Trois Anthologies d’exception.

Une Chronique de Xavier Bordes

Le flot de la poésie continuera de couler (Florilège de poèmes chinois des lettrés Tang.) J.M.G. Le Clézio, (avec la collaboration de Dong Qiang) – Folio, Gallimard.


L’île rebelle – Anthologie de la poésie britannique au tournant du XXI ème siècle. (Bilingue).Choix de Martine De Clercq – Trad. M. De Clercq et J. Darras ( Préf. Jacques Darras) – NRF  coll. Poésie/Gallimard.


Cahiers de l’ermitage (Proses poétiques japonaises, auteurs : Urabe Kenkô, Kamo no Chômei) Préface, choix des textes et notes de Zéno Bianu. – coll. folio / sagesses, Gallimard.


Voici trois livres, inégaux en taille, certes, mais tous trois lestés d’un dense intérêt, à la fois pour qui globalement se soucie de poésie, pour qui est curieux de la poésie britannique, si souvent ancrée dans l’ici et maintenant, pour qui est tourné vers la pensée de la sagesse extrême-orientale. Je les mentionne dans l’ordre où je les ai reçus, sans que cet ordre évidemment ne suppose une quelconque hiérarchie.

Le florilège de Le Clézio est un livre somptueux à plusieurs égards. Une iconographie merveilleuse, restituant l’ambiance de poèmes de lettrés qui éventuellement étaient aussi peintres de talent ou amis de tels peintres, se voit incorporée à un texte qui nous promène à travers les poètes chinois classiques Tang (des huitième et neuvième siècles surtout) les plus fameux tels que Li Bai (transcription moderne de Li Taï Po), Du Fu (Tou Fou), ou Sou Dong Po (anciennement Sou Tong Po), éclairés à la fois par la traduction et par la collaboration de M. Dong Qiang (lui-même poète chinois, grand spécialiste de la littérature française et de notre langue). Collaboration dont on sent qu’elle étaie et alimente les intuitions et la scrupuleuse documentation, les unes et les autres instructives et captivantes, de J.M.G Le Clézio, qu’on n’attendait pas sur ce terrain de la poésie chinoise, ce qu’il précise de son propre aveu dans le texte du quatrième de couverture. 

Notre anthologiste est manifestement entré avec passion dans le flux de ces poètes chinois, qu’il nous présente sous tous les angles, historique, littéraire, culturel (du taoïsme notamment), etc. qu’il accompagne constamment de commentaires eux mêmes poétiques, et d’une érudition qui nourrit remarquablement la lecture des poèmes choisis, lesquels apparaissent au fil des pages dans l’écrin continu du texte, replacés à leur époque et dans leur ambiance culturelle : texte limpide par lequel Le Clézio nous transmet sa dilection et son enthousiasme pour une poésie tout imprégnée du souci d’exprimer un juste rapport au monde et aux autres, en y incluant ce recul implicite des sagesses d’influence confucianiste, bouddhiste ou taoïste. À cette poésie rien n’échappe, mais le filtre de la réflexion en assure toujours la portée, et pour ainsi dire exfiltre de la temporalité ce qu’elle exprime, fût-ce la circonstance qui a suscité l’émotion que tel poète n’a pas rechigné à transmettre par l’écrit.

Le trajet du livre épouse son titre : à la façon d’un fleuve parsemé de reflets, un beau flot continu de poésie alimente les quelque deux cents pages, flux émaillé d’images admirables qui font écho à la richesse des poèmes et répondent au texte de l’auteur. L’ensemble est remarquable en ce sens que l’on y perçoit un goût profond pour les poètes qu’il présente, à travers la qualité habituelle propre au style du romancier que l’on connaît. En tant que lecteur familier de ces poètes depuis l’adolescence, je dois avouer que non seulement ce livre m’a encore appris des choses, mais que surtout j’ai trouvé un plaisir extrême dans sa lecture –  autant qu’à y revenir capricieusement en l’ouvrant le matin, au hasard, pour parcourir quelques pages et profiter de la sérénité – parfois « crispée » – et de l’altitude subtile de pensée qui s’en dégage… Voilà un livre d’une beauté rare qui se fréquente et qu’on ne refermera que pour le r’ouvrir souvent !

