Sur Jacques Darras

Chronique de Murielle Compère-Demarcy

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Jacques Darras


J’ai découvert l’écriture de Jacques Darras comme un lever de rideau, dans une dynamique révélatrice et révélée de la poésie, que j’ai cru longtemps inexistante. Il manquait pour moi une vivacité dans la diffusion et la réception des textes de création poétique jusque-là lus et entendus parfois, due à une sorte de carence d’énergie dans sa promotion et, plus dommageable, dans le flux expressif de sa communication. Écouter la première fois, Jacques Darras lire du Jacques Darras, m’a révélé à la fois un poète de l’épopée, baroque, à l’œuvre en plein cœur même de notre XXIe siècle (à l’exercice naturel bien que travaillé d’un style singulier et vivant, pointant son optimisme pugnace et inné en direction et à la face de notre époque hélas engluée dans une « crise humanitaire »), et la fluence et la confluence d’une écriture du départ, du matin –des départs énergiques dans le sens de la terre et des fleuves. L’indiscipline de l’eau, anthologie personnelle de Jacques Darras éditée pour célébrer, entre autres, le cinquantenaire de la collection Poésie/Gallimard, livre et nous porte dans ce flux d’une énergie de source vive et d’embouchure féconde, plurielle en ses affluents, d’une indiscipline contrôlée où le rythme en son univers épique, l’afflux et le flux des mots, du verbe qui s’écrit et se dit dans une effervescence sonore limpide et de frictions, de rythmes syncopés et battant la mesure, nous ouvrent l’espace/temps et nous ouvrent intransitivement. « Je marche », écrit Jacques Darras, « je suis une forêt qui marche / j’ai des cris / j’ai l’univers entier dans mes feuilles / j’ouvre / j’ouvre /intransitivement / j’attends qu’on m’ouvre » (L’indiscipline de l’eau, anthologie personnelle, 1998-2012, Poésie/Gallimard ; décembre 2015)… L’œuvre de Jacques Darras a été et reste pour moi une dense et salutaire / roborative découverte de l’efficacité, de la rapidité efficace et efficiente de la poésie, ici, maintenant.

L’œuvre en cours de Jacques Darras révèle la multiplicité des êtres qui cohabitent chez le poète-essayiste et dialoguent avec lui, auteur d’essais et de textes poétiques écrits comme des sortes de romans, se penchant sur les œuvres d’artistes d’altitude comme Brueghel (Pieter Brueghel croise Jean-Jacques Rousseau sur l’A1, Le Cri, Bruxelles, 2013), Van Eyck (que le poète met en scène dans un Poème Roman : Van Eyck et les rivières, dont la Maye (Le cri, Bruxelles ; 1996), de philosophes comme Blaise Pascal ou de romanciers (Joseph Conrad ou le Veilleur de l’Europe, Marval, Paris, 1992), de poètes comme Allen Ginsberg (Allen Ginsberg. La voix, le souffle, Jean-Michel Place ; 2005), tous d’envergure, sur des périodes de l’Histoire, de l’Histoire des mentalités et de la Littérature (nous sommes tous des romantiques allemands ; De Dante à Whitman en passant par Iéna (Calmann-Lévy, 2002) étudiées et réécrites. Sans compter les poètes dont Jacques Darras traduisit les œuvres, Les Feuilles d’Herbe de Walt Whitman par exemple. Une œuvre en cours dont l’envergure et la cohérence soudent cette multiplicité d’êtres cohabitant chez le poète, dans une dimension et une édification progressive, analytique et panoramique, de dimension humaniste, dessinant un paysage culturel brassant notre Histoire, brossant l’actualité, traversant les étendues de forêts et de fleuves réels ou créatifs traversés par le Temps, celui des hommes, ces hommes qui font l’Histoire, gens de peu ou d’exception, traversant l’espace-temps géographique / poétique. Le titre Progressive transformation du paysage français par la poésie (Le Cri, Bruxelles ; 1999) est éloquent à ce sujet. Ou encore celui-ci : Gracchus Babeuf et Jean Calvin font entrer la poésie avec l’Histoire dans la ville de Noyon (Le Cri, Bruxelles ; 1999).

On trouve dans l’œuvre de Jacques Darras une Histoire de la Littérature et une œuvre de notre Histoire (Je sors enfin du Bois de la Gruerie par exemple, publié en 2014 aux éd. Arfuyen), observées dans le flux qui construisit notre passé et le présent, et du point de vue d’un poète qui brasse la langue et en assemble des arpents pour mieux révéler la richesse, la pluralité, l’horizon d’une langue en construction d’elle-même, de son univers qu’elle ne cesse de bâtir en ses strates morphologiques, syntagmatiques et lexicales, en même temps que s’édifie le cours de son Humanité. L’édification, les perspectives du vaste chantier que constitue l’Europe ne sont pas à ce propos oubliés, le poète-essayiste-dramaturge à ses heures, Jacques Darras, se considérant comme un démocrate « whitmanien » d’Europe et travaillant à une poésie d’ouverture aux autres traditions et au monde comme le furent la poésie d’Apollinaire, de Cendrars ou d’un Claudel.

