Le fils de mille hommes, Valter Hugo Māe, traduit du Portugais par Danielle Schramm – Métailié, septembre 2016. 192 pages, 18 €.

Chronique de Cathy Garcia

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Le fils de mille hommes, Valter Hugo Māe, traduit du Portugais par Danielle Schramm, Métailié, septembre 2016. 192 pages, 18 €.


Déjà remarqué pour L’Apocalypse des travailleurs, son premier roman, pour lequel il avait reçu le prix Saramago, Valter Hugo Māe revient ici avec un roman prenant, qui nous plonge sans ménagement dans les noirceurs de l’âme humaine ; mais pas les spectaculaires, non, plutôt les noirceurs banales, quotidiennes, les petites et grandes lâchetés, la bêtise commune, qui peuvent provoquer tout autant de malheur et de désespoir autour d’elles. Ce qui surprend, c’est que s’il nous conduit là où meurt tout espoir, c’est pour nous hisser jusqu’à la lumière, nous montrant ce que l’humain peut aussi avoir de plus beau et qui est d’une telle simplicité, qu’on se demande vraiment pourquoi cela reste tellement hors de notre portée.

C’est vraiment un grand écart qui est réalisé ici, et Le fils de mille hommes devient une sorte de roman-médecine. Après avoir posé les bases, Valter Hugo Māe nous raconte plusieurs histoires où on découvre les origines, le vécu douloureux, difficile et même sordide, des différents protagonistes, puis un fil va venir ensuite coudre ensemble toutes ces histoires. Ce fil passe par Crisóstomo, un petit pêcheur de 40 ans, un homme bon mais désespérément seul. Or, c’est cet immense désir de l’autre, soutenu par la générosité qu’il a en lui, qui va permettre de réunir en une grande famille hétéroclite, une bonne partie des personnages malmenés et estropiés de ce roman. Il serait dommage de trop en dire, mais l’essentiel tient en un mot : l’amour. L’amour qui surpasse tout, transforme tout, panse les plaies, rend beau ce qui était laid, dissout les préjugés.

Aussi le roman sombre et impitoyablement réaliste, par cette magie de l’amour, va se transformer contre toute attente, en conte, non pas de fées, mais d’humanité et ça fait vraiment du bien.

L’humain on le sait, est capable du pire, et plus la situation est mauvaise, miséreuse et plus on souffre du mépris, de la haine et de ceux qui profitent de notre faiblesse. Le roman prend place quelque part en bord d’océan au Portugal, mais cela pourrait être ailleurs, ce qui est raconté ici a une portée universelle. Les personnages dont il est question ne vivent pas dans le même monde que les surfeurs, c’est une communauté rurale, pas très éduquée, superstitieuse, vivant sous l’ombre d’un Dieu avare en miracles : des paysans, des pêcheurs, des ouvriers, des servantes, des honnêtes gens comme on dit, pas toujours très honnêtes, surtout les hommes, voire capables du pire, fondamentalement intolérant à toute différence. Alors, peu importe le lieu finalement, car les paysages principaux ici sont humains et les paysages humains peuvent être d’une laideur et d’une violence inouïes. Puis, il y a ceux qui, malchanceux, semblent devoir être d’éternelles victimes.

Comme la naine dont on ne saura jamais le nom, la mère de Camilo morte en accouchant. Camilo qui ne saura jamais rien d’elle, ni de ses quinze pères potentiels. Comme Isaura, pauvre fille crédule déshonorée à seize ans et qui demeure avec sa mère qui sombre peu à peu dans la folie, tandis que le père demeure mutique et impuissant, comme il l’a toujours été. Le qu’en dira t’on étant la plus haute valeur de référence, bien plus que l’amour et la bienveillance. Antonino, le fils de Matilde qui n’a jamais eu le courage de le tuer, de lui arracher la tête ou de le pendre à une branche avec un bâton dans le cul pour que tout le monde le voie, mais seule contre tous, pas le courage non plus de l’aimer suffisamment pour ne pas être dévorée de honte. Que ces deux là, la pauvre et laide Isaura et l’ignominieux Antonino, finissent mal mariés et l’apparence est à peu près sauve, la haine retourne couver ses œufs, calmée pour un temps. Même la charité ici cache mal la bêtise des gens, cette banale méchanceté larvée, dont Valter Hugo Mãe trace un portrait sans concession.

