retrouvailles successives /en plusieurs temps. Assez cocasse le trajet en bétaillère pour convoyer Agathe, son mari et les rejetons ados ( dont un problématique). Il faut déjouer les contrôles. Bientôt les attestations de déplacement seront nécessaires.

Comment va se passer la promiscuité de la fratrie agrandie ?

On partage leur quotidien, leurs conversations animées ( ça s’écharpe, tensions) mais aussi leur isolement, la peur de contaminer leurs aînés, en prenant des repas avec eux. On entend leurs confidences ( couple, travail…).

On baigne dans l’euphorie le jour où l’on sort la grande table pour prendre un repas  ensemble, on contemple le ciel incendié au couchant. Vanessa, la photographe capture des instants d’harmonie. Caroline, «  madame le professeur », réclame le calme ! L’ado bricoleur répare une moto et explore les environs, espérant trouver des joints ! Agathe et Greg ont dû fermer leurs établissements.

On consulte les tutos pour fabriquer des masques ! Les effusions, les bises sont bannies, remplacées par les hugs ! On se suspecte au moindre éternuement, on mesure sa saturation d’oxygène… Une communauté sous cloche !

Chaleur humaine grouille de vie. Pléthore de personnages : le commis Fredo, le vétérinaire, la caissière du supermarché et les marginaux, ainsi que les scientifiques et ingénieurs à la Reviva…

Pléthore d’animaux : vaches, chiens, geais, faune sauvage dont les sangliers auxquels vient se greffer l’irruption non programmée de trois chiots. Les parents n’avaient-ils pas juré de ne plus adopter une bête ? N’en dévoilons pas plus … La présence de ces trois  « touffes  frisées » est auréolée de mystère. Toujours est-il que tout le monde s’attache à ces bichons intrépides, qui font des bêtises. Ils sont à la fois sources de situations comiques, d’angoisse quand ils tombent malades, de panique quand ils disparaissent . Ont-ils été kidnappés ? Se sont-ils échappés ? Le récit prend alors une allure de thriller, car on garde les fusils à proximité, puis on les charge de chevrotine ! Le lecteur est tenu en haleine, d’autant plus que la famille détient « un vrai arsenal » ! 

Dans Chien-Loup, l’auteur a déjà révélé une évidente connaissance des chiens ! Rappelons cette citation : «  Être maître d’un animal c’est devenir Dieu pour lui. » À nouveau, on sent qu’il les a côtoyés et a observé avec acuité leur comportement. 

Comment ne pas craquer pour ces petits animaux « aux toisons bouclées et cotonneuses », vibrionnants d’énergie, capables de chorégraphies endiablées. Ces bichons si attendrissants. Vrais pacificateurs. Ces peluches vivantes n’ont-elles pas réussi à réunifier le « cheptel » ? Ces petits fauves ne viennent-ils pas « peupler  la seule patrie qui vaille : l’instant », pour reprendre une formule de Sylvain Tesson ! (1)

On sera également suspendu aux messages SOS de Constanze, la compagne d’Alexandre, qui fait penser au « super plumber » de Repose-toi sur moi, prêt à voler au secours de celle qu’il a toujours aimée, même éloignée géographiquement. Tous deux restent « soudés par l’indéfectible lien » de ceux qui s’en tiennent à l’essentiel, « une fraternité d’âme qui les hissait au-delà de l’amour ».

L’auteur, à la fibre écolo, offre une bouffée d’air, une parenthèse verte de sérénité avec le personnage de Constanze, cette militante écologiste  qui vit  à la Reviva,  réserve biologique protégée, isolée, en Corrèze. Comme Erri de Luca, elle est attachée à toute forme de vie, au règne animal, si bien que tuer la moindre bestiole devient sacrilège. Pourtant Alexandre voudrait bien éradiquer un frelon asiatique. Ce sanctuaire végétal n’est pas à l’abri des virus, des maladies et on entend la tronçonneuse et les arbres tomber.

