Rentrée littéraire 2012 —-Marie-Hélène LAFON, Les Pays

  • Marie-Hélène LAFON, Les Pays, Buchet Chastel (112 pages ; 15€).

Le roman de Marie-Hélène Lafon se déroule en trois temps, correspondant à trois étapes majeures dans la vie de Claire.

Dans le premier volet, l’auteur revisite l’enfance et la scolarité (au pensionnat de St Flour, cocon « douillet » où l’accent est mis sur le travail assidu) de l’héroïne.

Dans le second chapitre, on découvre la passion de Claire pour le latin et le grec, qui la conduisit à choisir d’étudier à la Sorbonne, avec comme ambition d’embrasser la carrière d’enseignante. N’aurait-elle pas été secrètement amoureuse de ce professeur qui lui fit découvrir le Louvre ? La nécessité de monter à Paris, fuyant l’insularité de son Cantal natal, correspond à l’émancipation de la fille de paysan et à la fracture entre deux univers totalement opposés. On la suit dans sa vie estudiantine, son expérience de la laverie est cocasse. On la voit « trimer » et savourer son succès.

L’auteure effleure la vie sentimentale de son héroïne, son divorce, ses rencontres avec Gabriel (leur cérémonial de lectures); avec Alain : « arpète en blouse bleue », un gars du Pays; avec Jean-René, féru de littérature. Amitiés féminines éphémères.

La dernière partie réunit la famille séparée, occasion de flashbacks.

Aux vacances, Claire retourne au Pays en train dont elle aime « la lenteur propice au rassemblement de soi », ou invite son père et son neveu à découvrir Paris.

Pour le père, atteindre la capitale relève de l’odyssée, d’autant qu’il apporte une cargaison de produits du terroir. Voyager en métro, prendre un escalator, aller au cinéma dans un gigantesque multiplexe, se perdre dans « l’imbroglio des entrailles » du Louvre sont autant d’aventures inédites pour le paternel.

Ce qui frappe, c’est le fossé générationnel qui se creuse entre une fille et ses parents (attachés à leur terre, aliénés par les bêtes). Également entre un grand-père dépassé par les technologies et son petit-fils. Le neveu découvre ce que fut la vie de sa tante, autrefois, ce qui gratifie le lecteur de joyeuses anecdotes comme la première venue au salon agricole. Avec autodérision, l’auteure met en parallèle les brillantes capacités intellectuelles de Claire et son incapacité à se servir d’un râteau.

Marie-Hélène Lafon excelle dans l’art de nous faire voyager avec ses protagonistes.

Elle brosse deux magnifiques portraits attachants. Celui du père, pétri de tendresse, ce père piégé d’avoir donné priorité à l’éducation de ses enfants et caressé l’ambition de les voir bardés de diplômes. Un père, dépendant de la télévision, donc au courant de l’actualité, alors que sa fille vit sans télé et se nourrit de littérature largement évoquée dans ce roman. Elle décline un véritable hymne aux livres et à la lecture.

Son style est alerte, éloquent, une pléthore de verbes participent au mouvement. Une propension aux phrases longues et « aux embardées digressives » (comme sur UV). Son écriture ciselée, riche en adjectifs, son vocabulaire châtié enrichissent le lecteur.

Marie-Hélène Lafon signe un roman touchant, aux accents autobiographiques, qui nous fait naviguer entre deux mondes, deux terriers : le rural, là-bas (nostalgie de ce qui se perd) et l’urbain (où la population subit l’accélération du progrès, est happée par la vie trépidante de la capitale). Un récit qui fleure bon le terroir.

♦Nadine DOYEN

Rentrée littéraire 2012—En retard sur la vie, Éric Paradisi

 

  • En retard sur la vie, Éric Paradisi, Fayard (289 pages – 19€)

Dans ce roman, Éric Paradisi se dévoile sous trois facettes : le romancier, l’acteur et l’amoureux. Il entrecroise son parcours littéraire, les tribulations d’ « amantcomplément » et d’intermittent qui ne sont pas sans influencer le cours de sa vie.

