Joël-Claude MEFFRE, Aux alentours d’un monde, Photographies et dessin Heba-Raphaëlle Meffre, Tituli, 122 pages, 2020, 23€  


  « Mes vagabondages n’avaient de sens au fond que parce que je voulais m’entourer de cette paix accordée au silence des lieux … » (p.52)

Les archéologues sont, ordinairement, peu vagabonds; et réciproquement. C’est que les premiers s’affairent longtemps là où il faut forer tout un passé (en sédentaires, à chaque fois, du révolu); les seconds ne tirent d’un lieu que de quoi en atteindre un autre, et ont l’idée d’en changer sans cesse : ils n’errent que de présent en présent, car un pur passé n’abrite ni ne nourrit en rien. Et puis, parfois, un archéologue errant (archéologue de profession, errant d’inspiration) est poète, et promène sa parole partout où son origine l’a lui-même établi. Aux alentours (toujours relancés, inépuisables) d’un monde (natif et restreint); en l’occurrence, le Nord-Vaucluse (entre Ventoux et Dentelles de Montmirail), c’est à dire l’Ouest de la haute-Provence, où Rome, l’Oc, un doigt d’Islam septentrional, une Papauté française et quelques troubadours de l’idée (Gassendi, Vauvenargues, Massillon, Sade, Sièyès et Giono) nous y auront, peu à peu, fait (et fait faire ?) la paix des vignes et des oliviers à l’Ouest des Baronnies.

Aucun alentourisme ici, quoi qu’il en soit ! « Alentours d’un monde », cela veut dire : lieux voisins d’un même monde (qu’arpente le poète né là), mais aussi : lieux constamment visités autour d’un monde central inaccessible (qu’on frôle toujours, qu’on ne pénètre jamais). Un monde qui serait la source insensible, immémoriale, indérangeable, des lieux qu’on en découvre. C’est « l’âme d’un pays » toujours confuse, partiale et ambiguë – puisqu’en pur repos (qu’aucun mouvement ne peut donc rejoindre), sans souci de son être propre (déjouant donc, par principe, tout calcul, toute invite, toute pression), et, peut-être, sans dimension physique (un monde auquel on ne peut arriver du dehors ! un monde muet qui n’estime pas spécialement – ni n’encourage – ses ventriloques ! un monde impassible et abrupt qui laisse seules les intelligences face à ce qu’il leur inspire !).

Joël-Claude Meffre dit ce qu’il fait, et le fait seul. Pour comprendre son pays, il ne compte sur aucune collaboration d’autrui. Les usages et usagers actifs de ce monde existent, certes, mais leur témoignage est indirect, leur concours est incertain, car ce sont : les animaux, les morts et les noms (des lieux traversés). L’auteur les devine et s’en inspire, mais sait leurs limites : les animaux, ici comme partout, pensent, mais sans pouvoir, eux, se parler à eux-mêmes (leurs marques sont sans archives, leurs ressources sans comptes, leurs drames sans arbitres); les ancêtres enterrés furent bien campés là, mais ce « là » n’est plus guère qu’un gris et flasque sillage de monde (absurde et triste comme un gymnase désaffecté !); les noms des lieux disent bien quelque chose, mais sont plutôt confuses confidences de leurs baptiseurs d’alors que sceaux objectifs de présence. Ainsi, ce que nous voudrions apprendre d’eux : des états réels de ce monde que nous suggèreraient, précieusement, bêtes, défunts et toponymes … ne leur est rien ! Notre urgence reste hors de leurs agendas, notre ordre leur est fumeux labyrinthe, notre demande sonne creux dans leur muette complétude. 

 Trois passages, respectivement, suffisent à le saisir :

« Parfois, ces marques d’animaux viennent incidemment recouper les sentiers des humains. Les bêtes se hâtent alors de les passer; elles ne sauraient s’y aventurer, car ces sentiers sentent trop la fourberie des humains. Quant à nous, si nous empruntions leurs tracés (dans la mesure où nous pourrions rapetisser nos corps à leur échelle) ils ne nous conduiraient qu’à des impasses, des culs-de-sac« . (p.17-18)

  » Ces terrasses étaient nées de la faim des terres à une époque où les paysans avaient aménagé les pentes des montagnes en charriant la terre là où elle faisait défaut, superposant des quartiers de rochers arrachés au relief pour former des soutènements construits à sec derrière lesquels on avait accumulé, en guise de drains, des cailloux roulés, remontés du fond des ruisseaux (…). Ce chemin à ornières que j’ai retrouvé semble aujourd’hui venir de nulle part et conduire nulle part. Il appartient à des lieux où s’est accompli l’insensible effacement de tout travail humain … » (p.32-33)   

  » Le plus souvent, les noms des lieux périclitent ou se dissolvent dans l’indifférenciation. L’esprit de la nomination est chose obsolète. On ne dénomme plus. On renomme encore moins. (…) Seule, l’appropriation destructrice a lieu » (p.107)   

Mais ce triple obstacle, ici, ne signe aucun échec. L’observateur de sa région, à la fois rigoureux et délicat, rend en effet justice à la pensée des bêtes, des morts et des noms d’endroits, en circonscrivant mieux, pour nous, les enjeux de leur pouvoir. Meffre n’explore ce monde à la voix que pour mieux le chanter, et fait en nous réfléchir ce chant.

