Par Marc Wetzel

Hommage à Jacques BASSE
Jacques Basse, par ailleurs poète et peintre né en 1934, a cette autre activité, qu’on considèrera exclusivement ici, de dessiner des portraits selon photos. Il n’a donc, pour la plupart, jamais rencontré les six cents personnes (personnalités) qu’il figure. Il ne prévient pas, se procure un cliché, fait (facilement, rapidement – « sans effort ni délai », dit-il; il pouvait, du temps de ses bons yeux, en faire trois par jour) son dessin, l’envoie au concerné, demande en retour un autographe et un petit texte. Et, presque infailliblement, les obtient.
Gens de foi, gens de loi, gens de laboratoires et théories, gens d’idées, gens de soins, gens de scène, gens d’affaires publiques, gens d’aventures et explorations, gens du monde sonore et, bien sûr, – et de plus en plus souvent – gens de mots, poètes surtout, tous, ébahis, flattés, mis si étrangement en demeure de cautionner leur apparence (toujours commune, au sens où Basse use volontiers de leurs images moyennes et connues, et ordinaire, au sens où ce sont photos sans grande pose ni effets, prises à la vient-vite et comme lucidement fidèles, sans apprêt ni recul) répondent présents et le signalent.
Le résultat, particulièrement déroutant, peut se nommer : un bestiaire de célébrités quelconques, un virtuose florilège de physionomies de gens réputés et marquants. Qu’ont-ils en commun ? Ils auront fait quelque chose d’eux-mêmes (ce sont des visages qui ont, d’une manière ou d’une autre, su se servir de leur partie supérieure), et auront dû réagir à une image d’image d’eux-mêmes (écrire, en quelques mots, comment leur moi constate qu’en effet lui ou elle, là, c’est bien ça, car ça l’est incontestablement, et qu’en même temps un inconnu a décidé de prendre pour modèle d’eux une image et de leur en faire à la fois gratifiant et indéclinable cadeau public).
Les portraiturés sont embarrassés par le principe (comment dédicacer une image offerte et subie de soi, sans devoir grotesquement se prendre pour une oeuvre ?), et soucieux des conséquences (quel usage aura-t-on d’une si baroque galerie de sortes de flyers mémoriels, où Lévi-Strauss doit côtoyer Poivre d’Arvor, Jean-Marie Pelt Philippe Bouvard, Jacques Lanzmann François Fillon et Jaccottet Ruquier, et chacun des 592 autres ces huit-ci, ou inversement ?). Dans cette Académie informelle (mais extraordinairement figurative !), nul ne choisit ses collègues. Basse n’a, pour tous, entériné au profit de chacune leurs valeurs qu’en piégeant les unes auprès des autres leurs vérités. Ou l’inverse ? En tout cas, cette oeuvre si caractéristique et perdurable est délicieusement problématique, autant pour ceux qui constatent avoir assez réussi leur vie pour y figurer, que pour celui (c’est mon cas) qui échouait à s’en figurer pleinement … la raison ultime.









Ainsi, systématiquement, Jacques Basse prend pour modèle (de son dessin) une image (photographique, prise ailleurs et par un autre). Non par respect de l’art photographique même (sinon, il photocopierait le cliché, et voilà tout), mais par intérêt pour ce qu’une photo (plutôt qu’une présence réelle, une pose physique) doit être seule à pouvoir lui présenter : une présence personnelle sans la personne, c’est à dire – comme me le suggère Lieven Callant – une expressivité sans chair, qu’on peut, presque comme on ferait d’une chose, transposer sans en être troublé . Et, on l’a dit, il rencontre rarement – en tout cas facultativement – ses portraiturés : il ne fixe donc rien, complémentairement, de mémoire (la figuration sensible qu’il considère devant lui, pour la reproduire, n’est pas plus mentale qu’elle n’est réelle). Travaillant l’oeil sur le cliché de quelqu’un, il interprète (par dessin) une figure photographiée. Cette méthode de redoublement délibéré de l’image le fait nous présenter une version de ce qui lui était déjà (matériellement), non pas présenté, mais représenté. La question est donc : interpréter (graphiquement) une image, comme le fait à chaque occasion de son travail Jacques Basse, est-ce imagination, est-ce redoublement délirant (lubie ou folie), est-ce connaissance, est-ce perception ? On peut – en se servant d’indications précieuses d‘André Comte-Sponville – saisir que cet acte est en même temps les quatre, et aucun pourtant, sinon un énigmatique cinquième genre d’acte, qui fait probablement le mystère de cette oeuvre. Ce que l’ami philosophe pense, c’est en effet ceci : l’imagination nous libère du réel, mais en nous en séparant (car son irréalité nous fait perdre la présence nécessaire dont seul le réel nous instruit); la folie nous en sépare sans nous en libérer (car elle est une imagination qui s’ignore, et une évasion qui s’emprisonne dans l’ailleurs); la connaissance nous libère du réel sans nous en séparer (car, faisant saisir ce qui fait que les choses sont ainsi, la nécessité qu’elle révèle y être à l’oeuvre ne nous fait plus autant obstacle); la perception, enfin, nous relie au réel sans nous en délivrer (car elle ne nous rapproche de lui, ne nous rapporte à lui, qu’en nous enchaînant aux moments ou aspects sensibles que cette perception unifie).