Pour L’île rebelle, l’anthologie considérable et bilingue – soulignons-le, ce qui pour de la poésie est essentiel – de Martine de Clerc, associée à Jacques Darras pour la traduction (On n’a pas oublié les deux volumes de Whitman dont il a donné des versions françaises fort poétiques naguère), il faut souligner d’emblée la variété considérable qu’on y trouve de poètes britanniques de première grandeur, dont certains méritent d’être mieux connus. L’éclectisme géographique du livre couvre non seulement l’Angleterre proprement dite, mais aussi l’Ecosse et le Pays de Galles, dont les tonalités poétiques sont subtilement différentes. (L’Irlande a fait l’objet d’une anthologie bilingue séparée des mêmes complices passionnés de traduction, au Castor Astral.) L’intéressant en premier lieu est que pour traduire des poètes, il importe d’avoir soi-même quelque accès à la poésie. Ensuite, que les tempéraments des traducteur et traductrice les poussent vers des choix qui les intéressent eux d’abord, et non la seule réputation des poètes et poétesses traduits. Et enfin, que tous deux soient chevronnés dans l’exercice de traduire ne gâte rien. Je précise tout cela parce que, pour ce que j’ai pu en juger en regard des poèmes originaux, je trouve que les versions en français proposent des textes si j’ose dire « caméléons », qui nous restituent heureusement les divers états d’esprit qui caractérisent les poèmes choisis pour passer en français. Parmi ces réussites, j’ai été particulièrement sensible p. 328, à l’écriture poétique de Carol Ann Duffy, et p. 507 à la modernité des deux courts poèmes de l’écossaise Kathleen Jamie

Globalement, cette anthologie brosse le tableau d’une richesse en auteurs-poètes, constamment inspirés d’une forme de phénoménologie réaliste (doublée de quelque incursions sous-jacentes dans le mythe et parfois la magie), à laquelle le lecteur français, s’il n’est pas « littérairement » anglo-phone, peut difficilement avoir accès, car le nombre des traductions de ces poètes est relativement limité, voire certaines confidentielles. Martine De Clerc et Jacques Darras avec cette anthologie remettent pour nous, si j’ose dire, la pendule de la poésie britannique à l’heure contemporaine, et font œuvre – éminemment – d’enrichissante salubrité : en Grande-Bretagne, il n’y a pas que des premiers-ministres hors-sol, mais aussi de grands poètes et poétesses capables de nous transmettre avec force, même à travers des poèmes qui ont été traduits en français, leur rapport à la vie et leur monde – qui n’est pas toujours tout à fait le nôtre et nous offre en cela des perspectives inattendues, grâce à une subtile « étrangère proximité ».

Cette « étrangère proximité » quoique de toute autre essence, fait aussi le puissant attrait du choix de Zéno Bianu, qui dans les textes-journaux des poètes et penseurs japonais Urabe Kenkô, et Kamo no Chômei, a choisi des extraits remarquables, imprégnés de la fine culture de lettrés japonais auxquels les classiques chinois (comme il se devait alors) sont familiers. Ce sont pages qui offrent à chaque ligne, par des notations au jour le jour et sans prétention, l’accès à une réflexion permanente empreinte de sagesse extrême-orientale, sagesse qui a donné une forme proprement japonaise (popularisée chez nous sous le nom connu de Zen) à la forme du bouddisme Ch’án mêlé d’influence taoïste qui s’est répandue dans la société chinoise, avant de gagner le Japon et d’influencer fortement la culture japonaise. C’est cela que l’on peut constater chez les peintres et les poètes japonais fameux – depuis les célèbres Bashô, Ryôkan ou Dogen, jusqu’aux non moins célèbres Sesshu, Enki ou même Hôkusaï – aussi bien que dans les écrits que nous présente ici, avec introduction importante et notes détaillées, Zéno Bianu. Le livre matériellement est assez mince, mais son contenu regorge de motifs de réflexion immenses ! On a un peu le sentiment de lire, chez Urabe Kenkô, 243 extraits du journal d’un Montaigne de 55 ans quelque peu retiré en ermitage, qui eût été bouddhiste, et auquel la méditation quotidienne de petits faits (parfois de plus importants pour la société japonaise, comme l’était par exemple l’abdication d’un empereur âgé) inspire de tirer avec humilité de ce qu’il avait observé, mine de rien, des leçons de haute sagesse concernant la façon dont un humain lucide sur sa condition ici-bas aurait avantage à gérer sa vie. 

