Serge NÚŇEZ TOLIN – Les mots sont une foudre lente – Rougerie, mars 2023, 80 pages, 13€

Une chronique de Marc Wetzel

Serge NÚŇEZ TOLIN – Les mots sont une foudre lente – Rougerie, mars 2023, 80 pages, 13€


     C’est d’abord une poésie de la présence simple. De même que les gens simples sont faciles à côtoyer (ils semblent avoir tous les avantages d’autrui, sans les inconvénients), les heures simples sont faciles à remplir (les tâches simples n’ont ni besoin d’être décomposées pour être effectuées, ni souci d’un rôle de composition pour être menées à bien). La simplicité de conduite se lit dans l’épigraphe du recueil : « La vie est le seul événement » : ce qui marque notre poète est moins le fait exceptionnel que notre impressionnant besoin de retourner à l’essentiel – à l’existence coutumière et domestique – dès qu’une crise passe, une souffrance s’épuise ou une tragédie meurt.

« Changer le linge des lits, les grands draps propres et odorants, passer au savon le sol des chambres, faire les poussières entre des bibelots sans valeur. 

C’est la prose des jours simples.

N’espère-t-on leur retour quand la faim ou la tyrannie nous en prive ? Quand la brutalité ôte tout son sens à la chemise repassée dans son pli ?

Cette prose banale après le grand rêve de la rotondité de la terre, le retour à un monde plat. Faudrait-il en être décu ? » (p.23)

Bien sûr, la simplicité ne suffit pas. Comme dit Núňez Tolin, « Nous serions sages si nous ne faisions que vivre » (p.18); mais, justement quel besoin y aurait-il encore d’être sage s’il n’y avait qu’à vivre ? De toute façon, la simplicité elle aussi passe (les choses du réel finissent toujours par « retomber dans leur disparition » p.19), et l’homme simple lui aussi s’efface : s’il sait ne prendre que la place nécessaire, toute nécessité n’a qu’un temps; et s’il est adepte de la présence suffisante, il ne reste bientôt, des présences elles-mêmes, que « le pointillé si menu des pas qu’on laisse derrière-soi » (p.42). D’une vie, d’ailleurs, si peu reste, déjà, avant sa fin. Mais l’important n’est pas ce qui en restera, mais ce qu’elle aura, dans son cours même, relancé d’elle. C’est, dit l’auteur, « le besoin de la vie à faire corps » (p.37) qui la fait renaître à elle-même humblement (« être pauvre de ce que nous sommes tenus de créer« , p.37, écrit-il merveilleusement) mais résolument : nos joies successives nous redénudent, et font comme un dynamique agenda de premières fois. La nostalgie est, alors, singulièrement, une mémoire volontariste de la joie !

« Un instant hors du doute et des certitudes, quand nous sommes cette joie qui presse le corps entier, le pousse à sortir de soi comme s’il s’agissait, une fois encore, de notre naissance.

À cet instant, nous sommes tout.

Notre nostalgie ne vient-elle pas de là ? De ces moments rares qui ne s’annoncent pas, après lesquels on va, nus, comme ils nous laissent ? » (p.39) 

C’est là que cette poésie de la simplicité se fait poésie de la confiance; car le moment rare est imprévisible, dit l’auteur; la nudité où il nous laisse peut gêner. La relance même d’existence (comme une « foudre ») risque toujours de s’exposer sans retenue ni abri (« on reprend le pas, laissant derrière-soi, avec l’arrêt, les raisons d’y rester » p.36). Toute joie véritable se et nous met à découvert. La confiance est alors l’écrin interhumain de cette avancée : confiance caractérisée comme « silence entretenu à deux« , (p.35), « toujours à relever« , à apprêter (p.41). Elle nous approche, écrit l’auteur, « aussi près que possible du bord » (de l’invivable), comme une sorte d’orientation mutuelle, un croisement de « chaleurs consenties l’une à l’autre » (p.60). 