La belle blonde sportive s’avère une digne héritière du paysan Crayssac  à qui Alexandre rendait visite, conscient qu’il détenait une forme de sagesse. C’est d’ailleurs dans ce site naturel sauvage, fief de Constanze, que Serge Joncour réunit tout le clan pour le tableau final nocturne rassérénant ! Pas besoin de feu d’artifice, « la nuit tomba sur un brasier encore géant », incandescent. La Reviva leur offre une parenthèse inédite proche du nirvana, un havre de paix, d’apaisement.

Dans ce roman, Serge Joncour, en gardien de la mémoire, nous replonge dans les affres de la Covid ( premiers malades, quarantaine des rapatriés de Wuhan, fermeture du Louvre, du salon de l’agriculture, croiséristes confinés…),  un moment de l’histoire que chacun a vécu avec ses angoisses, ses colères, sa révolte ( le hashtag « on n’oubliera pas »)… et en distanciel.

L’auteur ne manque pas d’épingler le gouvernement  quant à la gestion de la crise sanitaire (le coup de poignard du 49,3), dénonce de façon cinglante tous les trolls de Twitter (pour qui le virus n’est qu’une grippette !) Il pointe le désert médical, ainsi que la pénurie de Doliprane. On recourt au véto  faute de toubib. 

Il ne cache pas ses préoccupations concernant la crise climatique, soulignant l’impact sur la gestion des bêtes. Bientôt, « au lieu de les rentrer l’hiver pour les protéger du froid, on les rentrerait l’été parce qu’il ferait trop chaud ». L’écrivain fait d’ailleurs remarquer la précocité de la nature :

« le printemps est en hiver ». « D’année en année, la nature était un peu plus en avance, les arbres se dépêchaient pour dresser leurs ombres ». 

Parmi les autres thèmes de prédilection développés: les maladies des arbres (scolytes) et des animaux, les éoliennes, son aversion pour les avions ! 

Serge Joncour nous immerge dans un huis clos rural avec des trouées sur la forêt, les pâturages, des plages de silence, qui contrastent avec les conversations animées de la fratrie, les pétarades de mobylette, le feulement des éoliennes, les aboiements, les glapissements…

Son écriture cinématographique indéniable fait défiler certaines scènes avec intensité et son talent pour décrire les paysages restitue, tel un peintre, l’éveil de la nature. On ne peut rester insensible aux fulgurances poétiques ! 

Chaleur humaine est un cocktail explosif, pétri d’adrénaline, de stress avec beaucoup de fraternité, de tendresse, d’amour et une pointe d’humour, au coeur d’une végétation étonnamment précoce. Un 15ème opus prenant, intergénérationnel (dans la même communion, on ne récolte plus le safran mais on plante les pommes de terre).

L’écrivain, qui aime embrasser son époque, « drogué d’actualité », à la fois témoin et spectateur, s’impose par sa plume qui trempe à la fois dans le rural et l’urbain ainsi que dans les rumeurs du monde et des réseaux sociaux. Un univers mixte d’une riche variété : le nectar de la maturité ! À savourer avec les cinq sens, loin des masques, du gel hydroalcoolique et en « s’abreuvant du moindre répit, de la moindre paix ».

Laisser vous draper dans cette lénifiante chaleur humaine !

(1) Les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson

Yves Bichet, La beauté du geste, récits, Le Pommier, ( 17€- 186 pages)

Une chronique de Nadine Doyen

Yves Bichet, La beauté du geste, récits, Le Pommier, ( 17€- 186 pages)


La beauté  de ce recueil commence par la couverture signée Mélinda Fiant. L’ illustration qui préfigure le texte d’ouverture, intitulé « La confiture des rois », fait saliver. Yves Bichet met en valeur un savoir faire d’antan : celui des ouvrières de Bar-le-Duc, à la dextérité immémoriale pour délester les groseilles de leurs pépins, munies de rémiges d’oie pour obtenir «  Le caviar de Bar » !

Le texte 2  a été inspiré par une rencontre ( dans un train)  de l’auteur avec un aveugle accompagné de son Labrador. Il restitue des bribes de leur conversation ainsi que ses hésitations pour choisir les sujets à aborder au  colloque auquel il est invité. Il focalise notre attention sur les mains du non-voyant effleurant son arcade sourcilière: «  un geste simple et beau », puis sur les caresses qu’il prodigue à son chien. On est touché par la communion entre le chien et l’homme. «  Ces deux êtres vivaient l’un pour l’autre. » On perçoit  «  le gémissement de plaisir » de la bête, qui pose délicatement le museau sur les genoux de son maître.

