UN LIVRE NOUVEAU SUR TOYEN (MARIE ČERMÍNOVÁ), LA PLUS FRANÇAISE DES PEINTRES TCHÈQUES

UN LIVRE NOUVEAU SUR TOYEN (MARIE ČERMÍNOVÁ), LA PLUS FRANÇAISE DES PEINTRES TCHÈQUES


Andrea Sedláčková, écrivain et réalisatrice, a publié en 2023 à Prague la première biographie de la célèbre peintre surréaliste Toyen, née en 1902 à Prague et qui a séjourné en France dès 1925 avant de s’y installer  définitivement dès 1947 et d’y vivre jusqu’à son décès en 1980. D’autant plus définitivement qu’elle devint dès 1948 une exilée fuyant la dictature stalinienne qui s’installait alors en Tchécoslovaquie. Son œuvre fut alors interdite puis progressivement tolérée en 1965-1968 quand le Printemps de Prague la consacra parmi les plus grands plasticiens du siècle. De 1969 à 1989 elle fut à nouveau interdite. Depuis 1989, elle est devenue un classique de la peinture tchèque contemporaine. 

Le livre de Sedláčková, « Toyen, la première dame du surréalisme » (en tchèque, Prague, éd. Prostor, 575 pages) révèle la vie quotidienne, pas seulement les tableaux (plus de 200 reproductions, hélas souvent pâlichonnes) de cette dame aussi secrète qu’engagée dans le mouvement surréaliste de son début jusqu’à son décès. Elle est fidèlement aux côtés d’André Breton et partage publiquement toutes ses positions en faveur de la liberté inconditionnelle et de l’égalité sociale. Elle est aussi clairement féministe, luttant dans son art pour que la femme occupe une place centrale dans une esthétique libérée en tant que représentation prioritaire de la beauté et de sa réalisation par le rêve réalisé. L’auteur montre la qualité incontestable de son œuvre de l’avant-1947, et, ce dès les années 1920, époque de sa vie fort méconnue en France. 

La place centrale de l’inconscient, notamment érotique et sa révélation par le jeu et les images fortes, en parallèle, des résistances mortifères à son avènement, sont d’une audace et d’un approfondissement constant tout au long de son parcours. Et ce, malgré sa pauvreté matérielle « aggravée » pas son sens de la dignité et de l’honneur personnel intransigeant. Sedláčková est la plus novatrice par sa chronique de la vie quotidienne de Toyen et du contexte particulièrement éprouvant qu’entraîne son refus de toute compromission, que ce soit sur le plan économique, social, relationnel sur le plan intime et bien sûr politique. C’est ce qu’elle exprime dans son art où elle parvient à utiliser pour les dépasser peur (de la police politique STB), chagrin dû à la mort de ses compagnons (le peintre et poète Jindřich Štyrsky puis le poète Jindřich Heisler) et solitude fondamentale que ne tempèrent que son art et ses compagnonnages avec ses camarades surréalistes.

Jindřich Štyrský et Toyen à Paris en 1929

Notons pour finir que ce livre important souffre de quelques oublis, notamment sur le fonctionnement et les activités, en particulier politiques, des groupes surréalistes français mais aussi tchèque et slovaque (notamment en 1968), sur le peintre Josef Šíma à peine cité (voir mon article «Notes sur le peintre Josef Šíma » in Bulletin de l’AFTS, n° 4, 2023) et sur le poète Ivan Blatny (voir mes traductions et surtout la somme de Martin Reiner, Básnik / román o Ivanu Blatném, (Prague, éd . Torst, 2014, 595 p.), complètement occulté. Enfin, il y a de trop nombreuses fautes d’orthographe et d’accord de mots français, surtout de noms de personnes, de lieux et de titres d’œuvres ou d’institutions, enfin d’erreurs sur la géographie, signe, hélas, du déclin de la connaissance du français et de la France en République Tchèque. 

En 1981, son vieux camarade le peintre Ivan Blatny écrit à Toyen :

 « la lumière rose des buissons de mai / des ateliers de Toyen / se diffuse par la fenêtre / et le drapeau surréaliste flotte au vent. / 

Il a un dragon et une tête de tortue, / des pivoines, de l’herbe fauchée / et se déploie au-dessus / de Colombes sur Seine » ( en tchèque in Reiner, op.cit.).