 Le « voyage de l’oeuvre« , dit alors l’auteur, est « cette confiance qui se cherche« , et son déclic est, avec bien sûr l’amour, la simple beauté. Beauté (des choses, des êtres, peut-être des mots) que Núňez Tolin voit comme « commencement d’un rassemblement vivant« , qui montre la réalité même du monde prendre comme  confiance en elle, s’organiser là où elle en est selon ses propres éléments, s’arranger harmonieusement de ce qu’elle est (la voici en « pré sous le soleil« , en « fragile inventaire« , en « air frais d’un matin prometteur » …) : contrairement à la paix interhumaine, suggère le poète, la paix naturelle n’est peut-être pas une « image pieuse » (p.16). L’admirable étagement de ses causalités, la « libre circulation » des « équilibres généreux » de la nature rend la raison même « jalouse« . Et cette beauté accède devant nous à elle-même sans se mêler du reste. La confiance en sa propre forme fait ainsi la libéralité de la beauté. Beauté des « commencements n’ayant rien en vue que le besoin d’aller » et qui laissent loisibles tous les mouvements restés en-dehors de leur locale réussite :

« La beauté, j’y vois quelque chose qui ne nous conteste pas notre place. Quelque chose qui nous reconnaît.

La beauté, quelque chose qui nous laisse partir. » (p.56)

Ce sont autant de muettes promesses du monde à lui-même, qu’il nous revient de formuler. Les mots du poète sont eux-mêmes comme une promesse de tenir en nous les promesses du monde. Leur « bourdonnement » de sens (« Entendez-vous dans les mots le monde que je m’efforce d’y mettre ? Ce bourdonnement qu’ils font, constamment présent, partout où le monde est, l’entendez-vous » ?, p.19) est l’explicitation des « promesses informulées que l’on tiendra un jour devant soi, dans les bras ouverts« . Mais les mots chargés de relayer la « foudre » des choses (et de la ralentir – pour l’articuler – sans la trahir) ont eux aussi leur foudre, leur propre décharge explosive, la « pauvre compagnie » de leurs disruptives étincelles. Si eux aussi passent, puisque

« Ce que l’on reçoit les uns des autres, partage des corps.

Les mots que l’on en tire s’éteignent aussitôt sortis de l’obscurité des chairs » (p.76)

  il y a « une joie, tout de même » (p.59) de leur surgissement :

« Phrases venues du fond. Ces mots m’arrivent chargés encore de la chair qu’ils ont quittée comme de l’os jamais tout à fait nu » (p.58)

Même, donc, si la question se pose : « Le silence conviendrait-il mieux pour accueillir tout cela ? » (p.26), la réponse est immédiate : « S’il était possible, ne rien dire de plus. Ça ne l’est pas !« . Ce n’est d’ailleurs pas notre silence qui importe, mais celui du monde, car son silence (celui qui le fait, non pas d’abord celui qu’il fait) est à la fois condition et horizon de la parole vraie :

« Je ne peux aller vers le monde sans cogner au silence qui le porte » (p.30)

« On cogne contre le silence, s’il rend un écho, c’est notre voix » (p.29)

C’est pourquoi Núňez Tolin peut se permettre d’écrire :

« Je sais qui j’entends quand le monde me parle du dedans » (p.30)  

 On n’épuisera pas le monde (« sortir de soi est un cercle sans fin », p.13), mais nous aurons respiré en lui et par lui. Respiration, elle-même normalement silencieuse, qui participe au silence du monde (et le sens même n’est que la respiration de l’esprit), et dont l’amour permet de se rapprocher ensemble :

« Il faut une respiration pour recevoir le silence. C’est un rapprochement » (p.31)

« Quoi de plus vrai que la respiration, sinon une autre en face d’elle ? » (p.43)

La poésie articule cette respiration. Ainsi s’allient simplicité, confiance, joie, beauté et silence pour le « voyage d’une oeuvre » n’oubliant jamais, – car l’auteur, homme engagé et d’abord sensible aux sorts communs, nous veut d’abord solidaires (nous ne sommes pas les seuls faibles !) et responsables (les autres ne sont pas les seuls faillibles !) – pourtant, que le hasard est partout, que la force est aveugle, que la terreur est si aveuglante qu’il faudrait « la rejoindre » pour « ne plus la voir » (p.15). Mais les mots de cette admirable poésie font avancer, véritablement, « comme si nos pas irriguaient les sols« . Oui, « nous n’avons que nous-mêmes« , comme dit (p.13) l’auteur, mais le lire est forte et nette occasion de nous avoir mieux. Peu d’oeuvres, elles, ont si décisif voyage.