 Le troisième texte Toucher l’écran s’avère une sorte de diatribe contre l’addiction aux écrans, aux portables, où ne s’inscrivent que des images et des sons. Yves Bichet invite à mieux utiliser notre odorat. Ceux que les sonneries intempestives insupportent ne peuvent qu’approuver. D’ailleurs dans un de ses récits flotte une  puissante fragrance de lavandin.

Dans l’une des nouvelles, Yves Bichet décline les multiples activités qu’il a exercées dont celle de maçon. Il met en lumière le geste de l’artisan. Ses mains ont troqué la truelle pour le stylo et le clavier, titillé par le besoin d’écrire. Il compare les deux activités au niveau des mains. L’artisan cherche le résultat, l’écrivain l’inspiration. Ce qui rappelle le geste d’écrire dont parle Stéphane Mallarmé.

Mais il a aussi travaillé à la ferme et «  griffonné au tracteur des hectares de lavandin ». Il sait que reculer avec un chargement de lavande demande de la dextérité. Il autopsie le geste de manoeuvrer une remorque en marche arrière. «  Recul délicat », car  « la remorque n’obéit pas aux intrus ». Si l’andaineuse lui a causé des frayeurs, elle a aussi été un déclic pour s’essayer à la poésie. Pour l’auteur, « la poésie pourrait ressembler à un geste, un premier mouvement  du corps, une rencontre fortuite des mots qui célèbrent le quotidien, des mots capables de stopper notre fuite en avant ».

Qui n’a pas été ému devant un bébé qui «  frotte ses paupières avec ses poings » ?

 Si la vie s’invite dans cette nouvelle, une suivante évoque les trépassés, la lecture de poésie au vieil homme défunt, et en particulier les derniers instants d’une mère.

Le narrateur partage « le cadeau rare, le privilège » d’avoir pu profiter du « restant de chaleur » en caressant son visage avant que le froid gagne, une scène qui prend à la gorge, avec une portée universelle.

Le narrateur sait transcender une nouvelle où la maladie a ruiné un couple par un moment d’illumination. Comment ne pas vibrer en imaginant cet enfant myopathe, la main levée, hypnotisé,  tout extasié, devant l’apparition de la lune. «  La beauté du monde se concentre parfois dans de tels surgissements de lumière nacrée, il faut s’arrêter, se taire.. ». Car ce geste qui lui a coûté tant d’efforts,  il n’a pas pu le refaire.

La vie est cocasse, lit-on dans une autre nouvelle. 

C’est la blague de Mounir que l’auteur nous relate qui fait se bidonner ses acolytes, qui  se « fendent la poire ». 

Impossible de commenter chacun des récits , mais Yves Bichet offre une succession de variations autour de la beauté du geste,  de témoignages, en 22 textes de longueur inégale.  Si on s’extasie  sur les performances d’excellence d’un pianiste, d’un footballeur, l’auteur veut réparer l’injustice et célébrer les petits gestes du quotidien dont des gestes de tendresse, d’amour, de complicité. Pour cela, il nous convie à mieux observer ceux que l’on croise, à savoir lever les yeux.

L’écrivain, ancien maçon et agriculteur nous rappelle dans ce récit que, comme le disait Rimbaud, « La main à plume vaut la main à charrue« .  

© Nadine Doyen

Jean-François Létourneau, Le territoire sauvage de l’âme, éditions de l’aube ( 17,90€- 165 pages), janvier 2023

Une chronique de Nadine Doyen

Jean-François Létourneau, Le territoire sauvage de l’âme, éditions de l’aube ( 17,90€- 165 pages),  janvier 2023


Clément Bénech dans son roman Un vrai dépaysement convie son lecteur à l’installation d’un jeune professeur qui débarque en Auvergne alors qu’il avait pensé enseigner en Guyane, cette fois ce sont les tribulations de l’enseignant Guillaume, parachuté au Nunavik, que Jean-Pierre Létourneau relate en flashback.  Le glissement du  « tu », au « il »,  selon la temporalité, peut dérouter. Tantôt il s’adresse à celui qu’il était, tantôt à celui qu’il est.