Ainsi, des bêtes. L’animal, suggère-t-il, privé de toute espérance historique (puisqu’il n’a pas en lui, contrairement aux hommes, de quoi faire muter son rapport au monde) est aussi, par là, épargné de toute crainte historique : la décadence d’efforts non-consentis par lui, l’abandon de ce qu’il n’a jamais pu se donner … ne le concernent pas. Ses frontières ont, comme les nôtres, un tremblé (à négocier ou défendre), mais pas d’âge (à discréditer ou dignifier) : l’animal ignore tout possible agenda de ses ancêtres; il connaît mieux les moeurs de ses proies et prédateurs que celles de ses ascendants ! Peu importe, par exemple, à la couleuvre (p.94-95) le sens des ruines qu’elle hante. Et à d’autres animaux comment la foudre a renversé (p.32) dans le torrent les troncs lui servant de passerelle !

Ainsi des indigènes de jadis, des autochtones enfouis. La nostalgie de l’auteur est, en arpentant leur terroir perdu, aussi réaliste qu’eux le furent; car, si ce sont bien leurs rêves, alors, dont il relève les traces, ce furent avant tout de simples rêves de travail, d’effort, de répit, de soulagement de justesse. Rêves (le plus souvent restés vains) de pouvoir un jour ne faire que rêver (en trouvant dans la terre de quoi s’évader d’elle, en aspirant à pouvoir contempler ce qui jamais ne cessait pourtant de les requérir et obnubiler !).  

Et qu’importe enfin que l’usage même des vocables s’estompe avec celui des sites et reliefs qu’ils fixaient. Un nom s’éloigne, se déleste de son sens, devient comme un mantra sans chair, perd sa motivation vitale … mais sa désuétude est comme un juste retour d’oubli de la part de la chose, faisant perdre, avec son nom, ce que sa nomination même avait jadis mutilé d’elle. L’oubli du terme refamiliarise opportunément avec l’inconnu de la chose (comme le suggère le préfacier Yves Ouallet) !

 C’est, en effet, une sorte de paradoxale (et fine !) familiarité avec l’inconnu qui est visée dans ce recueil, car ce sont bien des leçons d’étrangeté (p.72) que l’auteur vient prendre auprès des choses, et jusque dans sa « propre parole ». Mais les choses se perdraient, sans nous, sans une indifférence qu’elles ne peuvent témoigner qu’à nous, dans l’oubli total – qui est, non l’absence progressive à des esprits, mais l’absence, inéluctable, puisque sans témoins conscients, de la réalité à elle-même – comme si la poignée ou l’anse d’existence que fut le présent de la chose se « rétractait » et ré-entrait pour jamais en elle ! Le devenir réel perdant une à une toutes les prises qu’il eut pour s’obtenir de lui-même ! « L’enclos (de l’être) se refermerait sur lui-même, insensiblement« , dit l’auteur (p.75)

On lira, dans le dernier numéro de la Revue Phoenix (n°40, hiver 2024), un dense et lumineux dossier qu’André Ughetto a consacré à notre auteur, saluant particulièrement l’importance de ce livre, et les remarquables qualités littéraires (et spirituelles) de la méditation qu’il poursuit.  

Guillaume DREIDEMIE, Le Matin des Pierres, La rumeur libre, 2023, 80 pages, 14 €


Quel « Matin des Pierres » ??  On imagine une sorte d’aube purement minérale (telle que sur Mars, ou dans un parfait désert, ou n’importe où sur Terre il y a plus de trois milliards d’années) : la matière d’avant la vie. Une aurore où tout allait être sous le soleil, mais rien ne se servirait de lui. Une lumière dont les êtres éclairés ne feront rien. Un « matin des organismes », ce serait, par contraste, celui d’êtres prélevant de quoi se développer, prenant contact avec à quoi s’adapter, mûrissant en eux de quoi se reproduire. Ici, non : la « misère de la pierre », c’est celle d’une matière sans usage d’elle-même, d’une masse et d’un volume partout en vis-à-vis exclusif, perpétuel et sans issue. Comme si le monde ne s’était pas encore pris en mains, n’avait pas songé à réorganiser (si peu que ce soit) ce dont il est fait. Empédocle, le présocratique Grec, décrit cet état archaïque, minimum, de la Nature quand il suppose quatre grands éléments (Eau, Terre, Feu, et Air ou Éther) et deux forces (l’une d’association et équilibre, l’autre de dissociation, écart et relance – qu’il nomme respectivement Amitié et Haine) qui, indéfiniment, jouent sur eux quatre sans pause ni terme. Or si ce monde strictement minéral n’apparaît pas tel quel dans ce recueil, Empédocle, lui, y est au rendez-vous. On connaît sa légende : par orgueil, désespoir ou folie, il se serait jeté (secrètement) dans la fournaise de l’Etna, une bouche du volcan recrachant plus tard une des sandales de bronze que portait toujours (pour se protéger des miasmes du sol commun ?) cet « homme divin ». Fournaise, en effet, où rien de vivant ne le demeure, et qui, usine à scories, semble – par ses panaches explosifs, ses coulées de lave, sa mortelle énergie – vouloir renouveler la minéralité même !