Avec lucidité, recul, et une pointe d’auto dérision, Éric Paradisi nous livre une radioscopie de ses débuts d’écrivain, caressant le rêve d’être adapté à l’écran, mais conscient que pour la Pléiade , il doit encore faire ses preuves. Il égrène avec humour quelques souvenirs de salons littéraires, d’interviews. Il y participa avec la désagréable sensation d’ « être un animal exposé » comme au zoo.

Il met en exergue le rôle de passeurs des libraires, soucieux de défendre la vitalité de la création, d’offrir de la diversité. Il témoigne sa reconnaissance à ceux qui rivalisent d’ingéniosité pour promouvoir leurs coups de cœur, Éric Paradisi ayant bénéficié de ce privilège. Une reconnaissance indispensable pour stimuler, et encourager à persévérer, tout comme les retours des lecteurs.

L’auteur nous confie son plaisir d’écrire, bonheur traversé de doutes, hérissé d’obstacles, le sel même de l’énergie vitale, semblable au désir amoureux. Il poursuit cette comparaison, convaincu que le succès d’un livre « se joue dans les premièressemaines » comme une histoire d’amour. Il ne cache pas ses déceptions (lettres de refus), ses projets avortés, ses frustrations, ses désillusions. Lui, « petit moussaillon » devait être préparé à affronter le cap du second titre. N’est-ce pas quand le narrateur est fracassé qu’il s’épanche le mieux sur le papier ? Pour lui, la paternité d’un livre semble le combler autant que des enfants. Mais il y a la pression des autres.

Revisitant son enfance, Éric Paradisi rend un vibrant hommage au père, son héros » qui lui inculqua la passion pour le 7ème art. Il se remémore leurs soirées enchanteresses, « séances secrètes », « la tête au creux de son épaule », scotchés devant la télévision, fascinés par la beauté des actrices, découvrant leur nudité. Et de dédier ce roman à ses icônes, en particulier à Rita Hayworth et Romy Schneider.

Si celles-ci l’ont fait fantasmer, l’auteur a le privilège d’en côtoyer dans ses rôles de figurant et d’acteur. N’a-t-il pas succombé à leurs charmes ? Ne rêve-t-il pas comme Woody Allen de voir une divine créature surgir de l’écran ou de ses pages ?

Il rembobine le film de ses liaisons et s’interroge sur la difficulté d’aimer, après ses fiascos (essoufflement de la ferveur amoureuse, usure du temps, lassitude du couple). Peut-on vivre d’amour et de littérature ? Peut-on aimer après un amour absolu ? Pour le narrateur, le souvenir de Christel est si prégnant qu’il vient se superposer à chaque nouvelle idylle. Comment concilier deux passions rivales : aimer et écrire ?

Éric Paradisi nous plonge dans les coulisses de la création et démontre que le moi du romancier est insaisissable pour l’autre. Ne confondrait-il pas la fiction et la vraie vie ? La réflexion de Meryl : « Tu ne m’aimes pas. C’est l’idée de l’amour que tu aimes… », bien imprimée comme le papillon tatoué sur une épaule, aurait dû lui ouvrir les yeux. Leurs échanges semblent désormais condamnés à se faire par le biais de DVDs.

Ce retard sur la vie n’est-il pas le temps suffisant pour avoir vécu et raté une vie ?

Les fidèles lecteurs de l’auteur auront reconnu les livres évoqués, depuis La peau desautres au prometteur Un baiser sous X, encensé par la critique. Ils retrouveront son écriture poétique dans les évocations du ciel (« Le ciel aux ourlets griffés de pluie », « Le vent crénelait le dôme des nuages », « Les mouettes criaient dans le décolleté des nuages »), sensuelle (baisers de cinéma, les lèvres de Méryl « au goût de thé vert et pétillant », ses jambes au « mouvement élancé » ou « le galbe d’une hanche ».