 ©Marc Wetzel

LES CHANSONS SANS VOIX, AIRS TRADITIONNELS D’UKRAINE PAR DIMITRI NAÏDITCH, PIANO SOLO, CD, Dinaï records 2022, DR211118

                                par Vladimir Claude Fišera

LES CHANSONS SANS VOIX, AIRS TRADITIONNELS D’UKRAINE PAR DIMITRI NAÏDITCH, PIANO SOLO, CD, Dinaï records 2022, DR211118 (contact : pianomamuse1@orange.fr)


        Le pianiste classique ukrainien qui vit depuis trente ans en France, Dimitri Naïditch, célèbre notamment pour ses interprétations de Bach, Mozart et Liszt qui allient à la fois un rendu très fidèle des partitions et des improvisations jazzistiques accompagnées par contrebasse et batterie vient de publier un CD pour chanter son pays. Il s’agit de huit chants traditionnels et de cinq compositions originales elles aussi basées sur le folklore si vivant de l’Ukraine dont la langue et les coutumes se sont le plus fortement préservées à la campagne. Ces chants traditionnels sont centrés sur la vie quotidienne des paysans de la plaine si riche en terre noire, de la steppe, du fleuve central et nourrissier, le Dnipro (Dniepr en russe) et des montagnes, les Carpathes de l’Ouest du pays.        

      Ce sont des airs de travail, de fêtes, notamment d’amour, de berceuses aussi, donc essentiellement lyriques mais aussi des chants épiques et trépidants comme celles des mariages et des danses des cosaques ukrainiens. On y célèbre les moissons de blé et d’orge, la beauté des villages, des villes et des régions et on y morigène avec humour les buveurs impénitents. Le jeu de Naïditch est on ne peut plus expressif, touchant mais, à l’occasion, dans ses improvisations, entraînant et humoristique avec ses ruptures de ton, ses cascades et tournants brusques. 

        Ces airs sont pour certains multiséculaires et transmis oralement avant d’être collectés. C’est notamment le travail des folkloristes et chanteuses Anna Koropnitchenko et Susanna Karpenko qui ont pu depuis 19991 et surtout depuis la vraie indépendance en 2004 réunir cette richesse (qui compte des centaines de milliers de chants) et la préserver en l’éditant alors que les villages qui les ont vu naître ont été par dizaines réduits en cendres par l’agression russe depuis février 2022. 

     Naïditch a su leur apporter en parallèle les couleurs de la musique classique et du jazz pour les faire briller encore plus. 

Ajoutons que 50% des bénéfices des ventes de ce CD iront au profit du Conservatoire National de Kiev (KLSML) qui en a bien besoin dans la tragédie actuelle (plus d’information sur www /dimitri-naïditch.com). 

©Vladimir Claude Fišera

pierre gondran dit remoux, trois cailloux au fossé, métamorphies, Cardère Éditions, 104 p, janvier 2023,12€

Une chronique de Lieven Callant

pierre gondran dit remoux, trois cailloux au fossé, métamorphies, Cardère Éditions, 104 p, janvier 2023,12€


Quel est l’enfant qui en se promenant n’a jamais ramassé de cailloux? Pour être en mesure de retrouver son chemin tel le Petit Poucet et ses cailloux blancs? Pour le plaisir de leur formes et la joie de les voir ricocher sur l’eau? Pour étayer une collection secrète et magique? Pour révéler une appartenance à la terre. Nos lointains ancêtres se laissaient déjà fasciner par les roches pour en faire des outils ou des objets à valeurs symboliques différentes.  