« Le sang bouillonnant du volcan

Déborde du cratère (…)

Une nuit de brume,

Le sage s’est enfui;

Est-ce sa sandale

Au bord de l’abîme ?… » (p.65) 

« Au chemin de campagne

Nous verserons le vin,

Recueillant la sandale

Parfaitement intègre

Penchons-nous vers la terre,

La sandale a une aile !

Ô poète, messager des dieux !

Allons-nous survivre ? » (p.68)

Dreidemie se prend-il (pour quoi faire ?) pour Empédocle ? Empédocle était contemporain de la naissance de la raison (métaphysique et scientifique); il pressentait la venue d’un Platon, d’un Aristote – et le mauvais et desséchant triomphe d’une pensée de la définition, de la démonstration, de la classification – bref, d’une abstraction de la vie. Dreidemie, lui, assiste, comme nous, au crépuscule de cette même rationalité – dans son « bouquet final » logico-médiatique : l’ordre par le calcul, la méthode pour le profit, et leur liaison ultime : profit du calcul (algorithmes, Big Data) et calcul du profit (capitalisme). Il en cherche la (non-suicidaire ?) sortie : il veut jeter la raison malade dans sa propre fournaise, pour en recueillir – peut-être – la sandale ailée, et comme Empédocle philosophe et poète, il chante, il déclame, il herborise, il devine. Et, comme lui, Dreidemie refuse toute royauté rationnelle à la Platon (en dénonçant l’arbitraire d’une rationalité capable de tout dissocier et recombiner à sa guise !), chante pour apaiser les différends, trouve dans la nature même les remèdes à notre mésusage (ou surexploitation) d’elle, et fait le même constat de la fin des Sages (la difficulté à trouver des hommes sages, disait Empédocle, tient d’abord à ce que seuls des hommes déjà eux-mêmes sages sauraient les reconnaître !).  

Guillaume Dreidemie est un jeune (31 ans) auteur étonnant, subtil et touchant. Étonnant par ce qu’il fait paradoxalement de lui-même dans ce livre. Recueil, en effet, d’une surprenante sobriété intellectuelle, d’un penseur qui fait le choix d’y avancer nu (sans idées), d’un rhéteur (c’est, dans la vie, un conférencier ardent, drôlatique et virtuose) renonçant ici à toutes formules. Il se cantonne à des questions simples

(« Aujourd’hui, qui nous regarde ? » (p.13), « Où veux-tu en venir, par ces mots-là ? » (p.40), « Allons-nous survivre ? » (p. 65), « Qu’allons-nous chanter ? » (p.66).

Il dresse les constats comme ils viennent s’imposer

(« Nous n’avons pas deviné (…) ce qu’aimer veut dire« (p.10), « Ce matin ?/ Corps perdu./ Simple présent/ D’une blessure » (p.16), « Difficile de croire en nous/ lorsqu’on nous regarde » (p.19),

et le déchirant :

« On ne peut rien/ Que tenter de guérir » (p.43).

Il va aux choix qui ne le décevront plus

(« Décide/ ce qu’il reste à découvrir » (p.21), « Ne cache plus tes mains à la lumière » (p.28), « Regarde ses mains, ignore/ Ce qu’elles ont touché » (p.41),

et le non moins déchirant :

« Ne pas éviter vos regards/ Trop longtemps./ Mais vous convier, ce jour/ à fermer les yeux,/ avec nous » (p.69).

Tout ceci, divers, mais qui surprend par sa simplicité et sa franchise (chez un auteur intellectuellement complexe et réservé) a-t-il, pour autant, une portée parcourable, une direction décisive ? Oui ! La ligne ici, ce sont, je crois, des questions actuelles, graves et fines, comme : Comment ôter l’écharde, sans perdre l’impulsion ? Comment décrucifier la Nature sans nous tenir trop facilement quittes (et escamoter notre responsabilité !) ? Et : ne devrions-nous pas carrément préférer la fin du monde à l’éternel retour d’une sauvegarde bancale (ou opérée de justesse) de celui-là ?