Dans ce roman, Éric Paradisi se livre à une introspection de ses échecs ,laisseentrevoir son désarroi face à la désintégration de ce qui le faisait exister: ses amours et son métier. Il y développe une réflexion sur la notoriété, la postérité de l’écrivain et la pérennité d’un livre, conscient que « le succès n’aime pas attendre ».

Il chante ce bonheur d’écrire « un travail d’acteur » qui lui procure « une troublante illumination », qui lui permet d’atteindre une certaine volupté, un apaisement, et parfois « coucher sur le papier » des bribes de sa vie allège d’un poids. Sorte d’accomplissement, de catharsis comme pour Louis Malle avec Le Feu follet.

Éric Paradisi rejoint par là même Marguerite Duras qui pensait « qu’on écrivait toujours mieux sur le corps mort du monde et de même sur le corps de l’amour ».

En retard sur la vie, titre emprunté à René Char,résonne comme une ultime lettre à l’absent, ce père adulé (qui ne manqua pas de lui rappeler « que la vie n’est faite que de choix » et une déclaration d’amour aux actrices « immortelles », grâce à l’écran, car « Les gens qu’on aime reposent en nous. Ils s’éveillent n’importe où. Ne s’endorment jamais ». Au lecteur de trouver le frisson révélateur, cher à Nabokov.

Éric Paradisi signe un panégyrique du cinéma et du théâtre empreint de nostalgie.

◊Nadine DOYEN

Rentrée littéraire de septembre 2012

  • Amélie Nothomb, Barbe bleue, roman, Albin Michel (16,50€- 170 pages).

Amélie Nothomb campe ses protagonistes dans un bel édifice, cossu, du VIIe arrondissement et brosse les portraits psychologiques de deux êtres aux antipodes.

Don Elemirio, le maître des lieux, vit reclus depuis 20 ans, loin de l’agitation du monde, choqué « par sa vulgarité et son ennui ». Il s’est forgé une réputation connue de tous sauf de Saturnine, potentielle colocataire, attirée par l’offre alléchante. Toutefois une autre femme intéressée par l’annonce la met au parfum et lui dévoile la vérité. Comment elle fut choisie reste une énigme à élucider pour la jeune belge.

Le lecteur suit l’installation de Saturnine (qui a grandi « sous l’égide d’Athéna »), sa façon de s’approprier les pièces de cet hôtel particulier « au nombre impressionnant de boudoirs », n’hésitant pas à s’aventurer dans la chambre de « cet être biscornu ».

Un étrange modus vivendi s’installe. Les repas, pris en tête à tête, sont propices aux confidences et permettent de mieux cerner leurs personnalités. Mais « On peut s’épancher en demeurant secret ». Saturnine, qui enseigne à l’école de Louvre, ne manque pas de s’étonner de cette vie monacale, de misanthrope, privée de Paris, des autres et de la nature. Par flashback, le passé de l’Espagnol défile (son journal intime) et génère des discussions animées, nourries par des quiproquos. De vraies joutes verbales, des répliques mâtinées d’ironie comme une partie de ping-pong. Dialogues de sourds parfois. Ils s’entretiennent de religions. La foi, la Bible, le trafic des indulgences, au centre de leurs discussions animées, musclées car Saturnine, vindicative, perfide, tient la dragée haute à l’Espagnol. Dotée d’intelligence, de ruse, de perspicacité, armée de sang froid, elle fait preuve d’esprit de réparties, ce qui donne une impulsion au récit. Elle nous livre aussi ses pensées intérieures.