Les textes sont présentés sans titre et sans la moindre majuscule. Tous les mots sont égaux face à la règle que crée le poète. Des petits blocs de phrases sont suivis d’une expression ou d’un mot repris du texte et du mot, de l’expression ou de la lettre qui commencera le prochain texte de la prochaine page. 

Suivons le cheminement par ricochets proposé par ce livre. Les mots ont valeurs de petits cailloux. Les minéraux servent de socle à une multitude de mousses et de lichens et les mots de socle à l’histoire dont nous ne comprendrons la mesure renversante que par les révélations données à la fin du livre. 

Entre-temps, ce qui se développe entre les lignes, c’est une réflexion sur l’enfance, sur l’errance et l’immense liberté dont elle se nourrit. Ramasser des cailloux implique un choix qui ne peut se faire qu’en portant son regard vers le sol. L’attention va aux végétaux, aux spores, aux champignons et à la faune infime. En choisissant ses mots, le poète ne procède pas autrement, il y regarde de près.

L’auteur se fait chasseur-cueilleur de mots. Cueilleur surtout et sa collecte d’odeurs, d’ombres, de sensations est minutieuse.  

lové dans les bruyères, les ogres de granit s’étirent et créent chaos, immobiles pour le temps des hommes. sais-tu l’horizon les failles qui vibraient jadis dans la masse alors intacte? —cela importe à l’homme: il passe ses mains le long des rochers courbes, sème délicat une poignée du sable arénique qui entoure les blocs.

lire les failles

quand?

P27

un clin d’homme ne peut trouver la réponse à l’énigme des choses lentes —il s’allonge dans l’arène au pied du chaos, le sable crisse à l’instant où il tressaille et s’endort.

crisse

lymphatiques

p29

Le poète erre et rêve: se glisser sous l’écorce épaisse des chênes! battre de son aile le nuage de pollen des sapins verts —ne pas être vide mais plein, telles les vacuoles turgescentes qui bâtissent le paysage. 

il a rêvé un rêve-stolon comme ronce, lancer des arceaux vert tendre et griffus, explorer, marcotter — puis se détacher du pied mère et être ronce, de stolon en stolon ses songes voyagent farouches, enracinent des lieux vierges l’instant d’avant, envahissent les replis de la conscience — là où il n’y avait presque rien (terre fertile des désirs des hommes ou bien humus noir souvenir) le roncier compact en boucles corticales. quelques mûres, parfois.

quelques mûres

marcher

Je peux affirmer que l’union des mots réalisée par pierre gondran dit remoux marche. C’est musical, savoureux, riche. L’écriture semble nourrie et informée comme la forêt l’est par son entrelacement sous-terrain de mycorhizes opalines.

L’écriture du poète sous-tend un réseau fabuleux fait de connaissances précises, d’imagination et de savoir-faire. 

À la page 84, on lit l’explication que donne l’auteur à « morphie » et à « métamorphories » mais l’on comprend déjà que ce que certains désignent par poésie n’est pas forcément ce presque rien de mots, ce tissu inouï d’images, de pensées, cela n’est qu’une de ses apparences, elles sont nombreuses et elles dépassent ce qui se désigne ou se décrit, se peint ou s’explique et se pense.

Peut-on réduire notre monde à sa métaphore? Même si c’est pour tenter de le comprendre? Notre action ne devrait-elle pas se limiter à une collecte sage plutôt qu’à un désir fou d’assimilation même amoureuse? 

Ce livre de Cadère Éditions est une belle pierre à l’édifice magique de la poésie contemporaine. 

© Lieven Callant

Jacquy GIL – Viatiques – éditions Unicité, 2021, 44 pages, 11€

Une chronique de Marc Wetzel


Jacquy GIL – Viatiques – éditions Unicité, 2021, 44 pages, 11€


Jacquy Gil, 74 ans, qui vit là où il est né, dans la garrigue du Nord-Est de Montpellier, est un poète, non pas régionaliste, mais régional : il sait tirer parti de sa région non du tout pour la faire mieux connaître, mais pour mieux lire en lui.