L’œuvre de Walt Whitman, l’univers d’un Coppens, la vision d’un Pascal -pour ne citer qu’eux- tracent chacune un prisme poétique au sens étymologique du « poïen » (« faire) grec, où le regard de l’investigation savante et innovante, de la quête épistémologique et ontologique et de la création poétique projette sur notre passé, notre présent et l’avenir, les perspectives de notre Histoire, celle de l’Humanité et d’un imaginaire collectif. L’œuvre de Jacques Darras provient et propulse ses lecteurs dans cette dimension-là. Sans jamais procéder du manque.

©Murielle Compère-Demarcy

Jérôme Attal, Les jonquilles de Green Park (215 pages – 17,50€).

Chronique de Nadine Doyen

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Jérôme Attal, Les jonquilles de Green Park (215 pages – 17,50€).

Jérôme Attal nous transporte Outre-Manche, au cœur de la capitale londonienne à l’époque du blitz, période noire qui contraste avec l’image lumineuse du bandeau.
Toutefois la bombe qui domine Big Ben laisse craindre le pire.
L’exergue de Francis Scott Fitzgerald focalise notre attention sur cette tranche de l’existence des teenagers, incarnée par le narrateur Tommy, âgé de treize ans.
Mais qui est Mila, à qui le roman est dédié ?
On suit en particulier la vie de la famille Bradford dont les journées, les nuits sont ponctuées par les alertes des sirènes et les descentes aux abris. Qui sont-ils ?
Le narrateur Tommy, revisite son enfance, égrène ses souvenirs. Son ambition ? Devenir écrivain, car pour lui, « L’écriture, c’est un peu le bonbon magique de l’existence ». Il se remémore les excentricités de son père.
Sa sœur Jenny s’engage comme infirmière au Saint Thomas’ Hospital.
La mère qui trime dans une usine, où le « never explain never complain » est de rigueur, affiche  sa gaîté en chantant. Les paroles de la mère, empreintes de sagesse et de  lucidité, aident sa famille à voir le trottoir ensoleillé : « La vie n’est qu’un court séjour, et il faut se réjouir de chaque instant ».
Le job du père est plus mystérieux. Ce dernier tient à  entretenir le culte de ses disparus, et en particulier parler à Tommy de sa granny Rose, poétesse.
Le narrateur nous fait découvrir son talent avec le poème « Home » sweet home.
Cet attachement à son foyer, Maria Rigoni Stern le traduit ainsi : « L’endroit où l’on a passé une période sereine demeure dans la mémoire et dans le cœur toute la vie, mais ce souvenir devient encore plus cher si, à cette période heureuse, ont succédé d’autres temps excessivement durs et douloureux ».
Comment fêter Noël dans cet état de guerre ? Pour le père de Tommy, en anticipant.
Ainsi, si selon la tradition britannique, le Boxing day (jour d’ouverture des cadeaux) a toujours lieu le 26 décembre, les Bradford opte pour le soir du réveillon.
Tommy attend beaucoup de ce moment d’apothéose, guettant la réaction de sa mère devant le cadeau «  home made » fabriqué par son père et lui.
Ce cadeau, le lecteur en a suivi sa construction et noté la connivence du père et du fils pour offrir à la mère l’objet rêvé, preuve de l’amour.
Jérôme Attal montre cette fébrilité de l’impatience, la bonne humeur puis la course effrénée de toute la famille aux abris. Une célébration interrompue va se poursuivre de façon souterraine, les Londoniens n’ayant pas la chance de connaître cette trêve  passagère qui permit, en 1914, aux soldats ennemis de se souhaiter un « Merry Christmas » dans les tranchées, comme dans le film Joyeux Noël.
Toutefois l’ambiance reste festive grâce à Lord Papoum, « fringant sexagénaire ».
Et « l’atmosphère irréelle ». Tommy reste ébloui d’avoir côtoyé Mila, tel un mirage.
Cette vie, toujours menacée, renforce la solidarité et on découvre la générosité de Tommy pour son copain Oscar, à qui il offre son dessert. Lui dont le cadeau de Noël se résume à un paquet de Corn Flakes, comme autrefois le luxe d’une orange.
Ce récit raconté à la hauteur d’un garçon de 13 ans, truffé d’anecdotes et de scènes entre copains (bataille de polochons, leur vol à l’étalage) rappelle des épisodes du Petit Nicolas de Sempé ou de la guerre des boutons de Pergaud. Les conversations se déroulent dans un style peu châtié : « ferme ta gueule », « connard ».