On s’étonne des attentions de cet hôte pour sa colocataire. Serait-elle la femme idéale, pour lui déclarer, puis réitérer, son amour « à la noix », à chaque occasion et même lui proposer de l’épouser ? Toujours est-il qu’il lui fait des surprises de taille, secondant ses paroles par des cadeaux. Ne lui remplit-il pas le frigo de champagne aux noms les plus prestigieux, « du velours doré » ? Ne lui confectionne-t-il pas une jupe champagne ? Un cake, véritable « gemmail », un « gigantesque saint-honoré » ? Ne réalise-t-il pas une série de 50 portraits d’elle, captant « le laid et le beau, le fragile et le solide » ? Comment ne pas être séduite par cette vie de pacha ?

Le lecteur tremble de voir Saturnine dans une telle promiscuité, d’autant que son amie Corinne avait tenté de la dissuader, craignant le pire à la voir se fourvoyer dans les rets de ce « serial killer ». Ce « grand d’Espagne » que la romancière affuble de tous les noms (provocateur, fou, malade mental) a-t-il l’étoffe d’un Barbe bleue ?

Ne risque-t-elle pas d’être victime du syndrome de Stockholm ?

Toutefois, l’absence de femmes au service de ce « psychopathe » lui met la puce à l’oreille. Taraudée par la disparition des huit femmes précédentes, elle aborde le sujet tabou de front. Même si Saturnine est capable de respecter cette zone interdite, sa curiosité est décuplée quant à ce qu’elle renferme. Elle cristallise aussi celle du lecteur jusqu’à ce que Don Elemirio obtempère et accepte d’y conduire sa colocataire. Et si pénétrer dans ce sanctuaire (servant aussi de labo photo), même convié par le maître constituait une entorse au règlement ? Toujours est-il que cette visite engendre un coup de théâtre qui va précipiter le dénouement.

Dans ce roman, Amélie Nothomb brasse la culture de trois pays : France, Espagne et Belgique (« ce plat pays », utilisant des belgicismes: cellulaire, Athénée, le peintre Khnopff) en les mettant en opposition et en pointant les différences.

Les couleurs s’y déclinent comme un arc en ciel. D’un côté, les ténèbres de la pièce interdite. De l’autre, «  la lumière en transparence des fruits confits », l’éblouissement de « l’or baroque » des tasses, un nuancier de jaunes.

Amélie Nothomb explore le sentiment amoureux, s’interroge sur le coup de foudre à retardement. Elle confie sa vision de l’Amour : « le phénomène le plus mystérieux de l’univers ». Les situations incongrues prêtent à s’esclaffer. Saturnine découvre le plaisir tactile, sensuel : « une étreinte amoureuse », grâce à cette jupe spécialement confectionnée pour elle. La caresse de la doublure, si douce, « d’une suavité exquise » la met « en transe ».Volupté lors des séances photos déclenchant le « crépitement de leur jouissance ». Les compliments fusent dans les deux camps. Sont-ils feints pour Saturnine ou serait-elle en train de succomber à une attraction fatale ?

La romancière soulève la question du jardin secret. Est-ce concevable de « violer le secret « d’un être cher ? Dans un couple, n’est-il pas prôné d’avoir chacun son territoire secret pour assurer l’harmonie ?

Amélie Nothomb excelle à nourrir le mystère par les mots employés (louche, histoire fumeuse, embrouille, sinistre, macabre réalité), à relancer le suspense, tel un thriller quand elle brandit le couteau sur la tempe sur « l’un des célibataires le plus courtisés ». Elle ajoute une dose de démesure : l’explosion des parents « un spectacle poignant, ces morceaux de grands d’Espagne dans le lustre et le ciel du lit ».

On perçoit les voix des disparues dans ce huis-clos, ce qui tétanise Saturnine.

Difficile pour le lecteur, même Nothombphile d’anticiper l’épilogue de cette love story, à sens unique, entre deux êtres radicalement opposés (âge, sensibilité).