L’auteur nous offre une immersion parmi les Inuits de Kuujjuaq , sur les berges de la rivière Koksoak.  Beaucoup de mots en italiques ou typiquement canadiens, ou termes de hockey,  parsèment le récit ( puck, bannique et confiture de chicoutés, un pays drette, drave, des uluit…) sans que cela fasse obstacle à la compréhension. On est juste dépaysé. 

Par exemple, on réchauffe les repas sur une truie ( petit poêle).

Une carte au début du livre permet de visualiser le trajet effectué en avion par le protagoniste, du Sud au Nord du Québec. 

Beaucoup d’Inuits sont  trilingues. Leur quotidien bégaie souvent en trois langues , mais lui, le professeur ne connaît ni leur langue maternelle, l’inuktitut, ni leurs coutumes.

Le dépaysement est immédiat : comment ne pas « massacrer »  le patronyme des élèves, en les prononçant?! Il  lui faut s’adapter, apprendre à  décrypter le langage de leurs yeux : ils disent oui en ouvrant les yeux et les ferment pour le non.

On sent le malaise du prof le jour de la rentrée devant sa classe, un groupe de douze ados, en capuchon, qui ressemblent plus à « un troupeau de bœufs musqués ». On devine sa frustration d’enseigner « dans le vide » et il devient source de risée auprès de ses élèves, n’ayant pas les codes des autochtones.

De même, l’ennui,  la solitude pèsent sur Guillaume qui aimerait boire une bière avec des potes : « mais où sont les hommes ? » s’interroge-t-il ?

La peur de se perdre dans la toundra le confine à son appartement, devant la télé. Mais  pratiquant le hockey, il se hasarde un jour à l’aréna, et ne manquant pas de talent, réussit à se faire adopter par les joueurs et  même à intégrer une équipe locale. Un membre de l’équipe, Thomassie, l’entraîne à la chasse au caribou.

L’auteur déroule l’expérience de ses trois années dans le Nord, son plaisir de coucher  dehors dans des « sleepings » qui sentent le bois,  ainsi que ses années d’étudiant consacrées au « planting ». Il joue sur les mots : « la momie a du millage » ! 

L’année sabbatique qu’il s’octroie va lui permettre de partager son vécu avec ses propres enfants. Ceux-ci vivent au contact avec la nature, font des sorties en raquettes, moto-neige, n’aiment pas entendre la nuit les hurlements de coyottes.

Ils sont biberonnés aux récits d’aventures, savent observer la faune ( loutres..), les oiseaux, les arbres. Ils questionnent  sans cesse, avides de savoir le sens des mots, comme par exemple  « sentimental » !

Le père se livre aux confidences telle sa rencontre avec leur mère dans le Nord : 

«  c’était ma voisine. Un soir, je suis allé lui porter un bol de bleuets cueilllis dans la toundra. Avec le sirop d’érable de grand-papa. Et vous voilà. »

Il se souvient du moment où sa femme Caroline attendait leur premier enfant qui porte le prénom de la mère défunte de Guillaume, comme dans la tradition des Inuits.

Il revit une chasse au dindon au cours de laquelle il n’a pas tué d’animal, mais est revenu les yeux éblouis par sa rencontre avec le piranga écarlate, aux plumes vermeilles.

Guillaume ressuscite également ses souvenirs avec son père, dresse son portrait pour ses enfants : « un ramassseux » et lui rend hommage au moment de vider la maison en bois typiquement canadienne. La lettre que son père lui a laissée est poignante.

Une autre lettre tourneboule le protagoniste, c’est son vibrant message d’adieu  destiné à ses élèves ( lettre qu’il n’a jamais postée),  elle émeut doublement le lecteur en raison du dénouement. On éprouve de l’empathie pour cette famille qui a vu partir en fumée cette «  tente prospecteur » (1) qui a nourri tant de rêves et a abrité tant de moments privilégiés.