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LE ROMAN FONDATEUR DES LETTRES ET DE L’IDENTITÉ UKRAINIENNES : LES CHEVAUX DE FEU DE MYKHAÏLO KOTSIOUBYNSKY

LE ROMAN FONDATEUR DES LETTRES ET DE L’IDENTITÉ UKRAINIENNES : LES CHEVAUX DE FEU DE MYKHAÏLO KOTSIOUBYNSKY

par Vladimir Claude Fišera

        En septembre 2022, paraissait dans une traduction de Jean-Claude Marcadé aux éditions Noir sur Blanc une deuxième édition en français, vingt et un an après la première, en 2001, du roman en ukrainien de Mykhaïlo Kotsioubynsky (1864-1913) Les Chevaux de feu dont le titre original est Les Ombres des ancêtres oubliés, paru en 1912. Cet ouvrage connut un succès remarquable en Ukraine après l’apparition en 1965 du film Les Chevaux de feu qui donna ce nouveau titre au livre du fait de l’immense succès du film éponyme de Sergueï Paradjanov, chant du cygne de l’école de Kyïv ou « école picturale », avant le regel culturel brejnévien. Le cinéaste, Arménien vivant à Kyïv depuis 1954 et marié à une Ukrainienne, dont le film est en ukrainien-ruthène et non en russe, fit découvrir le monde des Houtsoules d’Ukraine Carpathique, à l’ouest montagneux du pays. Cette région, intégrée dans l’empire autrichien fut partagée en 1918 entre la Tchécoslovaquie et, partiellement, la Roumanie avant d’être conquise entièrement par l’URSS en 1945. La première traduction du livre paraît alors que le monde découvre l’Ukraine, devenue indépendante le 1er décembre 1991, qui se révolte à partir de novembre 2000 contre ses dirigeants dévoués à Moscou et à la russification du pays. La guerre actuelle, venant après les révoltes de 2004 et 2013 et l’indépendance réelle à partir de 2014, explique la réédition de ce livre aujourd’hui.

         Œuvre décrivant une société traditionnelle d’éleveurs chrétiens d’Orient (gréco-catholiques –ou uniates– et orthodoxes) mais conservant des éléments animistes et magiques, elle est surtout un tableau du type géoculturel ukrainien avec sa « complexion psychologique et culturelle » qui diffère  de celle de la Russie et des Russes selon Kotsioubynsky cité par Jean-Claude Marcadé dans sa préface. C’est aussi, en plus des descriptions de la nature très bien rendues par Paradjanov, un Roméo et Juliette ukrainien, relatant l’amour interdit et tragique d’Ivan et Maritchka,  tout jeunes paysans de deux familles sauvagement ennemies : Paradjanov explique  que « nous voulions faire un film sur l’homme libre, sur le coeur qui veut s’arracher au quotidien » (in ibid., préface citée). Ceci prenait une dimension protestataire dans la société  soviétique étouffante de l’époque comme c’était déjà le cas dans l’Ukraine démembrée et opprimée de 1911. En effet, ces paysans isolés enrichissent l’identité ukrainienne spécifique avec leur leurs us et coutumes, leur dialecte imagé et savoureux et leur vitalité, leur résilience et leur harmonie avec la nature environnante. Toutefois, leurs tares patriarcales, leur propension à la violence et à la panique superstitieuse ne sont pas occultées mais s’inscrivent dans une authenticité ukrainienne quintessentielle, toute différente de celle des Russes.
        L’ouvrage devient aujourd’hui un modèle pour la littérature ukrainienne actuelle, singulièrement pour l’autre livre de référence qui en reprend partiellement les thèmes et le cadre régional (celui de la Boukovine voisine), Daroussia la douce (évoquant sur de nombreux points Ivan et Maritchka qui est aussi Maroussia) de Maria Matios, publié en 2004 (voir ma recension in Traversées, version en ligne, 15 mai 2023). Ivan, berger comme Daroussia, passe pour fou car, comme elle et comme Maritchka, il fait un avec la nature, s’exprime par la danse, le chant et la musique de sa flûte comme l’ami excentrique de Daroussia avec sa guimbarde. Ivan sait que l’esprit du mal règne sur le monde et ne craint pas la hache des patriarches violents, les « maîtres » ni la cupidité lubrique de leurs complices féminines.  