Or, que fait Jacques Basse en interprétant graphiquement un portrait photographique ? Il perçoit l’image-support autrement, mieux, plus librement que nous; ou, plus exactement, il saisit les éléments sensibles constituant l’image photographique comme susceptibles d’une autre unification que celle qui fut enregistrée par le photographe et fixée sur la photo. Pour lui, l’image photographique n’est qu’un instantané technique, dont il refuse d’entériner la perception acquise, qu’il veut et sait redécomposer en ses sensations élémentaires pour les rassembler autrement, les ramener (et pour ainsi dire rameuter) à une autre unité possible d’elles, qu’il peut à son tour rendre visible. Il a le regard légitimement libre (car toute photographie, à deux dimensions, est déjà une transcription, un choix du rendu d’apparence – Basse ne dessine pas selon une tête sculptée, car, à trois dimensions, buste et sculpture ne seraient plus véritablement des portraits, devant interpréter leur propre sacrifice d’une dimension, et assumer l’artificielle platitude née de cette amputation, mais déjà des essais de présence directe), et, en même temps, prophétiquement nécessaire : pour dessiner un modèle présent en chair et en os, il suffit, en plus du talent, de psychologie; mais pour dessiner sa représentation photographique, il y faut un tout autre genre d’observation, à la fois pré- et post- psychologique, c’est-à-dire un discernement simultanément physiologique et métaphysique.
Cet art, si singulier, du portrait sur image dépasse donc à la fois la motivation de croquer de la présence personnelle (que reste-t-il d’un psychologique « intérêt pour l’individu » quand il s’est ainsi incroyablement multiplié par six cents ?!), et brouille, spéculativement, la distinction pourtant centrale partout ailleurs, entre idole et icône (l’idole est un dieu qu’on croit voir en oubliant qu’il n’est qu’une image; l’icône est un dieu comme il paraît lui-même nous regarder, nous faisant oublier que la condition glorieuse, l’arrière-cour sacrée depuis laquelle il nous considère est née d’un regard d’homme). Or que font ces centaines de portraiturés ? Ils nous présentent ce que quelqu’un a su refaire de leur image, les libérant d’une première image qui les aura séparés d’eux-mêmes, et, dès lors, les liant à une délivrance désormais sous les yeux de tous. Ils sont en vadrouille conditionnelle, en liberté surveillée par un talent qui nous les expose. En un sens, donc, toutes ces personnes sont à la fois figurées, connues, hallucinées et perçues ; en un autre, elles bénéficient d’une présence inédite, née d’un travail de démantèlement-virtuose et de réunification-surprise d’aspects déja présents ensemble, donc cohérents (sur un cliché déjà existant, et fidèle), mais réinterprétés, de bout en bout, au crayon, donc jugeant non-valides leurs purs traits photographiques, fixés d’abord comme avait agi sur eux (et avait été interceptée physiquement) la lumière réelle, mais invalidant de facto (présence nécessaire, mais non-suffisante !) ce qu’on pourrait appeler un premier état de personnes … Basse nous fait ainsi percevoir ce qu’il a réimaginé de présences fixées, en nous faisant connaître notre folie même de la représentation. Il a bien réuni, d’où notre trouble, les quatre modes (si peu compatibles entre eux) de notre présence d’esprit au monde. Incroyable réussite d’une nette impossibilité !