Un auteur subtil aussi, par un art constant de la devinette spirituelle. Deviner, c’est découvrir en pressentant, c’est formuler la sortie (malicieuse) d’une petite énigme. Par exemple : quels morts célèbres (que tu t’éloignes admirer, ou fuir) sont-ils capables de te mettre en retard auprès des vivants ? Réponse, ici : Baudelaire (p. 44 et 56). Ou : « Je ne la retiens pas,/ je sais que je pars avec elle » (p.33). De qui ou quoi parle-t-il ? Est-ce l’absence ? La nuit ? L’eau d’une baignoire ? Ou : « Il n’y a pas besoin de prier/ Pour que les roses vivent ou meurent, / Prions » (p.35). Prions pour qui ou quoi ? Pour que les fleuristes vivent ? Pour que nos vies ou morts soient des roses ? etc.  Ou : « Devine/ Ce qui me retient/ De passer, semble-t-il,/ à demain » (p.48) .  Alors, qu’est-ce ? Ma mort ? L’éternité ? Une fâcheuse habitude ?  Dreidemie a l’énigme joyeuse, et le mystère partageux ! Et, parfois, de plantureuses et inattendues réponses :

« nous allons jouir d’une pure présence

comme un fromage d’Auvergne

abandonné sur la table

abandonné et frais ruisselant » (p.53)

Enfin, un auteur touchant, qui fait sentir ce à quoi il participe, et ce dont il reste exclu. Il y a une question (non plaintive, mais incessante) qu’il semble adresser à ses proches (en perplexité, en ardeur), à ses amis poètes, ses lecteurs loyaux, et qui est quelque chose comme : « Nos raisons de chanter reviendront-elles ?« . Les amis de la revue (L’écharde) qu’il a co-fondée, les fans de Laforgue et Verlaine, les camarades d’une aube authentique … font, alors réunis, penser ceci : le sens de l’amitié repose sur l’égalité d’inspiration, et sur l’étrange besoin de désintéressement (de complicité gratuite ou gracieuse). La sorte de bienveillance réciproque pour l’inconnu de l’autre, voilà l’amitié, comme ressort, énigmatique mais neuf, de la compréhension.

C’est, sans doute, cet appel (insistant, feutré) à l’ami – p. 31, p.58, p.59 – qui émeut le plus, alerte le mieux : avec un ami, nous remplissons exactement les conditions de mériter de dire « nous » ! L’entr’aide des inspirations, la solidarité spontanée des Muses respectives, font le commun réveil : on met à disposition ce qui nous apparaît, on comprend ce que l’autre veut faire de ce qui lui échappe, et épargner ou non de sa propre enfance (p.26). L’intelligence y adopte, prodigieusement, les moeurs de la grâce :

 « Qui nous ramène doucement

la tête vers

ou bien ailleurs

ou bien jamais ? » (p.14)

« Matin », alors, non plus « des pierres », mais, bien plutôt, de l’épierrage bénévole du champ d’autrui – et c’est ce qui, dans cette oeuvre à la fois vive et tenue, ravit et instruit (on attend donc la suite – féconde et fine, sûrement – de cette première pierre du matin). 

Charlotte BONNEFON, Nos invisibles, Editions Cambourakis, janvier 2024, 128 pages, 16€.


 « Elle a sept ans. Elle est allongée sur son lit. Les draps semés de fleurs et de fruits. Elle rêve éveillée. Attachée. Un groupe d’hommes l’entoure. Elle ne peut pas bouger. Elle ne crie pas. Elle ferme les yeux, deux fois. Son sexe est un gâteau. Il est rond et découpé. Un problème mathématique. Les fractions. Elle s’applique à tracer les lignes imaginaires d’un partage équitable. S’il y a autant de mangeurs que de parts, que restera-t-il ? La cerise colorée en rose fluo transperce la feuille » (p.15) 

Comme praticienne de « médecine narrative », Charlotte Bonnefon connaît bien ses « inaudibles » et ses « intouchables » (les patients dont on n’écoutait pas la formulation propre, ou ne contactait pas l’histoire charnelle, quand le stéthoscope à récits n’était pas encore requis). Que son attention se porte, dans ce titre même, sur « nos invisibles », ne peut donc étonner, mais doit s’éclairer.

L’attention ? La conscience y choisit ce qui importe. Et quand cette attention est sollicitude, elle apporte ce dont autrui ne savait pas (spontanément ou seul) disposer. Et le pari (vital ou littéraire) de l’attention interhumaine tient dans le constat que (hors indifférence et mépris) très peu d’états de vie sont inaccessibles à l’attention vraie (à une vigilante bonne volonté) : les cauchemars, les paniques, les dépressions sévères, les agonies enfin, peut-être. Pour le reste, à peu près tout est ouvert : seule l’attention soigne, console et transmet – et tout est changé, en effet, du seul fait que « quelque chose passe par un ajustement des regards et des attentions » (p.115). Par le personnage ici récurrent de Maria (mais on ne saura guère plus que son prénom), les « gestes de protection » ressaisissent, combinent, recyclent ce que Michel Guérin décrit comme les trois grands gestes humains : la préhension (mais ici, comme saisie de l’outil qui soulage), la percussion (du seul malheur d’autrui !), et le maintien ou l’entretien (de la sauvegarde, de l’intérêt compris, des êtres). L’attention aux fâcheuses distractions du destin devient souci fondateur, et la vocation (de témoin des gestes manqués, confidente des lapsus, interprète des omissions, rebouteuse des coïncidences) naît, toute simple, de restreindre, autant qu’elle pourra, l’invisibilité du mal et des souffrances :

