Chronique de Paule Duquesnoy
Entre Femmes – Poètes au jardin spirituel
(Lectures de confinement)
Deux livres.

Cécile Sauvage, Écrits d’amour, édition établie, présentée et annotée par Béatrice Marchal, Le Cerf, (2009)

Claire Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité Emily Dickinson, Gallimard (2005)
Quatre femmes poètes.
Cécile Sauvage, épouse de Pierre Messiaen, qu’elle a conquis par sa poésie – ô l’irrésistible magie des mots –, mère de deux fils Alain, poète, et Olivier, compositeur, organiste et pianiste célèbre, pousse au jardin des mots, délicate fleur champêtre, plante bucolique du vallon, au suave parfum, églantine blessée par ses épines, rose enclose en sa douceur, en sa douleur.
Emily Dickinson se présente discrète violette, Daisy, marguerite ou pâquerette, comme elle s’est souvent désignée elle-même, la tout-de-blanc-vêtue, mais aussi jasmin à la flagrance sensuelle. – Emilie Dickinson que Pierre Messiaen a été un des premiers à traduire.
Deux femmes menues, pas vraiment belles, mais dégageant un charme qui vient de plus loin que la beauté charnelle, celui de leur richesse intérieure, qui passe par leurs yeux, leur voix, un je ne sais quoi.
Discrètes, d’une sensibilité à fleur de nerfs, cultivées – elles lisent la Bible, Shakespeare, les poètes –, elles ont peu publié de leur vivant, même si elles ont écrit très jeunes. Cécile Sauvage dès l’âge de 15 ans. D’Émilie point de poèmes d’enfance conservés, mais des lettres (éclairantes). Sédentaires, recluses même, confinées volontaires, toutes deux ont peu voyagé. Mais Émily jouit du monde à distance – elle continue à recevoir des visites – alors que Cécile à la fin de sa vie, dans la clôture de sa chambre, ne parvient plus qu’à en souffrir.
Elles aiment leur jardin, leur maison, en connaissent chaque détail, même si elles préfèrent la cuisine (plus créative) aux occupations du ménage (répétitives), et vivent en osmose avec leur environnement, écrin de leur vie intérieure. Enfants sages et « bien élevées » dans des familles unies, elles ont vécu à l’écart de la société avec ses normes, ses habitudes, ses affrontements, pour se protéger mais aussi se retrouver dans la solitude avec leur âme et accomplir leur travail de poète : recherche de la vérité, du mot juste pour la dire, indissociable de leur aventure spirituelle. En creusant le familier, à l’endroit précisément où elles sont dans le Grand Univers, elles trouvent du nouveau.
Elles sont généreuses, attentives à ceux qui les entourent. Émily s’occupe de sa mère atteinte de maladies chroniques. Cécile accompagne au lycée son père professeur alors qu’il perd la vue, l’aide à corriger les devoirs de ses élèves.
Femmes-fleurs qui délivrent leur essence, leur encens au jardin spirituel que fréquentent les chers absents.
De la détresse originelle s’élève l’inspiration, l’aspiration mystique.
Cécile, dont les œuvres à tort dites complètes avaient paru au Mercure de France en 1929, reprises à la Table Ronde en 2002, est pleinement rétablie dans sa vérité de femme par Béatrice Marchal, poète elle-même qui a obtenu le prix Louise-Labé en 2019 pour son recueil Un jour enfin l’accès, suivi de Progression jusqu’au cœur, paru aux éditions l’Herbe qui tremble, entrée petit à petit en poésie, selon ses propres mots, pour connaître sa propre vie, la vie des autres, et cela grâce à l’amour des mots.
Intriguée par un mystérieux Livre d’Amour, dont le manuscrit a disparu, après de patientes recherches, et des entretiens avec Alain Messiaen, fils de Cécile, puis avec Yvonne Loriot-Messiaen, veuve d’Olivier, elle met au jour les textes écrits par Cécile à la suite d’une histoire d’amour brève mais intense qu’elle a vécue avec Jean de Gourmont, le jeune frère de Rémy, également homme de lettres, romancier et chroniqueur au Mercure de France. Dès lors Cécile n’est plus seulement l’épouse modèle, incarnation de la création maternelle, qui inscrit inexorablement la mort dans la naissance (L’âme en bourgeon, écrite pour son fils Olivier) mais prend place parmi les grandes amoureuses. Étrange histoire celle de ce Livre d’amour que Pierre Messiaen a sans doute détruit, en tout cas dont il a mutilé ou modifié des passages pour faire de lui-même le destinataire de ces poèmes. Jaloux ? Certainement. Sombre histoire. Drame ou vaudeville. Secrète tragédie, qui aurait été ignorée sans la persévérance, et l’attention à l’autre de Béatrice Marchal, qui rend sa dimension à Cécile Sauvage.