       Il perdra sa bataille contre les esprits de  la forêt et de la montagne, les esprits mauvais car il y en a des bons et certains bons peuvent être, à l’occasion, mauvais. Il luttera aussi contre leurs entremetteurs, les sorciers du village qui, à la fin, le récupèreront mort et le célébreront dans une cérémonie orgiaque qui conjure la mort par l’excès, extravertie de vie comme c’est le cas lors des enterrements celtiques ou roms traditionnels. En effet, dans ce manichéisme carpathique, à l’instar de celui des Albigeois ou des bogomiles bosniaques, Dieu peine à voler le monde terrestre à son créateur, l’esprit du mal. 

        Juste avant de se précipiter (d’être précipité ?) dans le ravin fatal, Ivan entend Maritchka : morte emportée par la montée des eaux de la rivière des Houtsoules, le Tchérémoche, son âme ne peut se reposer mais telle une ombre, elle erre dans la nature où elle devient parfois une ondine ou une sylvaine. Le héros l’entend à maintes reprises dans cette montagne escarpée qui est sa demeure : elle l’appelle « Iva-a ! », avec une voix « pleine d’amour et souffrance ». « Je viens, Maritchka ! répondit en son cœur Ivan » qui, ajoute l’auteur, « avait peur de se faire entendre ». « Je suis ici ! » cria-t-il à son aimée avant d’être précipité dans le ravin. Il ne se dérobera pas face au mal et son âme, à n’en pas douter, perdurera. 

Mykhaïlo Kotsioubynsky, Les Chevaux de feu, traduction de Jean-Claude Marcadé, éditions Noir sur Blanc

©Vladimir Claude Fišera

LE ROMAN DE RÉFÉRENCE ET DE RÉSISTANCE SUR L’UKRAINE CONTEMPORAINE : DAROUSSIA LA DOUCE DE MARIA MATIOS

LE ROMAN DE RÉFÉRENCE ET DE RÉSISTANCE SUR L’UKRAINE CONTEMPORAINE : DAROUSSIA LA DOUCE DE MARIA MATIOS

                                                        par  Vladimir Claude  Fišera


Maria Matios (née en 1959) est un des écrivains ukrainiens actuels les plus connus. Poétesse, elle écrit aujourd’hui plutôt de la prose et son roman Daroussia la douce est devenu un véritable best-seller. C’est l’ouvrage-symbole des combats pour l’indépendance véritable du pays qui refuse la tutelle de la Russie : écrit en 2002-2003, il fut publié en 2004, quelques mois après la révolution dite de Maïdan qui chassa les pro-russes du pouvoir et reçut l’année suivante le prestigieux Prix Chevtchenko, du nom du plus grand écrivain en langue ukrainienne. À la faveur de la seconde révolution, dite de l’Euro-Maïdan en 2014, il paraît un an plus tard en français et dans d’autres langues et sera alors sacré livre de l’année par la BBC. 

Maria Matios, professeur de l’Université de Bucovine à Tchernivtsi, sa région natale, devient alors pour un temps secrétaire du Conseil de Sécurité et de Défense de son pays et publie des extraits de son journal de guerre. L’Ukraine entre alors en cette même année 2014 dans la guerre actuelle avec l’occupation russe de la Crimée et d’une partie de la région frontalière du Donbass. Entretemps, Daroussia la douce a été élu meilleur roman ukrainien des quinze premières années de son indépendance. En 2022, quand la Russie entame une guerre totale contre l’Ukraine, ce roman sera réédité en français (Gallimard, 198 pages, toujours dans la traduction d’ Iryna Dmytrychyn) et connaîtra une nouvelle vague de succès .