A noter qu’ Amélie dope ses personnages au champagne, ce « divin nectar », son péché mignon. Elle distille des allusions à l’histoire (Henry VIII), aux faits divers (Dr Petiot), tisse la métaphore de l’œuf. Elle émaille aussi son récit de références littéraires (La Rochefoucauld , Gracián, Lulle) et de comparaisons insolites.

Elle retrace l’évolution de la photographie depuis Niepce (Polaroïd, Hasselblad…).

Pour parfaire le tout, la couverture de Barbe bleue focalise notre regard : le rouge ardent des lèvres se mariant avec bonheur à son chapeau sophistiqué.

Amélie Nothomb revisite le conte de Perrault, offre à son héroïne un ‘destin aurifère’. Elle signe un roman euphorisant, transcendé par l’amour, tout en contraste (des rires/ des pleurs, nuit blanche/nuit noire), pétillant d’humour, parfois noir.

Faute de pouvoir partager « caviar, vodka », lever notre flûte « en cristal de Tolède » en compagnie de ce duo improbable, portons un toast à Amélie Nothomb pour cette lecture roborative.

◊Nadine DOYEN

En septembre 2012, Amélie Nothomb publiera son 21ème roman et fêtera à Nancy ses 20 ans de succès !

Rentrée littéraire de septembre 2012

 

  • Parfums, Philippe Claudel de l’académie Goncourt – Stock

     

Dans ce recueil, Philippe Claudel déploie un accordéon de souvenirs d’enfance, d’adolescence. Ces courtes proses renvoient à des sensations olfactives, l’auteur déclinant tout une gamme : depuis les senteurs surannées, les fragrances les plus délectables aux odeurs les plus nauséabondes (fumier), écoeurantes, remugle.

En écho au tableau de Klimt de la couverture incarnant l’amour filial, Philippe Claudel parle en père attendri, regardant sa fille encore bébé dormir : « odeur de chair tendre, de crèmes et de talc ». Scène de tendresse dont l’auteur confie avoir été privé par son père peu démonstratif, mais compensée par une mère affectueuse.

En novembre 2011, l’auteur a choisi d’écrire Maison d’enfance , sur place, faisant ses adieux à cette maison « qui a perdu son parfum ». Il y convoque les souvenirs de son père (dont l’after-shave aux « arrogantes senteurs de menthol et d’agrumes » irritait ses narines), rend hommage à ses ancêtres dans « ce musée des vies défuntes », conscient qu’il devait garder traces écrites de tout ce passé.

Il évoque sa chambre mansardée où il découvrit son corps, la cigarette et où naquit son goût pour le cinéma. Il se souvient des « jeux cruels » auxquels il se livrait avec ses camarades, de sa vie de colon et des défis stupides.

Il se remémore un temps révolu : celui des bains au lavoir. Il ressuscite une grand-mère qui lui servait un bifteck parsemé d’ail « à la blancheur du jasmin » et de persil « à la senteur d’herbe vivante », des soupes parfumées.

Les traditions de décembre en Alsace offrent au palais des gâteaux « ensemencés de cannelle », « entêtante musique olfactive », le vin chaud.

L’attachement viscéral de l’auteur à l’Est de la France, à « cette Lorraine, paillasson de l’Europe » transparaît au fil des pages. Il s’étonne même, à « notre époque nomade » de n’avoir pas quitté son village natal de Dombasle. Avec le Munster : (source de différend au cœur de la famille), il nous livre une leçon de morale : ne pas se fier aux apparences. Il nous fait saliver avec la tarte aux mirabelles. Il confie avoir besoin de vivre à la lisière des forêts, pour « leur odeur luisante de résine ».

Il convoque Claude Gellée, et Émile Gallé, tous deux originaires de la région.

Il retrace sa période estudiantine à Nancy où il préférait l’Excelsior à la fac, se laissait envoûter par « l’odeur du café torréfié ». Il aborde une note plus grave quand il évoque la vieillesse, la maladie et « les odeurs d’eucalyptus, de camphre » des pommades, relents d’éther, de formol, la mort, « le parfum courbé » de la prison.