Entre autres passages, je relève, assez caractéristiques, ceux-ci : « Solitaire sous la lampe, c’est une joie incomparable que de feuilleter des livres et de se faire des amis avec les hommes d’un passé que je n’ai point connu. » Ou encore : « Loin des hommes errer près des eaux et des herbes pures, il n’est de pareil réconfort. » Ou : « En toutes choses, il est bon de se comporter avec réserve. Un homme raffiné se vantera-t-il de ce qu’il sait, puisqu’il le sait ? » Ou : « Ce qu’il ne sert à rien de réformer, mieux vaut ne point le réformer. » Et enfin : « La sagesse consiste à reconnaître ses propres limites et à s’arrêter tout de suite dès qu’on sent qu’on ne peut aller outre. Ce serait une erreur de reprocher à quiconque une telle sagesse car, si l’on se force, on a tort. L’homme sans fortune qui ne reconnaît pas sa pauvreté, en arrive au vol. L’homme qui ne reconnaît pas ses limites quand la force physique est affaiblie, finit dans la maladie. » Il y a dans dans ces formules quelque chose du « in medium stat virtus » des Latins…

Pour les « Notes de ma cabane de moine » de Kamo no Chômei, nous sommes dans un autre registre, plus philosophiquement religieux, dirais-je. « La même rivière coule sans arrêt mais ce n’est jamais la même eau », par exemple, est une phrase qui rejoint la formule héraclitéenne. Cette seule entrée en matière révèle que notre moine a un tempérament plus préoccupé, voire parfois tourmenté, par l’impermanence des choses ; et ses considérations sur la vie sont constamment appuyée sur du concret, des récits circonstanciés d’où l’auteur tire quelques considérations « surplombantes » en prenant du recul : par là il philosophe, certes, mais sa lutte pour la sagesse, en empruntant la « voie du renoncement » (p. 98), vise surtout à gagner à travers le bouddhisme la réalisation du vœu exprimé par les lignes finales de son texte : « La lune brille, mais il est triste de la voir disparaître derrière les monts… Puissions-nous voir la lumière éternelle ! » Ces notes en cela sont davantage sur le ton de la confidence d’une âme touchante et mélancolique, que sagesse et poésie imprègnent à son insu, ou presque, que le journal de Kenkô qui précède. En ce sens peut-être sont-elles plus intemporelles, plus proches de l’universelle préoccupation propre à notre temps.

©Xavier Bordes – 6/1/2023.

Carles Diaz – Polyphonie landaise précédé de Paratge (Coll. Blanche – NRF – Gallimard.)

Une note de lecture de Xavier Bordes

Carles Diaz – Polyphonie landaise précédé de Paratge (Coll. Blanche – NRF – Gallimard.)


De la pile des recueils de poèmes reçus il y a déjà plusieurs mois, piqué par la curiosité j’extrais celui-ci… De Provence côté maternel, je suis de Gascogne côté paternel et le souvenir du temps d’Aliénor d’Aquitaine, du trobar clus, (etc.) contribuent au sentiment du poétique dans mon esprit. On ne s’étonnera donc pas que le mot occitan Paratge (Parage en provençal – voir sur le Net à l’adresse: https://occitanica.eu/items/show/13096) ait immédiatement suscité ma curiosité. Quoique Carles Diaz ait reçu, ce qui n’est pas rien, le Grand Prix de la SGDL en 2020, je n’avais pas eu jusqu’à présent l’occasion de me pencher sur sa poésie. Je le fais aujourd’hui. Et c’est un bonheur. Auquel contribue la grande beauté de l’expression, autant que la simplicité et la gravité profonde, mais non pesante, de ce poète discret. S’il est épris – quoique originaire du Chili – de son terroir landais, et plus largement gascon, il poétise ces racines avec une réussite dans la formule que j’admire. Un poète du « lieu », qui sait éveiller avec une densité puissamment évocatrice sa manière  « d’habiter cette terre », d’amener son langage à déployer la réalité singulière du lieu avec lequel il entretient une relation intime. Une superbe leçon de poésie.