Leur insouciance, leur besoin de jouer, de s’émanciper leur permettent de tromper la dure réalité sur le terrain. Jérôme Attal insère une intrigue avec ce message d’Oscar transmis par Mila à Tommy. Pourquoi ce rendez-vous à Hyde Park ?
Y aurait-il un lien avec la police venue chez les parents d’Oscar ?
Toutefois, le récit s’accélère avec l’imminence du danger, contraignant Tommy à une course effrénée. L’angoisse va crescendo d’autant que chacun des membres de cette famille unie se trouve à ce moment-là dispersée. Cette « menace, pressante », même les écureuils et les oiseaux dans leur comportement l’anticipaient.
Comme chez Guy Goffette, dans Une enfance lingère, ce sont les tantes qui initient aux premiers émois amoureux. Ou cet oncle d’Oscar « toujours à cheval » !
Un éveil à la sensualité s’amorce chez ces adolescents qui ne sont pas insensibles aux charmes des femmes. Mais « l’amour est toujours une affaire plus compliquée ».
Les cœurs battent pour les protagonistes terrifiés par cette guerre et les sifflements, les détonations. Mais aussi d’amour. Que penser de Lord Papoum « qui en pince » pour la mère de Tommy ? L’évier qui déborde chez Tante Pretty n’est-il pas la preuve qu’elle est amoureuse ? Tommy n’a-t-il pas « le cœur en feu », aimanté par la magnétique Mila, depuis cette soirée autour de la piscine souterraine ? Mila, au « sourire magnifique et mystérieux » que l’on imaginerait volontiers sublimée par le couple d’artistes Pierre et Gilles.
Les aficionados de Jérôme Attal ne seront pas surpris par ses nombreuses comparaisons imagées : « un ventre à la forme d’un Jelly Belly Bean »      ou ses formules insolites : « le fantôme de mes espérances », « un bonbon de solitude », « un trop plein d’ice-cream d’amertume », « la valise à regrets ». L’auteur ne manque pas de digresser (sur ses  hobbies : les timbres, les comics books) et de distiller des apartés à l’adresse de son lecteur.
Dans ce roman, on devine le parolier quand l’auteur évoque le pouvoir d’une chanson ou décline des musiques de références : Bing Crosby, Louis Armstrong, Vera Lynn.
C’est un amoureux de Londres, un connaisseur des coutumes anglo-saxonnes (crackers de Noël), qui distille son « British touch » (mots en anglais : « Honey, pea and ham, le proverbe : une pomme par jour, sandwich au concombre, les chocolats Cadbury, les chansons patriotiques), le tout mâtiné d’humour.
Jérôme Attal, en campant son récit à l’époque du conflit de la seconde guerre mondiale, évoque les responsables au gouvernement de cette période : Churchill, Premier ministre. Il nous entretient des différents abris qui l’on construit.
Ces pages décrivant un paysage urbain dévasté, « Londres, réduite à un chantier de démolition » sous « le feu nourri de la Lutwaffe », ravagée par les bombes résonnent avec les conflits actuels. « London is burning », « rues éventrées, redessinées aux shrapnels », « monceaux de gravats ». On imagine l’hécatombe, les voitures pulvérisées, l’ « horreur indicible », l’effroi. L’auteur souligne la résilience de ses protagonistes, leurs atermoiements (rester à Londres ou se réfugier à la campagne ?) comment ils se raccrochent au moindre espoir et ne comptent que les heures heureuses. La famille Bratford va-t-elle échapper au carnage ?
Jérôme Attal évoque la tragédie des orphelins : « C’est quoi la suite quand tu perds tes deux parents en une fraction de seconde et que t’es même pas assez grand pour t’assumer tout seul ? ». Voici l’âge bête « enjambé », les adolescents ont cessé leurs « conneries », la guerre les a fait mûrir. Une jeunesse « grignotée par les bombes ».
Le récit, où rayonne le sourire de Mila, se clôt en avril 1942, dans la lumière des parterres de jonquilles, « belles. Solides au vent », celles que Tommy et Mila espèrent aller admirer dans Green Park, la paix revenue. Leur pacte secret pourra-t-il être tenu ? Laissons le suspense. On quitte Tommy, confiant en l’avenir, en Churchill. N’est-il pas représenté en superman sur le bandeau ?
« We shall overcome », pourrait devenir leur viatique.
Gageons que ce roman invite chaque lecteur à exhumer de ses journées les petits riens qui permettent de positiver et de compter les heures heureuses, comme le moment de la lecture des Jonquilles de Green Park, roman profond et touchant.