« Maria voulait être médecin. Elle s’entraînait sur les animaux. Elle fabriquait des attelles pour les ailes cassées des oiseaux. Elle expérimentait ses soins sur des blessures parfois imaginaires. Le jour où sa soeur aînée est morte, Maria est devenue mère de ses frères et soeurs. Elle les soigna avec une attention dont la douceur irradiait ses gestes et sa voix » (p.93) 

« Nos invisibles », c’est à dire qui ?  Personnes passées (ou dont le présent ne s’inscrit jusqu’ici nulle part), oubliées (et peut-être même d’elles-mêmes, comme déjà tenues hors de leur propre vue, du temps où elles étaient), rassemblées en un nous (solidaires par leur disgrâce d’alors, et réhabilitées par une écriture qui retisse littéralement leurs sorts et leur construit un genre d’horizon posthume) – et toujours des femmes (à tous âges) : matrices otages, migrantes traquées, jetons du troc génético-culturel, rêveuses privées du seul langage qui en réveillerait, simples meubles de la mobilité masculine, puissances dominées de vie ici prises entre trois mondes (Espagne, Algérie et France) que leurs hommes ont réduit à des vides communicants : 

 « Juillet 2001, quelques lignes dans le journal : Femmes lynchées à Hassi Messaoud – Abandonnées en périphérie de la ville » (p.79)

Pas d’intrigue unique et suivie ici, mais la constante d’une « malédiction » (p.113) féminine soudain décidée à se lever elle-même (des petites filles ou femmes s’efforçant d’annuler le néant même qu’on leur inflige ou suggère). 

Car malédictions il y a (coloniale, machiste, militaire, exploiteuse, polluante, climatique), pour ses ancêtres d’Oran, de Reggane, Alger, Hassi Messaoud … Les archétypes y sont trouvés tous salis, les paradigmes tous biaisés, les symboles empuantis ou empoisonnés : des fontaines, mais maudites comme des derricks (Hassi Messaoud); des élans, mais vitrifiés comme des champignons nucléaires (Reggane); des danses, mais de métastases (p.101) ; des paumes ouvertes, mais martyres (p.35) de leurs tâches de défrichage ou déracinage; des miroirs mêmes, mais assez ternis, ébréchés, distants ou confisqués pour forcer à « reconstruire tout ce qui nous tient » (p.34); des dons et des legs, mais de courage forcé (p.30), d’équité en larmes, d’honneur sous clés ! 

« Ma fille, de quel courage héritons-nous ? La peau coupée au plus près. Le temps passe et ce matin n’est pas jour de fête. Parmi les oiseaux, reprends ton couteau ».

De ce livre dense, intègre, très finement écrit – toujours surprenant malgré sa profonde cohérence, très pudique et très troublant, et restant limpide dans sa rare richesse – , on ne retiendra ici que trois thèmes nets et neufs.    

L’inégalité sexuelle dans l’exil d’abord : pour la femme – donneuse directe de vie – l’exil (ou tout déménagement un peu périlleux) oscille tragiquement entre, soit accoucher, soit avorter, d’un lieu de vie; pour l’homme – qui ne donne directement, au mieux, que de l’énergie et du pouvoir, le même exil n’oscille qu’entre greffe ou rejet d’une prothèse de destin. L’homme, malgré périls et incertitudes, ne risque pas, lui, d’y dépayser une matrice qu’il n’a pas.

La capacité imaginative de transfiguration ensuite : une femme, qui regardait une vieille photo familiale, en trouve soudain ressource neuve « en lançant le cliché au-dessus d’elle » (p.117) – et, aussitôt, écrit l’auteure, « une pièce nouvelle apparaît sur le seuil« . Comme élargi d’un amont retrouvé, l’espace vivable se ré-invente. Et rien, comme cela semble illustré ici, ne vieillit plus intelligemment qu’une photographie, fixité indéfiniment adaptable.

La sorte, enfin, de dressage artistique des rêves – possible hors des oeuvres mêmes, peut-être. Dans un remarquable passage p.66 :

« Le rêve revient mouvant. La première fois, c’est une maison blanche. La forme d’un oeuf posé sur une table. On y entre comme dans une fusée. Je me réveille. Puis c’est un paysage d’eau, de ponts et de colonnes. Un temple sans toit, sans rame et sans barque. Je me réveille. Puis un village de maisons implantées de biais. Un hameau, presque une rue. J’habite une toute petite bâtisse. Un passage s’ouvre vers un espace inconnu, dont le toit très haut découpe le ciel par de larges verrières. Un atelier. Je me réveille. Puis un appartement bourgeois. Une pièce apparaît. Un lustre de verre au plafond. Une tapisserie vert sombre ornée de pétales de lys rose orangé. Un bureau. Une chambre d’écriture. Une antichambre apparaît. La salle de consultation d’un médecin. Les meubles ont disparu, une ampoule pend au plafond. Il ne reste qu’une fenêtre et un lavabo des années vingt » (p.66), 

l’auteure décrit quatre ou cinq rêves nocturnes successifs – si disparates qu’ils semblent s’entre-ignorer plus encore que la rêveuse ne les manque ! – mais auxquels l’intensité des efforts historico-géographiques justement déployés dans ce livre suffirait à donner unité. Comme tous les parents le constatent, un enfant ne sait pas quoi faire de ses rêves, car il rêve exactement comme on joue; mais l’adulte, consultant l’enfant en lui, peut artistiquement, jouant non dans, mais de ses rêves, leur donner, comme dans l’explosion cambrienne (p.26) pour les formes vivantes, neuve composition, adaptativité supra-nocturne, vie à l’air libre des images, articulation des gestes intérieurs, et symbiose des inconscients mêmes.