L’écrivain restitue, au point de nous transir de froid, la vie d’antan durant les hivers rigoureux: le travail des femmes, l’esprit de fête dans la communauté immobilisée par la période de neige, de gel.

Il montre comment le paysage subit le déboisement pour faire arriver une autoroute, troublant la sérénité des lieux pour ses enfants. Guillaume commente le reportage d’un journaliste qui évoque la tragédie Inuite : « tout ce qui est écrit est terriblement vrai, exact », «  la beauté d’un jour d’hiver se dépose en eux comme un flocon sur la langue. » Les splendeurs du ciel émerveillent : «  aurores vertes et rouges ».

Ce premier roman convoque celui de Claudie Hunzinger pour cette proximité, cette osmose sensuelle avec la nature. Tous deux savent la décrire avec des phrases merveilleuses. 

La poésie s’invite amplement dans les descriptions des lieux où les aurores boréales sont fréquentes : « le vent fait danser les cristaux de glace entre les branches. »

Ce roman  s’inscrit dans la lignée de l’écrivain , « nature writer », Rick Bass,(2) auteur que Jean-François Létourneau lit et cite en début de l’ouvrage. Comme lui, il a tenu un journal dont il partage des pages. On ressent l’ensauvagement du décor dans  « la prucheraie ». 

Le lecteur sensible à la « perfusion » des paysages qu’offre cet ouvrage sera comblé.

© Nadine Doyen


(1)  Tente  construite des mains du protagoniste, qui  lui a permis de vivre davantage en osmose avec la nature.

« A l’origine, la tente prospecteur était utilisée par les indiens montagnais prospecteurs des contrées nord-amérindiennes puis par les chercheurs d’or. Nouvelle tendance du tourisme de plein air et véritable art de vivre, cet hébergement atypique réconcilie la nature, le confort et l’authenticité. »

(2) Le journal des cinq saisons de Rick Bass.

Fréderic Vitoux de l’Académie française, L’Assiette du chat, Un souvenir, Grasset  ( 18€ -172 p), mars 2023.

Une chronique de Nadine Doyen

Fréderic Vitoux de l’Académie française, L’Assiette du chat, Un souvenir, Grasset  ( 18€ -172 p), mars 2023.


Frédéric Vitoux, l’auteur du Dictionnaire amoureux des chats, dédie cet opus à la regrettée Zelda. Baptisée  Zelda, comme un clin d’oeil à l’épouse de Francis Scott Fitzgerald, apprend-on à l’entrée intitulée : Les chats de ma vie. 

Le titre intrigue.  Quel mystère entoure cette assiette du chat, « une soucoupe de faïence » avec décor hollandais. ? À qui appartenait-elle ? Pourquoi déclenchait-elle des hostilités parmi sa fratrie au moment de la mise du couvert? Personne ne voulait manger dans cette assiette ! Quelqu’un se dévouait.

L’ académicien brosse le portrait de son père, déjà familier à ceux qui ont lu ses livres. Par exemple dans le  Grand Hôtel Nelson il est question des clichés pornographiques du grand-père Vitoux auxquels il est fait allusion dans ce livre.

Il se souvient d’une chatte Fagonette et subodore que sa grand-mère lui aura trouvé un autre toit, sous prétexte de l’asthme de son fils, (père du narrateur). Un père «  vieux comme le monde ou incompréhensible comme le monde. » Un homme taciturne qui a caché son enfance, qui a verrouillé ce qui le concernait. 

Dans ce livre, le romancier revisite sa propre enfance, évoque celle de son père en alternance . Il convoque également sa mère, sa fratrie et ses grand-parents. Une famille de taiseux, où on ne parlait pas.

Frédéric Vitoux a donc été «  élevé dans  « un désert de chat » ! Ceux qu’il croisait , c’étaient ceux qui déambulaient le long des quais,  dans le quartier de l’île Saint-Louis. Peu de ses amis d’enfance avaient un animal, alors les chiens de ses camarades de classe le fascinaient.