©Nadine Doyen

Faux Partir de Patrice Maltaverne, Recueil de poèmes, éd. Le Manège du Cochon Seul [Nevers]. 2009 [60 p.] ; 9 €

Faux Partir de Patrice Maltaverne, Recueil de poèmes, éd. Le Manège du Cochon Seul [Nevers]. 2009 [60 p.] ; 9 €

A propos de l’auteur :

Patrice Maltaverne

Patrice Maltaverne

Patrice Maltaverne dirige le poézine Traction-Brabant depuis 2004 [Metz],

(Blog : http://www.traction-brabant.blogspot.com)

Auteur de poèmes publiés dans une vingtaine de revues, il a publié Lettre à l’absence en 2014 aux éditions de La Porte. (Cf. Article de Murielle Compère-Demarcy sur le site de La Cause Littéraire du 18/10/2014 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Poésie).

A propos du recueil :

Les 8 premiers poèmes de Faux Partir sont parus dans les numéros 38 et 39 de la revue Le jardin ouvrier (octobre et décembre 2003) ; les poèmes n°5 et 6 A plusieurs reprises… ont été republiés dans l’anthologie Le jardin ouvrier publiée aux Éditions Flammarion (2008) ; les 8 poèmes suivants de Faux partir sont parus dans le numéro 11 de la revue Saltimbanques (novembre 2006).

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Rien ne sert de courir : il Faux Partir. A point, mais Partir.

Par quelles voies, par quels chemins ? Suivant quelles voix ?

Si un recueil de Patrice Maltaverne s’annonce comme une invitation à un voyager vrai (cf. Préface Pierre Bastide pour Faux Partir) c’est que l’on sait que ses poèmes sont bons compagnons de voyage. Et si Faux Partir résonne – avec son titre comme d’injonction – avec une poésie particulière, c’est que l’on sait que celle de Maltaverne tient la route et que le recueil ne manquera pas de dépaysements. Dépaysements salvateurs ou salutaires, avec bien des retours, de beaux arrêts sur images, moteur puissant en marche, et pour notre bel enthousiasme reconduit, le transport poétique garanti ! Grâce au poète passeur qui nous ouvre dans ce Faux Partir des chemins poursuivis en quatre quatre (suite de poèmes composés pour chacun de 4 quatrains), ouverts sur l’inconnu après que la voie droite a été perdue,

Au milieu du chemin de notre vie

Je me retrouvais dans une forêt obscure

Car la voie droite était perdue

des chemins entrouverts sur un inconnu familier pourtant, tel un rêve étrange & familier, en périphérie d’une ville déshumanisée où le sens se cherche, en quête d’un autre côté où le sens reste à chercher, autre versant de la vie & de soi-même jamais gagné, où le seul chemin à prendre revient toujours de naître. Cheminement -en plein cœur de la vie- poétique.

D’entrée, l’illusion d’optique jouée par le premier poème trouble l’effet de perspective. Premier poème du recueil qu’il faut lire en son intégralité pour en saisir la teneur et la profondeur. Pour saisir l’espace à déployer pour le lecteur et par lecteur, ici et tout au long du recueil :

Depuis que j’ai fini par me coucher

Dans un rêve qui s’enfuit au loin

Je cherche à le rattraper mort ou vif

Sur la route déjà rayée par la pluie

Aux frontières il est écrit qu’un pays

Doit naître pour annuler toutes les joies uniques

De cette vie toujours prête à être consommée

Sans changer de lit au milieu de rien

Tu parles quand bien même je serais debout

Je n’irai pas au-delà du panneau

Qui m’indique la fin de la ville

De tous nos instincts captifs sans le savoir

Mais de quoi diras-tu ne serait-ce

Pas de liberté qui m’inflige beaucoup

De ses grimaces au néant des jours ouvrables

Sous la vitre où témoigner de mes buées

Rythme entraîné, rythme parfois syncopé, rythme bousculé en sa linéarité, Rythme emporté parfois, comme l’est le rythme de notre lecture : le vers ne s’arrête pas, embraye sur d’autres contrées sans cesse remises, vers d’autres pages, d’autres poèmes, d’autres paysages – à des vitesses, selon des points de vue, avec des directives variables.

Depuis que j’ai fini par me coucher

Dans un rêve qui s’enfuit au loin

écrit le poète. Fini, il a fini par se coucher : après quel combat, est-ce là position de résigné, est-ce décision de sauvegarde – sauvegarder soi contre le milieu de rien (car à quoi bon mal vivre pour rien?), de l’autre côté du monde ordinaire ? Et le rêve s’éloigne comme l’horizon fuit devant la marche du chercheur en quête d’Inconnu et d’Ailleurs. Rêve – inaccessible ?