Cécile honore le corps de l’amant : J’ai tenu longuement dans ma main / Tout l’orgueil de ta chair… Cet érotisme se double d’une dimension maternelle : J’ai les flancs d’une mère aimante pour ses flancs, / Ma chair tressaille autour de ses membres tremblants. L’expérience est aussi spirituelle et la soif divine conduit au mysticisme : Nous nous cherchons déjà plus loin que nos corps.
Notre chair est prière, notre âme est chair.
Totalement investie dans cet amour qu’elle idéalise – cet amour n’était-il si beau que parce qu’elle y avait mis le meilleur d’elle-même ? – elle ne pourra supporter le départ de l’amant, et se laissera glisser, passant les dernières années de sa vie dans une chambre jamais aérée, jamais éclairée, jamais nettoyée, avec la hantise des microbes.
Elle écrivait pourtant la veille de sa mort : Il faut que je retrouve cette poésie des confins supra-terrestres qui est ma raison d’être, quelque chose de bleu vif et de rouge vif comme les vitraux de Chartres.
Fait troublant : Jean de Gourmont est décédé moins de six mois après Cécile.
L’énigme Émily est abordée de l’intérieur par Claire Malroux – poète et traductrice, d’Emily Dickinson notamment – osant avec respect et empathie mêler son écriture à la sienne, pareillement tournée vers la recherche du sens de l’existence, où la vie est inextricablement unie à la poésie, comme dans toute vraie poésie. Ne se construit-on pas par la rencontre de l’autre ? Pour percer le mystère, Claire Malroux se rend à Amherst, s’imprègne des lieux, de la maison natale d’Emily, se recueille au cimetière où elle repose.
Émily a commencé à étudier la botanique à l’âge de neuf ans et à travailler avec sa mère au jardin à douze ans. Elle se délectait des livres abordant la science des plantes, en particulier celui du Docteur Hitchcock – découvert à l’école – sur les fleurs d’Amérique du Nord. Elle a réalisé avec une rigueur scientifique et un sens aigu de l’esthétique un merveilleux herbier beau comme un poème dont on peut voir les planches sur internet – allez- y voir, comme moi il vous fera rêver : 424 fleurs de sa région natale.
Quand les fleurs mouraient tous les ans, cette lecture (du livre du Docteur Hitchcock) me consolait de leur Absence – m’assurant qu’elles continuaient à vivre. Promesse d’éternité.
Le Jasminum figure sur la première page de l’herbier d’Emilie. Plante exotique au parfum enivrant, acclimatée au froid de la Nouvelle-Angleterre.
Une autre page présente huit sortes différentes de violettes, une fleur qu’elle distingue pour la splendeur insoupçonnée cachée sous sa modeste apparence, avec laquelle elle a tendu une embuscade au pré-vagabond.
Cécile Sauvage aussi cultive la passion des fleurs et partage cet amour pour la nature (moi, si dévote de toutes les fleurs, de toutes les bestioles), les plus insignifiantes, gentilles ou cruelles abeilles et frelons, libellules et criquets.
Chacun a dans son souvenir / Un jardin où vont ses tendresses (Cécile Sauvage, qui a apprécié la lecture des Souvenirs entomologiques de Fabre).
Toutes deux en perçoivent chaque signe même le plus ténu. Le brin d’herbe est leur compagnon. On les découvre cachées dans un bosquet, écoutant le bruit de l’eau et du vent et surtout le chant de l’oiseau, dont Cécile a cherché à imiter la ligne mélodique, et ses modulations de sons, que son fils Olivier reprendra dans ses pièces consacrées aux oiseaux. Cette musique bucolique induit un goût pour la musique chez l’une et chez l’autre. Émily joue du piano.
Elles chantent la beauté, les fleurs, les roses, les magnolias, l’oiseau, le papillon à la vie brève, l’amour, la fragilité, la lumière, l’âme, la maison et ses objets, le quotidien. Elles contemplent et méditent, oscillant entre mélancolie et amour de la vie.
Une conscience aiguë du sentiment de la mort, inscrite dans la vie, les centre sur l’essentiel. Elles refusent la dispersion dans les mondanités, préfèrent les vraies rencontres avec un être particulier, car elles aiment le vivant, de l’être humain aux plantes en passant par les animaux. Blessées de solitude, elles écrivent. La solitude, un nid hérissé d’épines, mais aussi d’éclats de douceur.
L’amour des fleurs, de la musique des fleurs mène à l’amour de l’amour, passion de l’amour, amour-passion – ça passepar le Calvaire ; « Nous étions l’un pour l’autre – corps mystique – » (Emily cahier 13). Emily qui, sur 1775 poèmes, a écrit plus de 300 poèmes d’amour. Quel est le mystérieux Maître auquel s’adressent ces mots ? Le pasteur et pianiste Charles Wadsworth ? Samuel Bowles ? Le juge Otis Lord, avec lequel un mariage avait été projeté ? Peu nous importe. L’essentiel est le ferment d’amour qui mûrit en elle ? « Je m’éveille chaude du désir qu’avait presque comblé le sommeil. »
« Aimer est plus solide que vivre », écrivait-elle à une amie.