« … Quand le danger oblige à réagir, à adapter sa forme, à allier les forces pour se mettre en mouvement, ou simplement survivre quand la nature de l’eau ou de l’air change et que soudain, un autre nous invite à respirer à travers lui, à prendre ensemble la forme d’un flocon de neige et regarder le ciel quand d’autres meurent » (p.26). 

Nos invisibles savaient que l’homme ne connaît que ce qu’il viole, et n’épargne que ce qu’il ignore : quand l’écriture révèle leur inaperçu royaume, elles ne risquent plus rien. À la fin, l’ourse gagne – ou, en tout cas, fermera elle-même la « valise » de son destin.  

« Aux derniers jours du printemps, une ourse et un ourson sur les flancs escarpés de roches blanches. Un ours s’approche et attaque l’ourson. L’ourse se place entre eux. Lutte, déséquilibre et chute. Deux corps d’ours tombant, roulant sur les pierres. Le mâle emporté par son poids plus bas. La femelle sonnée, immobile, respire par saccades régulières. Elle rassemble ses forces avant d’envisager tout mouvement de repli vers une veine blanche dans le corps de la montagne » (p.111)

« Maria est malade. Son père cachait sous les lits des cageots d’oranges que le propriétaire terrien avait aspergées d’un poison invisible. La malédiction opère sur les enfants. La lente dissolution de Maria, graine de jais bercée par le parfum toxique des orangers sous les pluies acides. Les fleurs fossiles perlent sur sa colonne vertébrale. Le dernier jour d’hiver et d’opium, elle porte à ses lèvres un bouquet de perce-neige. Je porterai la rose avec ma robe de velours, dit-elle en fermant sa valise » (p.113) 

 Une carte de voeux


   Le philosophe (et anthropologue) Michel Guérin – né en 1946 – divisait le geste humain en quatre grandes catégories : le geste du travail (faire), le geste de donner (échanger, confier), le geste d’écrire (de marquer des signes), et celui, enfin, de danser (de mouvoir l’harmonieuse liberté d’un corps). Voilà que recevant, il y a quelques jours, cette carte de voeux du graveur Marc Granier, saisi par sa belle complétude, je sens qu’elle conjugue ou conjoint ces quatre gestes : d’un seul envoi, Granier fait, il donne, il inscrit et il « danse » (en tout cas, il fait surgir, en image, les plis rythmiques et les traits de présence autonome du monde). Avec la sobre et énigmatique puissance d’un talent qui semble – comme un démiurge – nous résumer l’univers : on évide ici ou là une planche (ici, enduite d’huile de lin) pour en imprimer les reliefs obtenus; et voilà, devant nous, une « épreuve » du Gard cévenol en personne !

   Cette carte de voeux m’a touché, car les voeux illustrés sont précis et fidèles : exactement comme cette image à la fois conduit rigoureusement notre oeil sur elle et laisse tout loisir de conduire notre rêverie dans ce qu’elle suggère, ce qu’elle nous souhaite est à la fois de bénéficier (par chance) des quelques hasards heureux de l’année qui débute, et de forger (par discernement et ardeur) nos appuis privilégiés et nos accès personnels en elle. Comme la production même de son image l’indique, Marc Granier nous souhaite de savoir évider où il faut, marquer où l’on peut, nous faire voir à nous-même autant qu’on peut … le paysage (et en réalité, le pays même que le temps forme) de l’opportunité qui s’ouvre de douze mois d’existence !

    Le monde qu’avait l’artiste devant lui a, bien sûr, trois dimensions; et, trois aussi, le monde où se tenaient alors son carnet, son appareil-photo (?) et son corps même. Les deux dimensions de cette image (comme de toute image) font alors penser à deux mondes (celui du regardé et celui du regardant) qui, adoptant une sorte de frontière commune en ce rectangle de carton, viennent ensemble y perdre une dimension, comme sacrifiant quelque chose l’un à l’autre : le monde vu vient nous livrer ses structures, et la conscience artiste se met en quelque sorte à plat pour nous. En ce miroir vivant, en cette sorte de reflet acté, en cette belle présence plane, l’oeil d’un peintre vient serrer la main du monde, et sa main à lui vient comme filtrer, écoper, épurer, retirer sélectivement ou célébrer souverainement les lueurs du monde. Granier pose et place ainsi (en lui choisissant respectivement un support et un endroit) devant nous, la figure sensible et sensée d’une perfection habitable. Un philosophe traduirait le voeu que ce discret et résolu graveur nous formule : Bon et bel être-au-monde ! 