Depuis que j’ai fini par me coucher

Dans un rêve qui s’enfuit au loin

Je cherche à le rattraper mort ou vif

Maltaverne poète déroute nos attentes, surprend. Que cherche-t-il à rattraper mort ou vif : son rêve, enfui au loin, mais comment rattraper un rêve, et comment rattraper un rêve s’il est mort ? Rêve perdu ? Comme on sait que le temps perdu ne se rattrape guère ?

Maltaverne bouscule le rythme de nos déroutes, martèle le Faux Partir mais aussi les mots même qui façonnent et déroulent nos (faux?) départs. Et le «tu » interpelle comme il nous implique dans l’engagement du poème. Car la poésie de Maltaverne parle de nous et nous parle. Poèmes de quatre quatrains proches visuellement du sonnet mais sans ses contraintes (au niveau des rimes, des mètres), les textes de Faux Partir déroulent sans ambages ni préliminaires de présentation dans le décor ou les enjeux, des routes inédites passagères où passer, embuer nos dernières pensées vides, effacer les souvenirs, jusqu’à frôler cette folie où ni les aiguilles d’une montre ni les clés de lecture d’un univers effondré ou prêt de tomber ni les restes d’une ville morte sciée par l’autoroute ne peuvent poser de vestiges en ultimes bornes de nos escapades, perdus que nous sommes, égarés au milieu de rien

Quelle folie subite s’est emparée de moi

Lorsque j’ai voulu passer le dernier pont

Sur l’autoroute qui scie la ville morte

Encore une fois pour oublier tous les souvenirs

Le décor fantastique, expressionniste de la ville donne à voir des ouvertures de vertige, béance sur des instants d’angoisse et/ou de résistance

Je respire à peine dans ces mauvais pas

Qui abusent sans doute de ma personne

En attendant d’atteindre les principales

Broussailles pour me déshabiller l’âme

Ce décor fantastique, expressionniste de la ville donne à voir des ouvertures de vertige, en gueules béantes d’une plus haute humanité de marginaux en résistance, souffrant de leur mal vivre où contre rien Faux Partir, en résistance

Aujourd’hui lorsque j’y pense la loi

De la gravité urbaine venait d’être démontrée

Cette loi qui veut que nous disparaissions toujours

A l’intérieur des moteurs de nos solitudes

Nous avons tracé des routes réelles pour cela

Et tous les autres corps sont vite étouffés

Dans les années sombres du serpent de goudron

La plupart du temps au-dessus des cœurs

Villes de Solitudes, mais –

Cela ne m’empêche pas de sortir encore

Des mers monotones de l’asile de jour

Où nous avons été admis dès la naissance

Pour coopérer dans le silence quotidien des tortionnaires

Optimisme opiniâtre du poète Maltaverne, en vers & contre tout ? Résistance du poète comme dans cette Partie riante des affreux (recueil de Patrice Maltaverne co-écrit avec Fabrice Marzuolo, aux éditions Le Citron noir, en avril 2012) où la part des anges se partage dans l’arène et le silence quotidien des tortionnaires avec lesquels, pour coopérer nous sommes mis / jetés au monde – aux côtés de démons peut-être plus nombreux et comptant nos déboires à leur avantage (cf. plaquette Venge les anges in Mi(ni)crobe #40 c/o Éric Dejaeger, Belgique).

S’exprime toujours chez Maltaverne un regard sans concession sur le monde, avec le vers haut qui fait mouche / frappe là où ça fait mal / démange, à l’instar de ces coéquipiers du blog de libres chroniques poétiques Poésie chronique ta malle (http://poesiechroniquetamalle.centerblog.net/) où l’on côtoie poètes et revues d’une même lignée d’écriture, indépendants de toute servitude créatrice et signataires d’une belle créativité (parutions des éditions du Port d’Attache à Marseille dirigées par Jacques Lucchesi, Revue Microbes, Revue Les tas de mots, Paysages écrits, L’Assaut, …). Rôdent dans les parages du blog les présences de Cathy Garcia des Nouveaux Délits, de Vincent Motard-Avargues de la revue Ce qui reste, des auteurs de la revue Dissonances, Thierry Radière, Christophe Esnault, …

La poésie de Maltaverne en mettant le doigt dans les choses qui dérangent, bouleverse et remue, nous remet en question, questions reposées à chaque poème, à chaque retour sur poèmes, à chaque vers débordant parfois sur le prochain pour mieux dérouler le rythme éperdu/égaré où malgré nous nous sommes embarqués.

Faut-il résister ?

Faut-il plier ?

Aller comme les honnêtes gens là où

De l’autre côté la ville vit toujours

Sur le dos des honnêtes gens qui passent

Dans l’indifférence générale et finissent par ressembler

A des feux noirs emmanchés sur un poteau

Mais je ne veux pas être comme eux

(…) ?