Ce roman est l’histoire, dans un village reculé et aux mœurs traditionnelles, entre 1930 et 1950, d’une petite fille, puis jeune fille puis femme Daroussia, dite la douce comme on dirait la simple d’esprit, l’imbécile, non pas heureuse mais souffrante sans qu’on sache pourquoi. Elle est par ailleurs gentille et sait tout sur toute la vie du village qui médit d’elle et la dit folle car elle ne parle pas. Les villageois eux ne disent pas la vérité dans ces années de terreur  russo-soviétique et, sauf deux exceptions, sont « des gens bien », obéissants voire informateurs du pouvoir soviétique, représenté par des Ukrainiens russisés et tout puissants grâce à leur police politique, celle des « moscovites ». On aurait dû traduire ici plutôt« ruskofs », terme qui correspond à l’ukrainien « moskaly ». 

Le chœur des commères, tel un chœur grec ancien, survit à cette histoire jusqu’à aujourd’hui, avouant tout à la fin et encore à mi-mot qu’il savait le viol de la maman de Daroussia par le chef de la police secrète soviétique en 1940 à son arrivée en Bucovine abandonnée par l’occupant roumain. Il l’avait alors accusée d’aider des maquisards ukrainiens alors qu’elle paissait sa vache près de leur cachette à la frontière avec la Galicie. Les deux régions seront réoccupées par Moscou en 1945 après le départ des Allemands. 

Le violeur revient en 1949, ne reconnaît pas sa victime mais pousse la petite Daroussia de dix ans, naïve, à  avouer en échange de bonbons la complicité forcée de son père avec les maquisards indépendantistes, ce qui entraîna la déportation du père et le suicide par pendaison de sa mère. Par la suite, Daroussia qui sortait de sa « maladie » grâce à son nouveau compagnon, un autre prétendu « simplet », rompra avec lui et retombera dans son mal. En effet, démuni, il avait porté en sortant de prison politique pour mauvais esprit, un pantalon bouffant et des guêtres militaires données par son garde-chiourme, accoutrement semblable à celui du violeur de sa mère pendue et de son suborneur. Là aussi elle ne s’en explique pas. On n’apprendra que cent pages plus loin –par sa mère avant de se pendre et par le chœur des commères– la cause du silence de sa mère violée (battue par son compagnon soupçonneux et jaloux à tort) et de la maladie de sa fille Daroussia, sa terreur des bonbons et des uniformes soviétiques.

Tout cela est raconté dans un style de flash-back cinématographique où les événements se rembobinent. C’est ce qui fait le mystère et le suspense de l’ouvrage qui par ailleurs –et dans la langue savoureuse et crue (très bien rendue en français) des personnages villageois très bruts de décoffrage– brosse un tableau quasi-ethnographique de la Bucovine oubliée de Dieu et des hommes. Daroussia la douce, –la « sucrée » littéralement– comme on appelle l’idyllique terre des montagnes et des hêtres (« buk »), la « Bucovine-sucrée » elle aussi alors qu’elle est tout sauf cela : le christianisme s’y mêle de paganisme (culte des morts, rites religieux superstitieux et signe de croix sur le cochon pour porter bonheur), on est Ukrainiens mais on n’aime pas trop les Ukrainiens de Galicie, on confond les oppresseurs étrangers qui se succèdent en faisant des allers-retours et on méprise les médiocres et corrompus chefs locaux qui savent retourner leur veste mais doivent, disent-ils, « tout savoir » et qui « voient tout ». 

On se tait surtout car « les mots peuvent causer du tort », surtout sous les « ruskofs ». Et la peur règne et même les pillages des biens des déportés. On dit « maître » au lieu de monsieur ou de camarade. On mélange danses ruthènes subcarpathiques et danses roumaines et on se réjouit à tort à chaque changement d’occupant. Daroussia trahira sans le savoir car ses parents ne lui ont pas « appris à mentir ».  Toutefois, on garde dans la mémoire collective le souvenir des révoltés paysans dans la forêt, les « oprytchky » qui, dès le XVIème siècle, donnent du fil à retordre aux envahisseurs. Mais les révoltés comme les kaguébistes viennent tout deux de la Galicie voisine. Ce malheur, ce n’était pas un « sort » dit une voix dans le chœur à la fin, « c’était une époque comme ça » et Daroussia « n’est pas bête et muette de naissance mais de destin ».  