Il entremêle ses souvenirs d’adolescent ( les boums, les bals, les premiers baisers : « à l’odeur verte de l’angélique » des amoureuses qu’il séduisait sur la musique de Joe Dassin, la nudité et même le copain marginal qui cultive du chanvre indien).

Philippe Claudel ne cache son bonheur de sentir, chaque matin, au réveil la chaleur et le parfum du corps de son aimée.

Les textes défilent au rythme des saisons. La métamorphose de la nature se lit en contemplant « Le Gros Tilleul qui déploie son pollen farineux d’un jaune sourd ».

L’été rime avec goudron en fusion, moisson, conserves.

C’est en janvier que l’alambic donne naissance à « un moût entêtant et bulleux ».

Révolue aussi, l’époque où le chauffage au charbon diffusait « une fumée âcre ».

Au printemps l’acacia en fleurs exhale « des odeurs de miel et de primevère ».

L’automne apporte les brouillards, qui emprisonnent « les odeurs de la terre ».

Du kiosque parviennent « des effluves de tuiles moussues, de coke, de suint… ».

Un peu d’exotisme, en nous embarquant pour Venise ou Cuba où l’on sent «le rhum, la sueur et le cigare ». Quand il voyage, Philippe Claudel a pour repères l’église : « sa maison portative » où il retrouve cette odeur « de cire, de myrrhe et d’encens » et le marché qui distille un « mélange d’odeurs effroyables et délicieuses ». Ce qui lui fait affirmer que « Chaque mot diffuse dans la mémoire un lieu et ses effluves ».

Philippe Claudel recourt à une pléthore d’énumérations (pour évoquer la mort végétale des fleurs ou le contenu des « urnes transparentes », les légumes cultivés, les poissons, «  l’obituaire du petit commerce »), de comparaisons( « ses grands cils comme de fragiles et délicates persiennes ». Les descriptions sont d’une grande précision, riche en adjectifs. Le style est varié, le vocabulaire raffiné (« le jour abdique ». L’auteur affiche une propension à recourir à l’anthromorphisme : « Le fourneau attend, comme une bête affamée », « Les tomates pleurent leur jus ».

Il ne faut pas uniquement être ‘un nez’ pour apprécier ce recueil aux accents nostalgiques et poétiques (citant Baudelaire, Cendrars, Giono), car les couleurs s’y démultiplient : « Le ciel enfantera ses couchants roses, ouatés d’orange et de bleu pâle »; variations du « rose tyrien, au parme, au garance », une eau bleue « s’irise de vert » ; ainsi que les saveurs (salicorne crue, tisane, colle « au parfum d’amande fraîche » et les bruits (grésillement du lard, pétarades des bécanes, chuintement…).

A travers ses souvenirs revisités, Philippe Claudel nous fait partager des lieux, des aliments, des anecdotes, ses émotions, le tout lié à des odeurs, des personnes chères.

L’auteur s’y livre sur un ton confidentiel, avec pudeur et sincérité et nous offre « le fleuve merveilleux, mille fois ramifié et odorant, de notre vie rêvée, de notre vie vécue, de notre vie à venir ». Il glisse une pointe d’humour quand il décrit le différend causé par le Munster ou quand il compare les attributs masculins lors des douches.

Philippe Claudel signe un recueil à 63 entrées, sous l’égide de la remembrance, qui permet d’ exhumer son passé, ses goûts, ses connaissances halieutiques , ses lieux d’écriture et remonter à sa vocation d’écrivain.

A noter que la dédicace met en exergue la fidélité et le confiance entre un éditeur et son auteur.

L’atout de ce livre ? Il peut se savourer à petites doses, se lire dans le désordre, selon l’attrait des mots clés, classés par ordre alphabétique.

Parfums réveille, à coup sûr, nos propres souvenirs en titillant tous nos sens.