Enfant ,  c’est surtout par la littérature qu’il a connu les animaux , la nature, la forêt. Il se remémore les jeux en famille à table, autour de Tintin. Il décrypte leur rapport  père/fils .

Il évoque son parcours scolaire, (l’aide aux devoirs),  les espérances des parents : le voir embrasser une carrière d’officier de marine . Ces attentes deviennent  «  un fardeau » pour l’adolescent. Toutefois il a bénéficié  finalement d’une grande liberté au moment de ses orientations et de ses engagements. Lui dont les opinions étaient à l’opposé de son père, « homme de droite », aux positions conservatrices.

Puis, il retrace sa carrière, ses débuts à la revue Positif avant son entrée  à la rédaction du Nouvel Observateur. Il s’interroge  sur le silence qui a régné quai d’Anjou et tente de percer les énigmes.

En même temps, il ressuscite la dynastie des chats qu’il a connue , rappelle les circonstances de leur adoption successive. ( Mouchette,  Papageno, Zelda) et quelques anecdotes. C’est son épouse Nicole qui lui a transmis cet amour et cette passion pour les félins, au point de vivre en leur compagnie et de leur consacrer des dictionnaires et l’ouvrage Les chats du LouvreC’est le coeur serré que l’on assiste à la piqûre létale de Zelda, cette chatte que la famille Vitoux avait sauvée un soir de décembre 2008 puis recueillie. Et définitivement adoptée.

L’auteur nous émeut également quand il relate la maladie de son père et les confusions qu’elle provoque. 

 En lisant les carnets de souvenirs consignés par son paternel, l’auteur  n’a pas réussi à comprendre pourquoi il y a tant de pans de vie occultés. « Les lambeaux de  souvenirs de nos  enfances ne sont jamais factuels. » Pas de trace de la chatte Fagounette, animal redouté du père. De même Clarisse semble avoir été reléguée de sa mémoire.  Pourtant cette femme  a joué  un rôle primordial dans l’éducation de l’auteur, à la fois nounou, tante. Il lui a d’ailleurs rendu hommage dans une biographie.(1)

Mais pouvait-elle être responsable de la mésentente, de la désunion de ses grands-parents ? Cependant ausculter l’intimité conjugale a des limites. «  Il y a un seuil qu’aucun étranger ne parvient à franchir ».

Le romancier biographe sonde sa mémoire, et se retrouve confronté à une pléthore d’interrogations qui tournent à l’obsession. Une phrase traumatisante, entendue à cinq ans l’a hanté : « On aimerait te manger à la croque-au-sel » !

Parmi les non-dits, on retiendra les points suivants :

L’orientation sexuelle du  couple formé par son cousin Jojo et son compagnon Monsieur Félipe, chez qui l’auteur, alors âgé de treize ans, a séjourné à Marseille après un camp de scouts. Dans la famille Vitoux la tolérance et le silence prévalaient. 

L’amour inconditionnel de Clarisse pour Henriette Rouyer/Vitoux, son professeur  de français et d’anglais avait « quelque chose d’insensé ». Auraient-elles partagé une forme d’amour saphique ? Cette ferveur, cette adoration hors normes ont fait naître chez Clarisse la vocation d’enseigner à son tour.

La  filiation d’Odette Lévêque, fille de la domestique des grands parents, présentée comme la sœur de lait. Mais ne serait-elle pas plutôt le fruit d’amours ancillaires au sixième étage  du quai d’Anjou ? Donc une demi-sœur. Un secret bien gardé. Exilée aux USA., Odette aimait retrouver le quai d’Anjou. Elle reste une comète qui « a laissé  un sillage lumineux, tant sa présence avait été phosphorescente et joyeuse ».

On devine la frustration de l’enquêteur qui n’a plus de témoins potentiels à questionner,  qui ne dispose que de cassettes d’interviews inaudibles. 

« Les bandes magnétiques s’effacent, les sons deviennent une bouillie sonore ».

 Il se reproche son incuriosité. Pas de courriers à consulter, aucun objet palpable, juste des albums photos que son épouse Nicole se plaît à compulser.

Espère-t-elle y débusquer des indices ?

