Claude LUEZIOR, SUR LES FRANGES DE L’ESSENTIEL, suivi de ÉCRITURES, Éditions Traversées, Belgique, 2022

Une chronique de Kathleen HYDEN-DAVID

Claude LUEZIOR, SUR LES FRANGES DE L’ESSENTIEL, suivi de ÉCRITURES, Éditions Traversées, Belgique, 2022


« Sur les franges de l’essentiel… », cette première partie de titre incite à vérifier ses connaissances verbales avant d’engager la lecture. Selon le dictionnaire, le mot « frange », outre la coupe de cheveux bien connue, désignerait, entre autre, « une limite floue entre deux choses, deux notions », ce qui lui ouvre grand les portes du possible. Quant à « l’essentiel », s’agissant ici du nom, il désigne ce qui est le plus important, vaste domaine s’il en est. Avec cette belle formule, Claude Luezior fait preuve d’une prudente modestie. Mais à la lecture de la centaine de pages concernée, c’est bien l’âme du poète, sa culture, son talent, ses désirs comme ses souffrances qui nous sont révélés en multiples circonstances de la vie.

Et pourtant, il semblerait que « l’essentiel » se trouve encore au-delà de cette première partie. Écrire, n’est-ce pas, en effet, ce qui donne tout son sens à la vie d’un auteur et d’un poète ? Que vont donc nous apprendre les « Écritures » ? Dès le premier poème intitulé « Liminaire », Claude Luezior exprime son besoin vital d’écrire et en révèle les effets. D’où peut-être, « une urgence (…) celle d’aimer ». L’amour, source inépuisable de l’écriture poétique. « Les éclats d’une vie » passée ne suffissent plus à faire naître des images, ni à maîtriser mots et syntaxe, ni même à combler les silences. Alors « L’urgence a repris le pas sur la lassitude » Ainsi est née « Écritures », fascinante trace d’un « Acte irréversible où l’écrivant avoue sa condition humaine tout au bord de la mise en cendres. » Le poète élargit ici le caractère sacré des Écritures religieuses à l’écriture elle-même.

« Écrire, c’est officier sous la voûte des étoiles, c’est chercher le gui à mains nues, sur les ramures des chênes. » 

nous dit-il dans « Hallucinogènes » dernier poème du recueil où « les mots sont une drogue ».

Usant de son art de la métaphore, Claude Luezior va les costumer et les mettre en scène dans d’improbables  et savoureux scenarios poétiques. Au poète en devenir, il conseille « Burine ta page », puis « Les mots en bandoulière, pars à ta propre conquête jusqu’à ce que poésie s’en suive. » Même « … vagabonde, migrante, par nature métissée », la langue ne trouble pas le poète ébloui par « … l’infini arc-en-ciel d’un ailleurs ». Il n’en sera que plus prolifique « Au matin des mots », mettant nos « Papilles » littéraires « en extase ». Sans surprise, on apprend que ce « Bricoleur de mots » n’apprécie guère « … le clavier sans âme », lui qui se désole et lance une « Alerte ! » pour un « … un mot d’amour : échappé ! » Pareillement, il se fait ardant défenseur de la virgule : « Une prose sans virgule n’est qu’un brouhaha de lettres, … » Mais le pire n’est-il pas que « Certains prétendent que le Verbe est mort. » ? Alors, « En guise de requiem », le poète propose à cet ancien « copain » de « … partager une dernière tranche de pain ». Ces quelques exemples ne sont qu’une modeste mise en bouche avant le véritable festin des mots que Claude Luezior a concocté. Lecteurs et lectrices, régalez vous !

©Kathleen HYDEN-DAVID

JUSQU’À LA CENDRE de Claude Luezior, préface de Nicole Hardouin, tableau de Jean-Pierre Moulin, Editions Librairie-Galerie Racine, Paris, 92 pages

Une chronique de Kathleen HYDEN-DAVID

JUSQU’À LA CENDRE de Claude Luezior, préface de Nicole Hardouin, tableau de Jean-Pierre Moulin, Editions Librairie-Galerie Racine, Paris, 92 pages

ISBN : 978-2-2430-4733-2


Que nous annonce ce titre qui résonne comme une prédiction divine ? Qui ou quoi sera brûlé ? 

Le lecteur serait-il convié à une croisade de l’âme ? 