◊Nadine DOYEN

Philippe Claudel sera présent au salon du livre de Nancy

qui aura lieu les 14 et 15 septembre 2012

Citoyen Park, Charly DELWART——-Rentrée Littéraire 2012

Citoyen Park, Charly DELWART, roman, Seuil, rentrée littéraire 2012, 486p.

Un pavé littéraire de presque 500 pages nous décrit l’ascension de Park Jung-wan conditionné pour créer un univers qui n’appartient qu’à lui. La rivalité entre le Kamtcha du Nord et le Kamtcha du Sud rappelle sans contestation possible celle qui oppose le régime ultra-totalitaire de Kim Jong-il (gouvernant héréditaire qui succède à son père ; son fils prendra la relève en 2011) et la démocratie de la Corée du Sud.

A travers ce roman, fictivement situé au Kamtcha du Nord, c’est toute l’histoire souvent trop méconnue de cette région du Nord-est asiatique, de 1941 à nos jours, qui transparaît. La dictature s’impose de plus en plus à la population qui va se retrouver à vivre en circuit fermé dans des conditions déplorables.

Le père de Jung-wan, Min-hun, est décrit comme un libérateur, un véritable héros, qui a sauvé son pays du joug japonais. « Min-hun, dès son plus jeune âge, est convaincu que les Kamchéens doivent regagner leur indépendance ». Pour atteindre cet objectif, aucune autre solution que la révolution : « La lutte était devenue impérative ». Il fallait mettre tout en œuvre : « S’il (Min-hun) n’y arrivait pas un jour, cela reviendrait à la génération suivante, à son fils, et à son fils à lui… jusqu’au jour où les envahisseurs seraient partis ».

Et Jung-wan, fils de Min-Hun, n’est pas aussi adulé que son père. Et pour cause. Pour lui, l’ennemi, c’est aussi tout ce qui s’oppose à sa conception du pays, à l’impérialisme américain, à la résistance, à toute forme d’opposition, qu’elle soit lointaine ou proche… Tout ce qui est contre doit disparaître ! Jung-wan confond rêve et réalité ; il se crée un rôle de défenseur absolu et n’en démord pas même si des doutes – mais vite balayés – surgissent dans son esprit. Il se considère en même temps comme un dieu vivant et fictif (son parcours en tant que réalisateur qui se veut l’égal des grands « hollywoodiens »), pour qui rien n’est trop beau, rien n’est trop cher, même si tout cela n’est qu’illusion, même si son peuple, que n’épargnent même pas les conditions climatiques dantesques, vit dans la misère la plus complète.

« … il a décidé que la réalité ne le regarde pas, qu’elle ne regarde pas non plus le reste du monde ». L’important n’est-il pas là : « Vingt-quatre millions d’individus l’applaudissant, qui lui font croire que cela leur fait plaisir à eux aussi car dans un jeu de dupes, si personne n’était dupe et que le jeu continuait, cela revenait au même que si tout le monde l’était ».

Jung-wan impose une dictature implacable (tout opposant ou tout risque d’opposition est systématiquement supprimé), imposée à toutes et à tous ; il n’hésite devant rien pour que son spectacle continue, prenant pour prétexte l’indépendance de son pays, la défense de la cause socialiste, la lutte contre la fourbe Amérique…

Chaque page de roman fort décrit comment un seul homme peut transformer par idéal un pays délivré d’un joug en une véritable prison. Nous sommes au XXIème siècle, c’est tout dire !

L’écriture de Charly Dewart est extrêmement puissante et porte à réfléchir. Chacune de ses phrases est construite selon un canevas bien précis et tend à accentuer ce malaise parce que nous savons pertinemment que la fiction ne dépasse pas toujours la réalité !

Charly Delwart a aussi publié deux autres romans au Seuil : Circuit en 2007 et L’homme de profil même de face en 2010

◊Patrice BRENO