L’écrivain signe un récit à la veine autobiographique, pétri de sincérité, teinté de regrets, qui incite à lire ses romans précédents. Le chapelet de souvenirs fait revivre les fantômes qui ont taraudé l’auteur. «  Le souvenir, c’est la présence invisible » selon Hugo. «  Le passé est un trou noir à la formidable puissance d’attraction ».

( 1) Clarisse de Frédéric Vitoux

© Nadine Doyen

Hélène Honnorat, KL, complots et caducées, Éditions GOPE, (189 pages), Février 2023.

Une chronique de Nadine Doyen

Hélène Honnorat, KL, complots et caducées, Éditions GOPE, (189 pages), Février 2023.


L’écrivaine gobe-trotter Hélène Honnorat nous a déjà fait voyager avec la version illustrée de Sois sage, ô mon bagageDans ce roman, elle campe cette fois son intrigue en Malaisie, plus précisément à Kuala Lumpur, en 1998, année riche en événements. Une ville « où les gratte-ciel émergent des marécages comme des lotus ». La narratrice explique le sens du nom : « Confluent vaseux ».

Un congrès coïncide avec les seizièmes jeux du Commonwealth auxquels assistent la reine Elisabeth II et le Prince Philip, si bien que les hôtels débordent ! 

Un vrai casse-tête pour les organisateurs de Caducée Tours. On suit donc les échanges entre Caroline sur place et ses collègues à Paris. Sa mission : recevoir, loger et « cornaquer » un groupe de sommités du monde médical, dans ce pays naguère sous-développé que le chef de gouvernement a transformé en « jeune dragon ».

Ses inquiétudes sont palpables à cause du retard des travaux dans la finition des hôtels qui doivent loger les participants au séminaire. Des palaces ! Il faudra répartir les participants dans deux hôtels. Dans les couloirs du Sabah flotte « une odeur amère ».  Le drapeau malaisien, en guise d’ornementation.

Caroline part donc faire l’état des lieux avec un chauffeur guide et commente l’architecture futuriste, les différents quartiers. Le Padang, « la miraculeuse gare anglo-indienne à clochetons », le terrain de cricket. La mosquée nationale « hissant son minaret en forme de parapluie fermé. »

 Le Nouveau Village, le quartier des ambassades. Des buissons d’hibiscus mais aussi  « des cratères boueux d’où émergent des grues ».

La population croisée est un vrai melting pot : Chinois, Malais, Japonais, Philippins,  Indonésiens… aux confessions diverses. D’où les différents lieux de culte : temples,  mosquées, la cathédrale Sainte-Marie.

Le lecteur n’a plus qu’à consulter une carte de la capitale, des photos des lieux cités pour prendre conscience de la hauteur des imposantes tours Petronas. 

Pour Caroline, ces « princesses » lui rappellent « Le Cantique des colonnes de Paul Valéry ». Des « championnes planétaires, avec leurs pinacles jumeaux embrochant à leur base deux globes d’acier creux. »  En clé de voûte s’allume dans la nuit WASASAN 2020, la vision de Mahathir Mohamad. Sa mégalomanie est fustigée.

La Malaisie ouvre grand les yeux sur l’horizon 2020, autrement dit 

 « dua puluh dua puluh » !

Avec Boris, le médecin attaché à l’ambassade, Caroline devise sur la situation politique du moment, des rumeurs concernant les accusations contre le dauphin  Anwar Ibrahim, le joker de Mahathir, le «  Doctor M ». Déchu, Anwar s’est retiré dans la banlieue résidentielle de Bukit Damansara, où un chauffeur accepte de conduire Caroline moyennant quelques dollars ! Mais celle-ci sera sommée par des policiers de quitter le site.

Le lecteur est vite mis dans l’ambiance : on boit du rooibos, on paye en ringgit. L’exotisme réside dans les plats offerts aux congressistes : du roti (petite crêpe épaisse), un nasi lemak (riz au lait, œuf dur, poulet), laklaks, onde-onde (connu comme boule de sésame sur une feuille de bananier), du « bubur ayam ou du bubur ikan » (porridge). On sert du poulet tandoori dans les marchés de nuit, des « glass noodles, des dumplings » dans les hôtels. On fréquente le marché du dimanche (« Sunday market) et on subit les embouteillages au retour.