© Vladimir Claude  Fišera

LES CHANSONS SANS VOIX, AIRS TRADITIONNELS D’UKRAINE PAR DIMITRI NAÏDITCH, PIANO SOLO, CD, Dinaï records 2022, DR211118

                                par Vladimir Claude Fišera

LES CHANSONS SANS VOIX, AIRS TRADITIONNELS D’UKRAINE PAR DIMITRI NAÏDITCH, PIANO SOLO, CD, Dinaï records 2022, DR211118 (contact : pianomamuse1@orange.fr)


        Le pianiste classique ukrainien qui vit depuis trente ans en France, Dimitri Naïditch, célèbre notamment pour ses interprétations de Bach, Mozart et Liszt qui allient à la fois un rendu très fidèle des partitions et des improvisations jazzistiques accompagnées par contrebasse et batterie vient de publier un CD pour chanter son pays. Il s’agit de huit chants traditionnels et de cinq compositions originales elles aussi basées sur le folklore si vivant de l’Ukraine dont la langue et les coutumes se sont le plus fortement préservées à la campagne. Ces chants traditionnels sont centrés sur la vie quotidienne des paysans de la plaine si riche en terre noire, de la steppe, du fleuve central et nourrissier, le Dnipro (Dniepr en russe) et des montagnes, les Carpathes de l’Ouest du pays.        

      Ce sont des airs de travail, de fêtes, notamment d’amour, de berceuses aussi, donc essentiellement lyriques mais aussi des chants épiques et trépidants comme celles des mariages et des danses des cosaques ukrainiens. On y célèbre les moissons de blé et d’orge, la beauté des villages, des villes et des régions et on y morigène avec humour les buveurs impénitents. Le jeu de Naïditch est on ne peut plus expressif, touchant mais, à l’occasion, dans ses improvisations, entraînant et humoristique avec ses ruptures de ton, ses cascades et tournants brusques. 

        Ces airs sont pour certains multiséculaires et transmis oralement avant d’être collectés. C’est notamment le travail des folkloristes et chanteuses Anna Koropnitchenko et Susanna Karpenko qui ont pu depuis 19991 et surtout depuis la vraie indépendance en 2004 réunir cette richesse (qui compte des centaines de milliers de chants) et la préserver en l’éditant alors que les villages qui les ont vu naître ont été par dizaines réduits en cendres par l’agression russe depuis février 2022. 

     Naïditch a su leur apporter en parallèle les couleurs de la musique classique et du jazz pour les faire briller encore plus. 

Ajoutons que 50% des bénéfices des ventes de ce CD iront au profit du Conservatoire National de Kiev (KLSML) qui en a bien besoin dans la tragédie actuelle (plus d’information sur www /dimitri-naïditch.com). 

©Vladimir Claude Fišera

SERHIY JADAN, L’INTERNAT, traduit par Iryna Dmytrychyn, éd. Noir sur  Blanc, Lausanne, 2022, 267 pages.

Une chronique de Vladimir Claude Fišera

LE GRAND ROMAN DU DÉBUT DE LA GUERRE DE RÉSISTANCE DE L’UKRAINE (2014-2015)

SERHIY JADAN, L’INTERNAT, traduit par Iryna Dmytrychyn, éd. Noir sur  Blanc, Lausanne, 2022, 267 pages.

Prix Hannah-Arendt pour la pensée politique 2022


                                                               

Enfin, nous avons le grand roman du début de la guerre actuelle qui a bien commencé en 2014 par l’invasion par la Russie de la Crimée puis de l’est de l’Ukraine, la région du Donbass. C’est une guerre ininterrompue qui n’a fait que se généraliser en février 2022 par l’invasion de toute l’Ukraine par la Russie. L’auteur en est le plus grand romancier actuel de ce pays, Serhiy Jadan, auteur de cinq romans mais aussi d’un opéra, poète, traducteur de la poésie allemande et de langue anglaise et aussi chef d’un orchestre de musique rock. Né dans une petite ville du Donbass, d’un père chauffeur, il a fait des études de lettres et de pédagogie à Kharkiv, la grande ville du nord-est, qu’il n’a plus quittée. 

Il y a enseigné dans le secondaire jusqu’en 2004 avant de vivre de sa plume et de sa musique. Il est traduit dans de nombreuses langues et a reçu plusieurs prix littéraires internationaux des plus prestigieux. En 2014, période qu’il décrit dans ce roman, il a été blessé en défendant la mairie de Kharkiv contre des émeutiers pro-russes. Aujourd’hui, il se consacre entièrement à l’aide humanitaire à Kharkiv, sur le terrain et sous les bombes. 