©Xavier Bordes – 3/1/2023

Olivier Barbarant, Séculaires, poèmes, NRF-Gallimard, 130 pages

Une chronique de Xavier Bordes

Olivier Barbarant, SÉCULAIRES,  Poèmes, NRF – Gallimard, 130p. 


D’Olivier Barbarant, on a pu lire chez Gallimard (hors ses forts recueils édités par Champvallon) les Odes dérisoires et autres poèmes, une anthologie publiée en 2015 dans la petite collection poésie. Ce poète attire l’attention par une caractéristique singulière. Que pour moi résumerait de façon percutante ce haïku en métrique française 6/8/6 (le haïku japonais, c’est 5/7/5) intitulé « Écriture » (p.46) :

                                              Du bout de son groin d’or

                                              Le stylo cherche dans la neige

                                              Une lumière noire                       

On dirait en effet qu’à l’inverse de beaucoup de poètes qui partent de la matière, obscure, constituée de lumière minérale intra-atomique mettons, pour des élans qui dévoileraient quelque intime, invisible architecture cosmique, Olivier Barbarant tente constamment d’atteindre avec les mots un univers matériel qui se dérobe. Il part de l’esprit pour tenter d’approcher la réalité de la matière, par un processus assez voisin du scientifique cherchant à vérifier une hypothèse en l’expérimentant sur l’univers matériel dont il voudrait rendre compte. Mais non pas un univers matériel « mort », sec, à l’exemple de la « craie de l’école », mais une matière organique, charnelle, vivante, qui puisse orienter notre façon de nous construire, grâce au détail des mots qui « donnent à voir » (Éluard), un monde qui ait une âme, entendons une « anima » au sens latin, un élan vital collectif à détecter à travers le palpable, le concret. En ce sens, le poète s’obsède de ce que j’appellerais le matériau vivant, cela qui recèle le mystère grâce auquel les êtres humains « font monde » à travers leur relation à ce qui est ; confèrent à ce qui est une existence qui se voudrait physique. Ainsi écrit-il (p.51) : 

          Mettons que je crie, que j’écris toujours comme à la craie pour tenter de retrouver, 

          dans celle des mots, la chair des choses.

Une démarche au cours de laquelle le langage poétique implicitement enregistre les indices d’un conflit entre le subjectif et l’objectif. Le paradoxe étant que plus ses mots visent à l’objectivisation du subjectif – retrouver la chair des choses -, plus la subjectivité du poète se reflète dans l’énoncé de son poème ! Plus la réalité dite apparaît fugace, plus dans les mots elle s’éternise. Désormais « séculaire », du conflit surgit alors une beauté insolite, qui ne se refuse rien (surtout pas ce que communément l’on jugerait apoétique) et dont les formules auréolent tel trait qui hypnotise (p.13):  

         […]À ce moment je ne vois plus qu’un détail

              Sous chaque aisselle révélée un bouquet de poils noirs qui retient le regard

              Avec ce mélange de gêne et d’insistance cependant par quoi l’on se sent fasciné   

              Cette tache animale faisant d’un coup passer la parfaite peinture dans le monde                                

                                                                                                                               [des corps

              Comme le rêve dans la vraie vie

Cette dernière phrase étant typique de la quête de réalité d’un poète qui en quelque manière se sent comme en déficit de réel, et convoque le langage-en-poème pour y remédier, pour que son image peinte au miroir de la conscience rêveuse gagne en épaisseur concrète, en présence. Par ce même besoin de réaliser, le personnage de la compagne aimée passe de l’irréelle aisance de la beauté subjective à la réalité objective, rude, consommatrice d’énergie, à quoi les années peu à peu nous acculent (p.26) :