Le vocabulaire est déroutant : « palu » (pan de sari), « baju kurung » (jupe longue …), « songkok » (traditionnel petit chapeau malais de feutre noir), « vinâ » (luth indien), « cristao » (langue), « wayang kulit » (marionnette). On circule en trishaws.  On pratique l’écriture phonétique pour les panneaux signalétiques. 

 On décourage Caroline de conduire ses congressistes à Malacca, capitale pourtant digne d’intérêt.  

Car la ville est en ébullition, non pas seulement du fait de la présence d’Anwar Ibrahim (le dauphin banni en campagne), mais aussi par celle des pèlerins rendant hommage à la « Santa Cruz » en ce deuxième dimanche de septembre. Le Dr Wang propose à Caroline d’aller écouter Anwar, lui qui sait galvaniser les foules, et dresse le portrait de ce dernier. Il se montre inquiet pour ce dirigeant politique victime de complot et d’accusations « d’inconduite sexuelle ». Ne risque-t-il pas la prison ? 

Un pamphlet circule à son sujet, que Caroline définit comme un « butin méphitique » dans lequel sont énumérées les tares du dauphin déchu. 

 Des visites d’hôpitaux sont organisées. Caroline, qui fantasme sur Maxime, rêve de prendre pension dans une « Two Bedded Deluxe, une VIP suite ». 

Des visites surprises sont annoncées pour les jours suivants. La place « Merdeka », plus connue sous le nom de la place de la « Liberté » est pavoisée pour les Jeux. Une stèle a été érigée pour commémorer l’indépendance du pays, le 31 août 1957. L’Union Jack ne flotte plus. Toutefois la reine Elisabeth et son époux assistent à la clôture des jeux. Occasion pour évoquer le sultan du Brunei qui reçoit dans son palais résidentiel à plus de 1700 pièces. Sont évoqués ses projets, dont l’acquisition de biens à Paris !

Un ingénieur nous donne le vertige avec les chiffres relatifs aux tours jumelles et en nous propulsant au sommet des tours qui ont détrôné la « Sears Tower » de Chicago.

Grâce à cet ingénieur, une vingtaine d’impétrants ont pu accéder au Saint des saints !

Le groupe dont s’occupent les organisateurs est désigné tantôt comme un « cheptel », tantôt comme des « zèbres » ou encore « des ouailles », « un essaim », « une escouade », « une fournée » ! Véhiculer « ce troupeau de toubibs » avec tant de nationalités peut entraîner des différends quand les susceptibilités sont heurtées. La diplomatie s’impose. Le rythme effréné s’accélère en fin du roman avec simultanément la visite de la reine (qui débarque en pleine tempête politique), une agression, une arrestation. 

Le suspense s’installe avec cette histoire de python, la présence de seringues.

Avalanche de télégrammes diplomatiques. Un autre complot se tramerait-il ?

 Que cache l’expression « classé secret » ?

Hélène Honnorat ponctue son roman de nombreuses références littéraires : Les saisons de Maurice Pons, Boris Pasternak, Cendrars et d’une pléthore de termes en anglais « haze », spectacular », « blood and bandage ». L’auteur a une propension aux énumérations, ce qui génère de longues phrases.

Les entrefilets, les extraits de coupures de presse rendent compte de la situation politique du moment. (Corruption, complots, islamisme). 

L’épilogue daté de 2021, puis de 2022, informe du « coup de cymbale : valse de trois chefs du gouvernement en quatre ans, le roi de Malaisie nomme Premier ministre celui que les adversaires voulaient éliminer, Anwar Ibrahim, « le miraculé de la politique » ! 

Notre guide a réussi le tour de force de nous faire voyager, de nous donner le tournis, de nous immerger dans une autre culture et d’attiser notre curiosité pour ce pays. 

Un style enlevé, imagé, corsé d’humour, d’ironie. Avec en toile de fond, « une symphonie puissante » et bruyante et les effets du passage de la mousson. 

© Nadine Doyen