Cette garrigue qu’il connaît par coeur lui révèle ce qu’il ignore encore du sien. Il se balade sans cesse et partout pour trouver les chemins à questions, se concentre et comprend ce qu’il peut s’y demander de nouveau, et de nouveau seulement : ses pourtant innombrables souvenirs là où il passe ne sont presque jamais convoqués. Son passé indigène lui permet seulement de ne jamais se perdre, quoi qu’il parte découvrir : il retrouve du connu dès qu’il veut, ce qui lui évite les nuits dehors. Mais dès qu’il va dehors, il n’est plus chez personne : il arpente le gracieux parcours d’énigmes que lui offre sa promenade. C’est un bénévole du mystère, un homme prodigieusement attentif à ce que pourrait changer en lui  (plus exactement en sa propre humanité, car ce qu’il est seul à être ne l’a jamais intéressé) ce que sa pensée rencontre. Esprit autodidacte – car venu sans études à la connaissance – , mais avec une fringale de vérité, un souci de présence, que même des études n’auraient pu troubler !

   « Viatiques », ce sont provisions pour la route, c’est ce qu’on emporte avec soi pour soutenir un petit (ou même le grand et ultime !) voyage. C’est ce qui assure ressources lors d’un déplacement qui ne permet ni d’en produire à mesure, ni d’en obtenir où l’on passe. C’est la ferme résolution de supporter (sans ciller) et soutenir (sans peur) les faims et soifs inédites qu’on engrangera. Ce sont devises d’explorateur, faites justement pour assumer, et peut-être assimiler, ce qui les dépasse, et le renouvelle. Ce sont des consignes de mutation privée, dès qu’arrivent les occasions de comprendre à neuf ce qui arrive ! Rêveur hyperactif : rien ne le distraira de sa distraction, sinon ce qui serait plus profond qu’elle – voilà son très tenace mot d’ordre, son rare et méditatif cran !

   Il a ses « trucs » de voyant, de dénicheur – modeste, mais têtu ! – de métamorphoses, de fourrier de prodiges. Par exemple l’observation proactive de la vie des éléments : le vent qui devant lui plie et déporte les blés (p.4) lui semble « ajouter un océan au paysage » et comme vouloir dérober leur champ à son regard fini, l’affranchir de son terrestre spectateur. Un vent analogue (p.7) agite ailleurs si fort tel buisson qu’il le grime en animal frémissant, comme « s’efforçant de l’arracher à sa condition première« , où l’univers lui-même semble se mélanger les règnes, soigner comme les épis rebelles de sa poussée, gratter ses propres marges, ménager à son évolution des raccourcis fantômes. Là, l’eau d’une source (p.40) impose sa limpidité au paysage obscur ou chaotique où elle naît, déverse et « décante » son savoir souterrain sur la surface qu’elle découvre, et devant le seul autre savoir souterrain du pays, celui de l’homme « venant sur elle se pencher pour y puiser un peu de lui-même« ; alimentant des ruisseaux qui, à leur tour, semblent « redonner soif aux rivières« ; serpentant, bien que venant du ciel, comme infailliblement sur tous les plis de sol ouverts, elle-même autodidacte du relief terrestre, comme ajoutant sans errance au cours général des choses (« On voyait bien qu’un monde issu du monde s’était mis en marche, allait à dessein, se laissait emporter par un élan unanime » (p.35). Là encore, l’odeur des plantes : il s’en approche en insecte (p.41), vient délibérément au parfum d’une fleur comme au secret payant et prosaïque qu’il est à qui la butine; mais qui aussitôt par contraste, comme à volonté, lui devient mystère gracieux et méditable pour celui qui pense, se butine d’abord lui-même, comprend soudain qu’il est en train de comprendre à la fois du dehors et du dedans une même chose, et se sent comme honteux de trop prélever d’un coup dans la présence : « D’où ce sentiment dès lors d’être interpellé par l’Univers entier qui, conscient soudain de m’avoir instruit d’un trop grand savoir, m’invitait à le taire« … 