Leur amour se nourrit de l’absence. La poésie habite cette absence. Elle donne voix au silence. L’étreinte devient mystique.
Émily : « La parole – à peine profanait l’instant – / Prononcer un mot/ Était inutile – comme au Sacrement –- / La garde-robe du Seigneur–- / Nous étions l’un pour l’autre – corps mystique –. »
« Tu es l’homme divin », disait Cécile Sauvage de l’amant.
Un troisième livre, encore une femme.
Lydie Dattas, Le Livre des anges suivi de La nuit spirituelle et de Carnet d’une allumeuse, Gallimard (2019).

À côté de ces deux femmes discrètes, Lydie Dattas est une personnalité atypique, née en 1949 d’un père, organiste à Notre-Dame de Paris, homme austère, et d’une mère actrice de santé fragile, qui finira par délirer. Prenant le monde à bras le corps, bravant les conventions, elle épouse en 1971 un fils Bouglione, le dompteur Alexandre Romanès, auquel elle apprendra à lire et à écrire (il deviendra poète) et avec lequel elle créera le cirque Lydia Bouglione – elle a raconté cette expérience du monde du cirque dans un livre étincelant La Foudre –, et dont elle se sépare après 29 ans de vie commune, puis devient la compagne de Christian Bobin.
Lydie Dattas, lys profond au parfum violent, rose rouge flamboyante dans ses atours de soie.
Belle comme la foudre. Sensuelle, sensible, hantée de spiritualité. Beauté convulsive. Cracheuse de feu. Dompteuse de mots fauves. Acrobate du désir. Ménade dansant sur des braises.
En 1966, quelques-uns de ses poèmes paraissent chez Rougerie, puis, remaniés, ils constituent Le Livre des Anges, qui est publié chez Arfuyen en trois plaquettes en 1990, en 1994 et en 1998. Être retenu par ces deux éditeurs découvreurs de talents, prouve la qualité de ce texte. En 1970, elle avait aussi publié un recueil Noone au Mercure de France.
Elle remue le sable de l’écriture pour faire réapparaître le palais englouti de l’amour, vrai royaume des femmes, où elle côtoie Emilie Dickinson, Simone Weil (qui négligeait son apparence physique et même s’enlaidissait avec des grosses lunettes rondes), Catherine Pozzi, indique Christian Bobin dans sa préface.
Curieusement pour Lydie Dattas, sa beauté semble être une prison, elle se désole de plaire et refuse la séduction, le jeu du désir. La malédiction d’être femme et belle (mais est-ce vraiment une malédiction ?) – car, selon elle, aux yeux des hommes une femme ne peut être ontologiquement à la fois femme et belle et en même temps capable de spiritualité – devient une bénédiction par la grâce de l’écriture.
Enjambant ma féminité comme un obstacle léger, avec pour seul fond de teint le poudrier de la lune, je m’essayais à ce saut de l’ange que toute femme doit effectuer pour écrire. (…) Comme une femme de l’époque abbasside brodant sur sa tunique un proverbe, je notais sur ma manche des vers désespérés d’être mauvais, ignorant que sur mes pansements hygiéniques s’écrivaient les plus beaux poèmes. Écrivait-elle dans La Foudre.
L’homme crée parce qu’il ne peut pas enfanter. Le régime diurne de l’image (les formes) est du côté du masculin, la nuit est du côté du féminin, l’immense crypte et ses envoutements, dont l’homme a peur et qui le fascine. La femme est créatrice de l’enfant et de l’homme adulte, dont elle est non seulement la muse, mais aussi la mère qui apprend, ce qu’elle a fait pour Alexandre Romanès.
Mais, homme ou femme, n’écrit-on pas toujours d’une solitude inatteignable pour rejoindre l’autre, l’Autre ? Ainsi Lydie Dattas compose La nuit spirituelle à la suite d’une dispute avec Jean Genêt, que ce texte touche.
Paravents que le sexe, l’apparence physique, éphémère et fragile – la vraie beauté vient toujours de l’intérieur. Les femmes très belles ne sont pas les plus aimées. Me remonte en mémoire cette réflexion de Baudelaire à propos d’Apollonie Sabatier, la plus belle femme de Paris, dont il fut amoureux pendant cinq ans – il l’a célébrée dans plusieurs poèmes des Fleurs du mal – et l’amant une après-midi, disant avec déception : « J’admirais une déesse, j’ai découvert une femme ». La découverte aurait aussi pu être heureuse. Mais la réalité peut-elle jamais correspondre parfaitement avec l’idéal ?
Homme ou femme peu importe. L’écriture ouvre une fenêtre dans le malheur – qui devient bienheureux – et révèle l’être profond, chacun, chacune, dans sa singularité, dans sa liberté libre, celle de Rimbaud.
La rose rouge et le jasmin. La neige et le sang. Blanche-Neige. Le corps, les yeux tournés vers l’azur, est une chapelle ardente où meurent des roses et se consument des lys blancs sous le regard aimant des anges. Dans cette offrande d’elle-même, Lydie Dattas rejoint les poètes et les mystiques.