Faut-il faire sécession ? Faire faux bond et choir dans un fossé plein de boue ?

J’ai suivi pendant des jours une ligne

De fuite à travers la ville en diagonale

Sans qu’il me soit possible d’enregistrer

De progrès dans ces murs qui s’emboîtent

(…)

J’ai suivi pendant des jours une ligne

Sur laquelle je n’ai cessé de me tenir

Pour garder l’équilibre car des vieux

M’avaient dit d’en rester là pour eux

Continuer comme un sous-marin qui progresse dans les eaux profondes, avant que la mort animale te gobe à sec ?

C’est à une traversée d’humanités que nous convie Patrice Maltaverne. Voyageurs intra ou extra-muros de la ville, travailleurs, gens honnêtes, paumés soumis à l’alcool blafard, … tous se confondent et se croisent dans la ville anonyme qui engouffre silhouettes et individualités. Tous confondus sur une même ligne d’où déraper – peut-être le faut-il pour ne pas perdre l’équilibre -, sur la même route et sur le bord, dans l’indifférence générale et

Je / Toi / le poète

Je reste sur le bord de la route

Laissé pour mort par les voitures qui tournent

Sur leur circuit automobile avec cette monotonie

répétitive

Qui caractérise les âmes ignorantes de leur mort

Maltaverne n’écrit pas de main morte ni de fausses notes sur la partition ici d’un voyager vrai (Pierre Bastide in Préface), plus que vrai s’il est vrai que la vraie vie est ailleurs ?

Je me dis soudain qu’il faut quitter

Cette route pour être un dieu aujourd’hui

Mais le soleil à force de nous ignorer

Prépare peut-être un nouveau coup d’état

Faut-il écouter les vieux poètes, mais leurs paroles ne sont-elles pas leurres / miroirs aux alouettes ?

Les vieux poètes pensent que l’on écrit

Des poèmes pour chacune des rues qui élèvent

Des hommes au singulier si bien qu’ils

Se réveillent avec une voix nouvelle pour vivre

Mais ce n’est pas vrai seule compte

La géométrie de ces espaces monotones à enchaîner

A notre silence qui n’est pas étourdi

Sur la terre comme dans une ruche pâle

Allez travailleurs ! Marchez dans des rues juste

parallèles !

Alignez-vous avec le goudron avec votre tête

Déjà réduite à de la bouillie sans blessure

Et qui compte ses morts dans une tombe

Pour l’ouvrir il faudrait ouvrir le ciel

Puis passer un laser à travers ces choses

Qui nous empêchent de voir la ville expier

Le mutisme de ses crimes d’oubli permanent

Faut-il / Faut-il… Resterait-il ne serait-ce qu’un faux leurre où se retenir où se sentir vivre ?

Car il faut bien vivre avant de mourir

Faut-il / Faut-il…

  • Faux partir !

©Murielle Compère-Demarcy

Alphabet de A à M, Philippe Jaffeux, Passage d’Encres/Trace(s)


  • Alphabet de A à M, Passage d’Encres/Trace(s), 2014, 350 pages, 30 €

    Ecrivain(s): Philippe Jaffeux

Un poète sur la place des nombres (2)

Étant davantage entrée dans le labyrinthe d’Alphabet, j’aimerais ici exprimer certaines impressions de lecture (« On s’exprime à partir de ce qui nous imprime », écrit Jean-Luc Godard).

Tout d’abord pourquoi ce titre ? Le poète ferait-il place davantage ici aux nombres, privilégiant ceux-ci par rapport aux lettres ? N’oublions pas que son outil de travail est l’ordinateur, pour lequel les lettres sont des nombres. Les 15 lettres d’Alphabet ont été construites grâce à un flux électrique. Lettres de conversion à partir de nombres créateurs d’un monde incréé, lettres plutôt que mots, produisant – comme le flux énergétique produit l’électricité- une écriture nouvelle, imprévisible.

S’ensuit de cette place incontournable occupée par les nombres comme une magie de cet alphabet de l’électricité. Alphabet d’avant l’écriture de « la lettre » puisque proposant par le flux électrique des lettres perçues avant tout comme des images et des nombres ; Alphabet cosmique puisque brassant le monde à hauteur d’une humanité débarrassée de son pesant d’ego, porté et traversé par la force d’une énergie telle qu’elle peut se diffuser dans des forces électromagnétiques, cosmiques, voire divines.

Comme l’écrit Jean-Paul Gavard-Perret : « la poésie touche (ici) à la matière même de l’écriture dont le rapport secret emprunte le moins possible aux accidents du biographique. “Elle est autant une science de la nature qu’expérimentation du langage” (…) ».