   Tout le fait avancer : même un regard est le bon et suffisant pas à faire (p.23), quand les yeux vont mieux que des pieds dans telle ou telle broussaille, et s’en dépêtrent, le moment venu, à moindre écorchement. Même la raison (le calcul des rapports déterminants) convient au marcheur (p.22) , qui, là où elle seule peut lui offrir des obstacles utiles, l’enfermera (et même, dit le poète, « l’encouragera » !) avec profit (« Où je me cogne se libèrent mes pensées« ). Même les « volte-face » (p.20) sont balises subtiles, car si nous connaissons mieux leur chemin qu’eux, nos pas nous connaissent mieux que nos motifs : comme l’ânesse de Balaam, soudain rétive, insensible aux coups de relance, avait su voir l’ange avant l’ânier. Et le hasard lui-même doit pouvoir avancer !      

    Ce très remarquable poète, enfin, a comme un usage spontané de tous les âges : des âges de la Terre (il lui suffit de concevoir (p.5) les quelques centaines de millions d’années ayant contribué, par leurs forces et aléas, à un paysage donné pour arpenter de facto la notable partie de l’histoire du monde qui y fut requise); des âges de l’espèce (alors que l’homme ancien, affamé et effrayé par nature, ne pouvait voir dans le jour qu’un répit de vie, l’homme moderne y voit une occasion de se mettre au jour, pouvant (p.38) traiter en chez lui tout ce qu’il lui échoit de connaître mieux); des âges de lui-même enfin (l’enfance savait tirer à peu près tout de ce qu’elle ignorait; même ses caprices puisaient trésor dans leur insignifiance; que l’adulte (p.21) retrouve donc – mais cette fois responsablement ! – cette innocence).

   « Et, fermant les yeux, je voyais scintiller une multitude d’étoiles bleues… Comme si le peu d’univers qui était en moi opérait une nouvelle naissance, s’expulsait d’un néant qui, paradoxalement, était issu de l’existence même.

Comme si ma vie, après s’être obscurcie à dessein de me détourner d’elle, s’était donnée du temps pour que je l’extirpe, mais cette fois du plus profond de mon être » (p.3)  

  Il est merveilleux que des auteurs quasi-inconnus travaillent ainsi, là où ils sont, à servir la poésie par des chemins de pensée aussi singuliers qu’accueillants. Cet écrivain, d’une peu commune authenticité, nous enchante et instruit de son admirable effort.

                                                      —-

« Il faut les laisser mûrir les chemins, ne point leur imposer trop vite la ferveur de nos pas. À trop vouloir les hâter, nous ne recueillerions de leurs élans que des pensées immatures (…)

Les chemins parallèles : ils vont de pair avec ceux qui nous sont familiers et qui chaque jour nous emmènent.

On les sait en attente de nos pas » (p.6 et 15)

« Nous ne le savons pas, mais chaque jour nous bousculons l’ordre des choses; un pas met fin au pouvoir de l’autre: notre marche est une révolte permanente !

Et tant pis si nos cheveux pendant ce temps grisonnent, notre apparence se démarque de nos avancées, n’en reconnaît point la nature incorruptible.

L’essentiel avance en nous et n’y peuvent rien nos stigmates; nos souffrances n’étant que l’effort soutenu auquel nous devons nos victoires » (p.10)

« Toutefois, rêver trop longtemps contrarie le monde… Ou plutôt ceux qui ne rêvent pas, ne savent pas rêver.

Reste à définir ce que rêver veut dire.

Peut-être est-ce se réfugier dans un lointain pour mieux habiter le proche et restituer ainsi à la réalité son espace initial – la rendre plus vraisemblable, quitte à l’arracher à l’aire de la raison.

Peut-être est-ce saisir sans avoir à toucher, donner plus de poids à l’esprit pour alléger la matière » (p.27)

                                          

© Marc Wetzel