   J’aime ce paysage. Une sorte d’arche m’y invite à m’éloigner par elle, ou à revenir – selon ma fantaisie – depuis le fond des collines, jusqu’au premier plan (et ses dalles de schiste ?) rejoindre mon oeil même. Ce petit pan de région est fait exactement de blanc et noir entrelardés, comme un « négatif » du regard de Dieu. C’est une image à la fois rationnelle et concrète; rationnelle parce qu’elle suit (et restitue méthodiquement) les lignes de force du paysage, elle nous représente les relations à l’oeuvre dans ces éléments et ces textures pour qu’ils sachent former réalité ensemble ; et concrète, parce que cette représentation de l’intimité dynamique du monde est sans mots, ni icônes, ni algorithmes : tout nous est rendu présent comme ce tout est, là-bas, présent à lui-même.

   L’oeil touche ainsi directement les causes, les cachettes, la chair et à la fois le vestiaire, du monde. Saint-André de Majencoules prend pour guide une main de graveur, qui paraît nous dire : « Visitez-moi, car on ne sait jamais … ».

   En 2024, advienne que pourrons ! Merci, Marc Granier.

Yves ARAUXO – Un idiot devant l’étang – Cactus inébranlable éditions, automne 2023, 62 pages, 12€


  « Un idiot devant l’étang » est d’abord le titre d’un tableau (de 1926) connu (un mixte à la fois malicieux et inquiétant de Chagall et d’Otto Dix) de Frits Van den Berghe, qui montre un « idiot du village », massif, béat, se tenant à l’écart avec roulotte et canards, les yeux clairs comme vide muré, mains-battoirs et pieds-palmes, à la fois épouvantail et corneille, et, surtout, à la très complexe stupidité : c’est un abruti, mais d’une rare mélancolie, qui semble porter le deuil de l’intelligence; un « innocent », mais redoutable, qui pourrait bien n’avoir oublié le mal que le temps d’une pose; enfin, un ogre disponible – une qualité peu courue chez les ogres – comme si celui-ci nous avertissait n’avoir rien contre varier ses menus. Bref, cette oeuvre éponyme de Van den Berghe (peinture expressionniste et naïve à la fois, un peu cubiste, un peu surréaliste, un peu symboliste encore …) est ici la parfaite sentinelle – balourdingue et incorruptible – de ce petit livre riche, profond, tonique et merveilleusement réussi, d’Yves Arauxo (1973).

Frits van den Berghe
L’Idiot devant l’étang (1926)
Musée des beaux-arts de Gand

Les penseurs sont souvent fanatiques, car ils projettent leurs chères idées partout (les imaginant aisément irrésistibles ou scandaleusement moquées), et les poètes, eux, sont volontiers superstitieux, car ce sont les signes du monde que leur lyrisme, à tort et à travers, multiplie partout. Mais les penseurs-poètes, eux, – en une synthèse magnifique qui les rend si rares – sont tempérés (ils savent que leurs idées ne sont que des signes parmi d’autres) et lucides (ils examinent les signes aussi précautionneusement que des idées, et doutent de la pensée de la Providence aussi méthodiquement que Descartes de la sienne propre). Yves Arauxo est un tel penseur-poète, qui médite (comme ne font jamais les fanatiques) et contemple (comme ne font jamais les superstitieux). Un méditant, en effet, ne gendarme jamais les prières d’autrui, nous laisse juges de ce que nous attendons de Dieu, et ne se prétend certes pas bras armé (et impatient) d’une volonté supérieure (le fanatique, lui, exagère la colère de Dieu pour s’en offrir prétexte à diviniser la sienne !). Un contemplatif, de même, laisse la beauté reposer devant lui sans l’enrôler dans ses lectures, concède aux choses l’initiative de leur propre présence, et laisse tranquillement s’évanouïr – sans s’en estimer trahi ou volé – les apparences décevantes, inconsistantes ou ne méritant pas d’autre examen (le superstitieux, lui, est addict à la révélation : il préfère un monde lui promettant malheur et ruines à un monde qui n’aurait simplement rien à lui dire :  comme dit Comte-Sponville, même la vérité lui paraît au service du sens dont il rêve). Le contemplatif prend le monde comme celui-ci se débrouille pour arriver, comme le méditant prend la foi (la sienne, comme celle des autres) comme une simple tentative de fixer ce qui mériterait d’être, sans prétendre faire saisir mieux ce qui est. « Finalement, vivre n’aura rien changé : on est toujours aussi démuni qu’avant » (p.51), voilà exactement ce qui scandalise un croyant, et  ce qu’un méditant, lui, trouve évident et normal.