Cet ouvrage, écrit en 2015-2016 et publié en 2017, bien avant l’extension, la généralisation actuelle de l’invasion russe, nous parvient avec cinq ans de retard mais n’en est que plus prophétique en ce qu’il décrit et révèle des comportements barbares des envahisseurs et de l’extraordinaire résistance du peuple ukrainien, des civils comme des conscrits. Il s’agit ici surtout des civils qui sont les personnages principaux de ce roman, roman réaliste qui ne cache pas l’horreur de la sale guerre menée par les soldats russes et par les milices séparatistes pro-russes.  Mais c’est essentiellement l’histoire personnelle du héros, jeune quarantenaire, professeur du secondaire (enseignant l’ukrainien alors qu’il parle en russe ou en inter-langue russo-ukrainienne avec ses élèves) qui vit sur la ligne de front et va chercher son neveu de 13 ans, orphelin de père et en internat, dans l’autre côté du front, derrière les lignes alors que les Russes avancent et que l’armée ukrainienne tente de résister. Écrit à la première personne, c’est l’oncle blessé de guerre à la main et réformé qui parle, le neveu prenant la parole à la première personne dans les cinquante dernières pages de l’ouvrage. 

C’est aussi un monologue intérieur du début à la fin (de l’oncle puis du neveu) qui se superpose aux scènes de description de leur anabase et aux dialogues nombreux, concis et percutants, avec une langue parlée populaire et argotique. C’est qu’elle est souvent chargée de mots crus, produits par la tension extrême, la peur comme par la résolution crâne de ne pas céder à cette même peur, à ces violents envahisseurs, à la fatigue, au terrain naturel hostile et au froid de ce mois de janvier 2015. Les envahisseurs ne sont pas nommés en termes politiques, ce sont « eux », « les autres » souvent difficiles à identifier, avançant masqués par rapport aux « nôtres ». D’ailleurs, entre les deux, il y a la masse qui se situait jusque là entre les deux identités nationales et entre les deux langues (l’ukrainien étant langue inférieure, paysanne, refoulée souvent dans l’oralité). Civils comme soldats, nombreux sont les terrifiés, les affamés, les frigorifiés. Les soldats qu’assiste le héros, infirmier d’occasion, souvent très gravement blessés, sont aussi contusionnés, comme rendus fous par le vacarme des bombes (shell-shocked). Tous sont par moment et durablement ahuris par l’invasion, épuisés et peinant à sauver leur vie dans ce crépuscule des dieux inouï et assourdissant, inimaginable qui annule en un instant tous les paramètres de la normalité. Tous sont privés de leur maison et leurs vies « sont retournées comme des poches ».

C’est la dévaluation de la vie humaine, foulée à terre par « les autres » qui méprisent ces péquenots d’Ukrainiens, ces « Petits-Russiens » comme les Grands-Russes les nomment, se sachant supérieurs en nombre et en moyens militaires (tekhnika). Certains cèdent à l’envahisseur par opportunisme ou simple épuisememt, d’autres, observateurs étrangers, n’en sortent pas davantage grandis quand ils sont, parfois, oiseaux de passage, voyeurs sentencieux et nantis. Les défenseurs, souvent livrés à eux-mêmes sur place et ignorant les médias de la capitale, comme les soignants, comme les transporteurs, comme les jeunes femmes, tous s’efforcent de garder leur dignité sans s’afficher pour autant, comprenant les chutes morales de certains.

Les deux héros blaguent à l’occasion, « sifflotent dans le noir », entourés de dévastation et de saccage psychopathique. À la dernière page du livre, le neveu, devenu mature trop vite de par ces événements, note quand même, enfin revenu chez lui que « les militaires sont concentrés, sereins. Personne ne crie. Personne ne se dispute. Tout le monde se prépare à la guerre qui se poursuit. Chacun pense survivre, a l’intention de revenir. Tout le monde a envie de revenir, de rentrer chez soi. (…) La maison sent les draps propres. (fin du roman, VF).

©Vladimir Claude Fišera