Dans les rues à mon bras je soutiens une beauté si évidente

                   que nul ne comprend vraiment

            comment la fraîcheur du teint l’éclat des yeux clairs s’allient

                   à cette fatigue

            et avec toi je fais semblant d’en rire

            Nous marchons tous deux dans le parc à deux pas de notre maison

            en avril tout y explose couleurs et bourgeons

            Tandis que nous passons naissent les apparences[…]

Il y a quelque chose en effet d’une beauté tragique dans cet effort d’assigner à la poésie la tâche de « s’encrer » dans une réalité qui semble évanescente, qui se dérobe dans sa substance profonde, sa texture concrète, je dirais presque : sa vérité. On en viendrait presque à parler de matérialisme métaphysique !

C’est ce qu’on voit également à l’oeuvre dans le lucide « Portrait à l’eau » qu’Olivier Barbarant fait de lui-même. Cette sensation d’un « moi » fluide, insuffisamment réel, qui cherche à travers la langue, à travers « la fruition du langage »(p. 51), sa transmutation en être de fermeté matérielle, que chaque sensation énoncée confirmerait, s’y montre clairement. Témoins, ces quelques extraits (pp.34 & suiv.) :

                  Je suis parfois comme la pluie

                  Parfois comme l’ombre maigre que rogne midi au seuil des maisons[…] 

            […]Immobile parfois je me crois comme lui [le jardin] tout parcouru d’oiseaux                   

           […]Et j’ai plus souvent semblance d’averse

          […]De tout cela j’avoue rien ne tient bien longtemps

          […]Tout passe et glisse   

                J’ai le coeur fait de flaques

                De l’une à l’autre le pied sautant[…]      

                Si bien qu’on se demande d’un jour à l’autre comment   

                       [composer quelque chose comme un  visage    

                Quand on n’est que variété

                Avec l’effroi que suscite toute photographie

                Vous présentant tantôt l’oeil mort et l’air inepte du poisson                                                 

                      [sorti de l’eau par la cruauté d’une ligne     

                Tantôt une façon d’herbe agitée heureuse et verte sous le vent 

                Quelquefois une silhouette d’enfant

                Et d’autres fois un court vieillard strié de rides et de rires

                En se disant qu’il est injuste d’avoir la tête de Voltaire quand

                      [on se prenait pour Rousseau

                Ne croyez pas d’ailleurs que le temps passant offre quelque     

                      [avantage                                                                                                                          

          […]Si bien qu’on accepte ce tohu-bohu qu’on finit par l’appeler

               Moi

               Comme tout le monde

               En s’en plaignant mais en priant

              Tout bas pour qu’il ne cesse pas

Dans un texte définitif, Le goût de la craie, (p.47) avec quelques pages denses de récapitulation, le poète dévoile tout son attrait pour le davantage de cristallisation qu’offre à sa vie ce qu’il écrit, par la vertu propre du langage. Le livre s’ouvre ensuite sur une seconde section, qui se présente comme une anthologie au cours de laquelle des fragments de cette cristallisation, mise en pratique année après année, de 1981 jusqu’en 2019, sont prélevés dans des énoncés les moins lyriques possible. S’y trouvent remédités les visions, les croyances et les espoirs de la jeunesse, jusqu’à la borne miliaire du « millénaire »… Autant de poèmes brefs, jetés comme des galets qui ricochent d’année en années sur l’éphanie du fleuve temporel, et jalonnent ces dix-huit années de pierres blanches ou noires. L’image de ces concrétions, de ce cri à chair de craie j’emprunte la formule même à Olivier Barbarant – se résumerait entre autre dans des vers qui me serviront ici de conclusion à ce livre de poèmes difficiles à oublier :

                                      […]C’était comme si chaque pierre était un sable cristallisé

                                            un morceau du pays mêlé à l’intime mémoire[…]

En tant que lecteur, j’ai beaucoup apprécié de jouer les Petit Poucet, en remontant la piste semée derrière-lui par ce poète singulier.