Or, une fois soulignés ces paramètres inhérents à la monstrueuse machination (au sens étymologique pour les deux acceptions) de l’écriture ici en cours, mise en mouvement par le moteur-ordinateur, de multiples paradoxes constructifs apparaissent, termes/fonctions apparemment antinomiques caractérisant essentiellement cet Alphabet et lui permettant même de fonctionner :

Créé et mû par un « processus de construction et d’associations mentales très RÉACTIF » (ndla), le monde d’Alphabet est tout à la fois porté par l’instantanéité de la démarche à la vitesse de l’énergie électrique et par la réflexivité dans le sens où sa signification émerge à la fois de représentations conceptuelles et de représentations perceptuelles aiguës. Les cinq sens du système nerveux ainsi que l’idéation, la pensée systémique à l’œuvre dans une telle démarche et le cerveau de l’ordinateur coopèrent à la construction de cet édifice. Ceci dans une fulgurance de l’instant conceptualisé par une mise en réflexion fulgurante.

Ce processus de construction intuitif et conceptuel, d’une signification perceptuelle aiguë, procède à une déconstruction textuelle du texte par l’ordinateur.

L’interactivité expérimentée par le lecteur dans sa connexion à ce monde le place simultanément dans une zone de liberté où le livre devient le sien mais où la possibilité d’une absence de fonctionnement dans le contrat signé avec l’auteur guette également son approche. La possibilité du lecteur se joue ici dans un cadre de création hors norme, hors consensus puisque l’écriture en est nouvelle : inédite. Si le contrat est bien signé avec l’auteur, l’entrée du lecteur dans Alphabet ouvre des champs d’appropriation et d’interprétation infinis que le lecteur peut explorer à l’envi. Libre, le lecteur fera comme sien cet alphabet, lequel exigera cependant la vigilance commandée par une littérature de contraintes. Nous connaissons ce que Baudelaire a majestueusement exprimé dans son petit poème en prose sur cadre d’un tableau : « la liberté (de l’Imagination) commence là où s’arrêtent les limites matérielles du tableau ».

Expérimentant un outil contemporain utilisé par le plus grand nombre (l’ordinateur mettant en œuvre les nouvelles technologies), Alphabet délivre ici un message inédit et singulier, hors espace-temps d’où sa monstruosité, transcendant cet espace-temps par la voie d’une littérature transposant/ transfigurant et sublimant son sujet.

Mais, ces tensions en jeu dans la mise en œuvre de cet Alphabet ne sont-elles pas celles en jeu d’une façon analogue dans les flux électriques parcourant notre monde, dans les forces électromagnétiques innervant nos systèmes de pensée et de fonctionnement, traversant la complexité d’une nature et d’un univers régis par le déterminisme et le « hasart » (distorsion orthographique voulue par l’auteur) ? Cet alphabet de l’électricité va/fonctionne comme le monde en ses lois et ses aléas empiriques, le transcendant en le traduisant sur nos pages de lecture par la voie de la création.

Alphabet ou l’odyssée d’un monde

Livre-Monde, Livre-« monstre », Alphabet pourrait ainsi se caractériser par sa qualité de livre hors normes.

Livre à la fabrication non moins « monstre » : Alphabet a été écrit sur du papier 100 g et sur un format 21×29,7 cm entraînant un poids des pages mesuré sur une impression en recto seul, ainsi que des mesures de longueur ne correspondant pas aux normes éditoriales officiellement pratiquées, habituellement appliquées. Livre-Défi donc.

Une page peut contenir, si l’on extrait pour exemple la page (non numérotée) U de D comme entretien ? 16 cm de mots en largeur, 25 cm en longueur avec pas moins de 52 lignes (ouvertes en l’occurrence par l’anaphore d’une tournure interrogative non ponctuée dans sa réponse par un point final – la ponctuation finale () n’étant utilisée que pour clôturer l’abécédaire structurant cet entretien et annoncer la lettre E. Exemples de signes particuliers : « La lettre D s’intitule “Entretien ?” car elle contient 676 questions classées dans l’ordre alphabétique » ; « la disparition des majuscules sur les deux dernières lignes de la page Z ».

Cette conception hors norme attire-t-elle une curiosité elle-même hors norme, ou cet alphabet peut-il attirer dans son flux électrique un lectorat plus large que celui regroupant des expérimentateurs d’un Langage ainsi mutant, à l’œuvre et en perpétuelle évolution ? Déjà les dispositifs visuels comme ceux de E (Zen…), de M (=17 576) pourront-ils attirer l’intérêt d’un nombre notable de curieux ?