Qu’accomplit-il ainsi ? Un autre philosophe contemporain – Francis Wolff – a bien montré que quatre choses sont faciles à la parole, dont les images sont pourtant incapables : d’abord montrer l’abstrait, la présence générale ou figurer un concept (une image peut présenter telle ou telle couleur, mais non représenter la couleur, comme le fait tout de suite, lui, le mot « couleur »); ensuite exposer une négation (toute image affirme ce qu’elle expose; elle ne peut dire de ce qu’elle contient que « voici … »; pour prétendre montrer que « ceci n’est pas une pipe », il faut le formuler, donc le dire); encore, exhiber du pur possible (le subjonctif et le conditionnel n’ont aucun équivalent plastique, puisqu’une image ne peut évoquer son contenu qu’indicativement et tel quel); enfin l’image ne représente qu’au présent (comme dit Wolff, à voir son image, on ne peut pas déterminer si une personne est vivante ou morte, et les paradoxes si aisés à prononcer – je suis mort récemment, ou je ne naîtrai que dans quelques millénaires – sont sans effigie, sans équivalent illustré possible). Mais c’est là la force d’indécidabilité supérieure de l’image : que serait l’imagé hors d’elle ? Quelque chose ou rien ? On ne sait pas. On n’est même pas sûr, devant elle, de ne pas halluciner (et si ce que l’image représente hors d’elle, pour nous, était « réellement présente » en elle ? Si son anodine fiction était une redoutable hantise ? etc.).
Les images créées par Jacques Basse, qui sont donc clairement toujours des portraits de portraits, sont donc déroutantes où on n’attendait pas qu’elles puissent l’être, car, devant elles, on sait qui l’on voit (la personne est connue, il y a son nom, elle a contresigné son image etc.), mais on sait d’autant moins ce que l’on voit. Pour reprendre les termes de Wolff, une image normale « représente » ce qu’elle n’est pas (elle est présente, mais ce qu’elle représente ne l’est pas), et n’est pas ce qu’elle représente (elle est, toute seule, l’image, mais n’est qu’indirectement, que pour nous, qu’en effet de présence, l’imagé) : dans un cliché, on voit le portraituré dans son portrait, ou le portrait comme le portraituré qu’il montre; mais dans un dessin sur cliché de Jacques Basse, que voit-on ? On voit, exceptionnellement, une double absence (l’image dessinée fait voir, en l’absence de la photographie de départ, l’absence de la personne réelle que cette photographie, déjà et comme telle, montrait), et, en même temps une double présence (l’image dessinée a en elle-même la propriété de rendre présent le cliché qui rendait déjà lui-même présente la visibilité de quelqu’un).
Pourquoi ce procédé est-il, dès lors, particulièrement troublant, quand il figure des poètes ? Parce qu’ils sont les seuls dont la parole a vu quelque chose qui soit déjà un portrait de la réalité (et même, si leur voix est bonne, un autoportrait par délégation d’elle). Les écoutant ou lisant, on a quelque chance de saisir ce qui, dans l’être des choses, assure leur incessant passage à l’acte. Et dans l’être des personnes ? Aussi. Simplement, on ne peut pas fonder la conscience (on ne peut légitimer la présence de la conscience qu’en la supposant déjà là, et l’inconscient lui-même n’apparaît qu’à la conscience). Mais qu’importe : on ne peut pas non plus fonder les mathématiques (car leur propre fécondité leur est un mystère; les structures formelles qu’elles mettent rigoureusement en oeuvre dans l’esprit humain, elles n’en reçoivent pas la puissance morphogénétique, le dynamisme vivant, de lui, mais d’ailleurs), ni d’ailleurs la morale (la relance active du Bien que celle-ci encourage et justifie, en court-circuitant la violence et privilégiant ses victimes lui est, aussi, un mystère : le coeur découvre en lui une générosité, une réciprocité transitive (je ne peux pas, disait Michel Serres, rendre à mes parents, mes modèles, mes institutions ce qu’ils m’ont donné, mais je peux faire l’effort équivalent d’en devenir méritoirement pour d’autres) qu’il ne se doit pas (le coeur se doit le pouvoir de vouloir le bien, mais non le bien, en général, de pouvoir vouloir). On ne peut donc pas fonder la conscience, mais on peut montrer ceux qui (les poètes) nous rendent celle que leur parole sut extraire et obtenir de la nature. Comme le sourd sur les lèvres, notre artiste lit assez sur les traits des inspirés pour en faire deviner la puissance (pour nous, sans lui, à jamais) muette.
Jacques Basse, 88 ans, a ainsi, dans cette oeuvre de toute une vie, montré ce dont la poésie est directement capable, en montrant indirectement (par images d’images) les poètes qui s’en sont montrés dignes. Il n’y a pas d’équivalent connu d’une telle entreprise. « Le tracé poussé avec adresse jusqu’à l’âme devient un privilège » dit, avec justesse, l’auteur. Mais avoir distribué ainsi son privilège n’est plus simple justesse, mais bonté. C’est diffusion du pouvoir secret des coeurs. Qui montre mieux ?
©Marc Wetzel
On pourra s’informer, plus complètement, de l’oeuvre de l’auteur sur son site : Jacques Basse
et y saisir comment mieux approcher, ou se procurer, les divers tomes de cette anthologie continue de portraits aussi surprenants qu’exemplaires.
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