                                                                                        ©Xavier Bordes – Paris, 7/10/2022

Richard Rognet – Le porteur de nuages  (Ed. De Corlevour / revue NUNC. 77. pp.)

Une chronique de Xavier Bordes

Richard Rognet – Le porteur de nuages  (Ed. De Corlevour / revue NUNC. 77. pp.)

Richard Rognet est un poète à la modestie couverte de divers prix de poésie. Sa longue suite de livres est d’une poésie attentive à ce qu’il a nommé « les frôlements infinis du monde » dans un recueil ainsi titré paru en 2018. C’est ce que j’apprécie dans son œuvre, sous-tendue constamment d’une implicite et pudique foi en la grandeur de ce qui nous dépasserait, sans qu’il soit toujours nécessaire de lui donner un nom – les noms, qu’on le veuille ou non, étant toujours réducteurs en incluant dans la trame du langage cela même qui l’excède infiniment :

il y a dans cette poésie une clarté qui m’évoque un Fra Angelico… En voici un exemple (P.29) :

Quel poème sera

         suffisant pour Te dire

               que vivre auprès de Toi

est un chemin troublant

         que mes pas, mot

                à mot, empruntent

en tremblant, en plein

         coeur d’une joie immense

                où je chavire ? …/…

Cette joie, en quoi est-elle enracinée ? Je dirais qu’elle pousse à partir de la situation naturelle d’un être humain dont la contemplation se nourrit de son être-au-monde, contemplation perspicace, qu’alimentent les moindres détails, ces frôlements qui ressemblent à ceux des courants d’invisible dont le poète est éventé par « l’aile de l’ange » : et de là, comment me retenir de citer intégralement cet autre poème de la page 58, qui avec une désarmante simplicité nous fait secrètement le portrait du poète, tout en nous donnant la clef d’une inspiration qu’il veut transmettre et partager :

Il ne faut pas défaire

ce que l’ange du soir

entre rêve habité 

et présence légère,

a pris grand soin de répandre

sur les branches où la buée

du soleil de septembre

distribue ses reflets – fragiles,

certes, mais tellement proches

de cette envie de joie

où se redéfinit mon nom,

il ne faut surtout pas

les tromper, les gestes

de l’ange, les changer

en caresse confuses

où ne se révélerait point

la lumière du lieu

d’où il est descendu

pour dissiper ma peur

d’entrer de plain-pied

dans le temps qui se retire,

à l’entrée de la divine source.

Naturellement, ce poème-ci est un parmi tous les autres d’inspiration et de tenue analogues, qui balise le chemin méditatif, étagé de douce altitude spirituelle, que proposent ces quelques soixante-dix pages précieuses d’un poète qui a, disons, « passé l’âge autorisé pour lire encore Tintin ». Nous sommes ici invités au sein du meilleur, du plus mûr, du plus noble de l’écriture de Richard Rognet. Une écriture qui joint à l’extrême maturité du propos une fraîcheur conservée, laquelle me fait penser à ces flacons de vieux vin qu’on laisse à la limpidité de la rivière jusqu’au moment du pique-nique en pleine nature, parmi les oiseaux, les soleils miniatures de la rosée et autres joies de toutes sortes : et lorsqu’on retire la bouteille du bord du ruisseau, c’est pour, grâce à ce philtre, partager une merveilleuse ivresse, qui n’est nullement inconscience ou négation de notre condition de mortels, mais sa transfiguration à travers la vie des mots et l’échange chaleureux :

Écrire la mort, lui

donner une forme

un visage, ça c’est

la vie, la fulgurance

d’un vol de mots

lancés, au hasard,

sur un paysage surpris

par tant d’effroi, de sens

falsifiés, paysage pourtant

pacifique où souvenir

et vie courante semblent

faire excellent ménage …/…

Ne défaisons donc pas ce que le langage du soir, « entre rêve habité et présence légère, a pris grand soin de répandre » dans les recueils inspirés et profonds de Richard Rognet, dont la subtile sérénité et la simplicité (qui n’est pas naïveté) sont aptes à aider à vivre un certain nombre de lecteurs : au nombre desquels, en souriant, je me compte…

© Xavier Bordes – Paris, 11/07/2022