Chevauchant de page en page, sabre au clair, le poète va au devant de la souffrance pour mieux l’affronter, qu’elle soit sienne ou celle de l’autre. Sa main « … combat/jusqu’à l’ultime phalange//à la plume, au couteau/et jusque la trame/pour une flaque de lumière… » Il ne se contente pas de vouloir « éteindre en moi/ces restes d’incendie/qui ravage ma peau… » mais au contraire, c’est l’humanité qu’il interpelle pour « entendre ensemble/ces révoltes, ces brandons/qui nous ont fait vivre/avant l’autre voyage/ pour lequel on oublie/son passeport dernier ». 

Des appels à la résistance qui peuvent être parfois bien ciblés car « le scribe sans relâche/bouscule ses impasses ». À qui, si ce n’est à tous les poètes, recommande-t-il de « résister/aux gardiens du Temple/à ceux qui vocifèrent/leurs lois et leurs chaînes ». Mais il arrive aussi que les malheurs ne suscitent qu’indignation et colère : la guerre, comme en 14/18, quand «devant soi/se hérisse/la mitraille//cela/tout cela/pour un arpent/ de terre sale ». Le Djihad dont les « vengeances poisseuses/ne sont que reliefs d’une haine/pour fanatiques vidés d’esprit ». Alors le poète face à « … la liturgie d’une guerre que d’obscurs criminels barbouillent de sainteté », suggère une issue aussi belle que sage : « Frère au pays des Hommes,/peut-être devras-tu, toi aussi/réapprendre un jour à m’aimer ?

Pour raviver la mémoire des peuples, pourquoi pas une visite aux catacombes, là où s’empilent les épisodes mortuaires de l’histoire du monde, « violence/fracassée/que distillent/encore/les millénaires//violence clandestine/perdue/éperdue/enfouie dans le sol ». Ne pas oublier car c’est là « … le terreau de mille autres holocaustes ». Le poète avoue sa profonde compassion pour les martyres « alter ego/que l’on massacre/au nom d’une race/dite pure//comment prétendre/désormais/faire partie/du clan/homo sapiens ? » L’amour sans doute saura nous y ramener, l’amour et ses mots à la délicieuse saveur. « … je t’écrirai ces mots/de mes lèvres humides/comme pour effacer le voile/qu’un désir encore humecte (…) je dénouerai mes syllabes (…) je t ‘écrirai l’inachevé/au seuil d’une page/que l’absence épuise ». Et la force des mots, « ces mots portant fièvre/que l’on hume/tel un alcool de contrebande », fait s’épanouir les sentiments.

Grâce à eux naît le poète « … cet être qui lacère ses idées de mots étranges, conjuguant souvent verticalité, rimes et rythmes qui donnent à sa parole un air de prière ou de chanson. » Pourtant, cette virtuosité n’exclut nullement le doute au point d’envisager l’inutile, de frôler le reniement, « Inépuisable kaléidoscope du verbe qui s’effrite et se délite, pour finalement ne rien dire, ou si peu. » Or, au fil des pages, les mots du poètes ne cessent de s’opposer à ce doute. Ainsi, par exemple, comment ne pas comprendre la signification de cette métaphore de la séparation, « au seuil/de ton abbatiale/suis-je l’unique/défroqué ? » Ou encore, peut-on ignorer que le poète rend les armes au désir quand il écrit « déplier/petit à petit/ses vertiges/de femme//et noyer ma bouche à ses nectars de Messaline ». 

A l’instar d’une femme, un mot peut rendre fou le poète au point de lui consacrer plusieurs pages. Tel le mot « papier » et ses innombrables duos, prétextes à de courts récits incisifs. Par exemple : « faux papier/sans papiers//leurs mots sans foi ni loi, sans poche ni frontière, pour poètes à l’abandon et migrants en quête de liberté »

Rien d’étonnant non plus à ce que le poète nous avoue qu’il est prêt à « combattre, la fleur au fusil, la plume en bandoulière, juste pour défendre un recueil de poèmes. » Mais en ouvrant le livre, le lecteur doit s’attendre à découvrir bien d’autres combats pour repousser le mal comme pour accepter le bien, cruel paradoxe, fondement de l’humanité. C’est le journal d’une véritable épopée que nous livre le poète, celle d’une vie où doit se concilier raison et émotions. Cette dualité se manifeste, entre autre, par l’usage en alternance de la verticalité de la poésie et de la prose poétique. Jusqu’à la dernière page, l’intensité émotionnelle ne faiblit pas et provoque chez le lecteur un désir de recueillement, quelque chose comme « un silence d’après l’amour, où le monde se résume en respiration partagées. »

©Kathleen HYDEN-DAVID