Aussi, la lecture de la gestation et de l’accouchement d’une écriture actée et comme en images pourra-t-elle dessiller les yeux de ceux qui seraient tentés par nature de ne pas affronter cet alphabet ? Ainsi, extrait des vingt-six lignes composant la lettre A de l’abécédaire dansant de B (suite) :

Un océan d’octets dérive sous une île rectangulaire tandis qu’une encre flotte grâce au poids d’un papier vague (= 1 ligne)

un flot de cimes rouges surplombe une plage verte pour déployer la vision illisible de notre territoire chatoyant (= 1 ligne).

Livre-monstre en son poids et sa grandeur peu propices au transport, également. Lisible exclusivement (vœu de son auteur) sur support papier (dont la texture est particulièrement tangible), cet alphabet pèse son pesant de pages. Que les passionnés donc prévoient en cas de transport dudit livre : 1 kilo sept cent cinquante grammes de charge dans leur bagage !

Livre encyclopédique réunissant et entremêlant pour les enrichir savoirs et perceptions. Livre océanique brassant « un océan d’octets » et l’encre des pages en une navigation multi-voiles pour tracer les hautes lignes de notre « territoire chatoyant ». Odyssée alphabétique dérivant au gré des courants incontrôlables et contrôlés, condensé conceptuel et hyper-perceptuel d’une exploration vaste à hauteur d’humanité, actes de Langage, univers intégral immédiat traversé de contingences détraquées, Expérience Littéraire cosmique et mythologique – Alphabet est tout cela en sa totalité, en son unité globalisante transcendant par sa geste créative toute pensée systémique.

En guise de conclusion provisoire…

Cosmogonie ? Alphabet mythologique ? Nouvelle aire d’une écriture mutante ? L’écriture de Philippe Jaffeux instaure à coup sûr un nouvel espace sémiotique, épistémologique dans la perspective d’une ligne de fuite machinique mettant en œuvre un total champ poétique expérimental. A l’instar du modèle descriptif et épistémologique constitué par le rhizome dans la théorie philosophique de Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans lequel l’organisation des éléments ne suit pas une ligne de subordination hiérarchique mais où tout élément peut affecter ou influencer tout autre (Deleuze & Guattari 1980 13).

C’est pourquoi Alphabet s’inscrit dans le champ d’exploration à la fois du poétique, de la philosophie sociale, de la sémiotique, de l’épistémologie et de la théorie de la communication contemporaine. Il s’agit de ne pas en perdre mais d’en souligner au contraire la singularité.

  ©Murielle Compère-Demarcy.

A propos de l’écrivain

Philippe Jaffeux

imagesCARU7SFOAlphabet de A à M, Passage d’encres éd. Collection Traces ; N, L’E N IEME Passage d’encres éd. Collection Traces ; O L’AN/, Atelier de l’agneau ; courants blancs, Atelier de l’agneau ; À paraître (janvier 2015) : autres courants, Atelier de l’agneau

Murielle Compère-Demarcy

Murielle Compère-Demarcy

Murielle Compère-Demarcy

Publications en revue (Comme en poésie, Traction-Brabant, Mille et un poètes, rubrique « Trouvaille de Toile«  dans la revue Expression des Adex), Aéropage, Florilège, Libelle, Portique, Art & Poésie, Traversées, Poésie/Première, La Passe, Nouveaux Délits,— ; Décharge, Verso, Le Moulin des loups, Comme en poésie, Recours au poème, Traction-Brabant, Traversées… : publications en cours 2015).

Publications sites on line dédiés à la littérature en générale, à la poésie en particulier : chroniques, éditos, articles critiques/recensions sur sites en ligne (La Cause Littéraire, Traversées, Recours au Poème, Tas de mots, Ce qui reste, La Pierre et le Sel,—)

Recueils de poésie Atout-Cœur (éd. Flammes Vives, 2009) ; L’Eau-Vive des falaises (Michel Cosem éd. Encres Vives, coll. Encres Blanches ; Avril 2014).

Recueil de nouvelles, La F—du Logis, septembre/octobre 2014.

Recueil de poésie dédié à Jacques Darras : Je marche— poème marché/compté à lire à voix haute (Michel Cosem éd. Encres Vives, coll. Encres Blanches). Août 2014.

Publications en cours

-1 recueil de poésie aux éditions Le Citron Gare / Patrice MALTAVERNE éditeur (METZ) / Juin 2015. Didier MELIQUE aux illustrations ;

-1 recueil de poésie aux éditions La Porte / Yves PERRINE éditeur (LAON) / Printemps 2015 ;

-1 tiré-à-part pour Coupure d’électricité aux éditions du Port d’Attache / Jacques LUCCHESI (Marseille) / Mars 2015 (paru février 2015)

-1 numéro pour la Revue « Chiendents«  aux éditions du Petit Véhicule / Luc VIDAL (NANTES) [en cours d’écriture]