« L’oeil ne voit que sa pierre, un trou s’il la soulève » (p.42)

Contemplation n’est pas pour autant concentration, car celle-ci immobilise, et fausse l’évolution des choses et des êtres. L’esprit doit rester mouvement pour comprendre celui du monde (et être ainsi fidèle à « l’évasion de la matière, le mouvement infini de ses rives » p.26) : une danse de papier (comme est l’acte d’écrire) vaut toujours mieux, avec sa tremblante « habitation de reflets », qu’une architecture de représentations ou une sculpture de sens dont la porte s’ouvre sur du définitif, et la fenêtre sert seulement à aérer ou éclairer la perfection donnée. Au contraire, « Écrire, c’est comme ignorer la porte et entrer par la fenêtre«  – comme « délivré du geste d’écrire », et ne se sentant pas plus écrire que l’oiseau voler. (p.28). D’ailleurs, dit Arauxo, « quoi qu’on écrive, la page blanche reste blanche » (p.27); seule compte l’expressivité vivante des hommes, c’est-à-dire « porter haut le combat avec les forces qui les traversent » (p.27). Tant que l’on peut traduire quelque chose de ces forces qui luttent en nous, la joie reste possible, et le bonheur hante le parcours de leurs passations secrètes.  

Le poète Yves Arauxo est penseur quand il réfléchit sur l’acte de connaître, le pouvoir de méditer lucidement sur l’ordre des choses. Sa maxime est quelque chose comme : contempler le monde pour décrisper nos visions de lui, pour comprendre qu’on ne sait pas (en tout cas on ne sait pas comment l’on fait pour savoir !), pour avancer autrement vers ce qui nous est donné. Il écrit : « On ne voit le monde que de dos », ou : « on ne voit le monde qu’à travers un miroir », ou encore : « on a beau regarder, on ne voit que ce qui nous reflète ». C’est dire que nous sentons le réel (avec les moyens embarqués de la sensori-motricité), mais ce qui fait être le réel, nous n’en sentons rien : nous conjecturons, déduisons, calculons, modélisons, interprétons … mais la vérité, elle (l’apparition dans le discours de ce qui rend réel ce dont il parle) échappe à toute présentation directe. (« La matière est confuse, il faut briser la vitre« , p.15). Ce qu’on saisit sensiblement est partiel et partial; mais ce qui se passe régulièrement partout et objectivement reste imperceptible. Petite consolation : en comprenant mieux les limites de sa perception, l’homme recule d’autant celles de ce qu’il perçoit. Mais l’effort intérieur y est constant (« L’univers est une vague, je surfe« , p. 10, quoique le surf soit un art, et toute mer un abîme !); d’ailleurs aucune subjectivité n’est la panacée, car toute intériorité vibre, vacille et isole – comme l’écrit rudement, mais lyriquement, Arauxo :

 « Nous avons tous une forêt intérieure. Les arbres y sont pleins de pendus mais, ça et là, ruisselle la lumière » (p.25) 

À ce que le poète nomme fortement « l’entorse d’être né homme«  (p.16), – la torsion qui toujours distend les articulations de la conscience, et fausse le pas de la liberté ? –  répond ici une tension (méditative) qui détord les nerfs, déforme et transforme leurs influx, motivée par on ne sait quelle sereine gratitude : « Unité provisoire de mes cellules, je me disperserai comme des nuages sur l’horizon » (p.17). Autrement dit : le réel m’a fait l’honneur de me composer; je me décomposerai donc dans une joie reconnaissante et sage ! En attendant de rejoindre le silence ultime, la poésie le fait comme préventivement réagir : « Le poème parle au silence et le silence lui répond » (p.30). Et le poète (dans « l’ombre fraîche de la grotte buccale » p.32) sait sa relève assurée :

 « Patience, tu viendras aussi à mourir … D’autres oiseaux garderont le silence » (p.49)

On laissera mieux découvrir le « talent pur » (Jean-Pierre Otte) et le ton unique de cet auteur, à l’humour humble, douloureusement lucide, extraordinairement nostalgique, et tendre, en lui laissant six fois la parole :

« Si je n’avais pas crié, on ne m’aurait pas vu naître » (p.43)

« Trois quarts d’heure plus tard, il était mort.

Il avait à peine bu son thé (…)

Ils refroidirent ensemble » (p.41)

« La douleur n’est pas un seuil comme les autres : c’est celui où naît la conscience que tout est seuil » (p.40)

« Si j’étais un autre, je ne serais pas mon ami » (p.43)

« Nous avons toujours des racines mais elles flottent dans le vide. Nous ne pouvons plus nous nourrir que du souvenir qu’elles gardent de la terre » (p.45)

« Peut-être sont-ils nombreux ceux qui, partiellement du moins, me ressemblent et n’oseraient le confier à personne ? » (p.48)

Ce petit livre, intègre et sublime, étonne, même quand il charme et convainc. C’est là un auteur à la fois très subtil et très fraternel, qu’on sera ravi (mais aussi transformé !) de découvrir. La quatrième de couverture cite cet aphorisme de la page 47 : « Qu’opposer à l’intelligence artificielle (I.A.) sinon l’idiotie naturelle ?« . J’ajoute seulement : qu’opposer à l’idiotie culturelle, sinon … Y.A. ?