Aussi quel bonheur, quand celles et ceux qui en ont tant souffert, trouvent enfin sur leur route, qui semblait n’être à jamais qu’une impasse, un havre de paix et d’amour et que les justes gagnent. Des justes, il en suffit d’un parfois, le cœur, les mains et la porte grandes ouvertes, et le monde petit à petit se répare, devient meilleur, et de cette terre bien travaillée, bien nourrie, naissent des graines de bonheur et de justice. Et c’est ainsi qu’une pauvre maison de modeste pêcheur trop seul, devient un palais pour famille nombreuse, et tous les orphelins, grands ou petits, tous les enfants abandonnés, peuvent y prendre racines et devenir à leur tout des justes qui changent le monde.

« Camilo n’était plus seulement un jeune garçon. Il devenait à ce moment-là un homme avec le courage qu’il fallait pour aimer quelqu’un. Son courage s’était développé, il avait appris la beauté, il avait aussi changé le monde. »

C’est donc un roman vraiment salutaire et qui n’a, n’en déplaise aux cyniques, rien de naïf, de simplet, bien au contraire, c’est avec une grande intelligence et dans une langue belle, riche, nourricière, qu’il met à l’honneur la sensibilité, la tolérance, la bienveillance, la simplicité, l’attention à l’autre, le sens de l’accueil et de l’hospitalité, cette faculté de voir la beauté chez l’autre, ce qui est important, essentiel, commun à tous les êtres : le besoin d’amour, le besoin d’aimer et d’être aimé.

Cela semble une évidence ? Valter Hugo Mãe nous invite, l’air de rien, à regarder en nous et autour de nous.

©Cathy Garcia


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Valter Hugo Mãe est né en Angola en 1971 et vit actuellement au Portugal. Poète, musicien et performer, il écrit également des critiques artistiques et littéraires pour plusieurs magazines portugais. En 2007, il a reçu le prix Saramago pour son premier roman et, en 2012, le prix Portugal Telecom.

Allant vers et autres escales, Colette Daviles-Estinès – illustration en couverture de Diane Saint-Honoré – éd. de l’Aigrette, septembre 2016. 45 pages, 16 €.

Chronique de Cathy Garcia

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Allant vers et autres escales, Colette Daviles-Estinès – illustration en couverture de Diane Saint-Honoré – éd. de l’Aigrette, septembre 2016. 45 pages, 16 €.


Voici des poèmes qui ne tiennent pas en place, comme l’indiquent la diversité des lieux mentionnés au-dessous avec les dates d’écriture et il semblerait que la raison d’être de cette sorte d’instabilité, soit à chercher dans un lointain ailleurs dont l’auteur aurait pu être arrachée, quelque part sur les vastes continents d’Afrique ou d’Asie, où seraient restés dispersés des morceaux d’elle-même. La bougeotte, parce que difficile de trouver sa place quand on vit une forme d’exil, de déracinement.

Un poème vient confirmer ce ressenti, bref et clair :

Mon pays

Je sais d’où je viens

Je viens d’Expatrie

C’est cette « mémoire métisse » qui donne peut-être sa particularité à la langue de Colette Daviles-Estinès, une langue mouvante, chantante, teintée de lumière, de vent, de poussière, une langue du voyage, qui a dû mal avec les rives qui enserrent, un besoin d’espace et de large.

Je dévide les rives dont je m’éloigne

Pour mieux leur donner sens

Le devoir d’aller

Le droit de me tenir au large

Quand on n’est pas de quelque part, alors on n’est de nulle part et donc de partout, et il y a ce besoin de bouger vissé au corps en même temps que de s’enraciner, une envie d’ailleurs et le besoin d’un ici, solide sous les pieds.

C’est le choix que l’on fait de ne pas savoir où poser le bonheur.

Partir, revenir, quitter, retrouver, les poèmes de Colette sont des poèmes de transhumance et sous la limpidité et le chatoiement de la langue on devine une certaine détresse, un sentiment de perte. Mais il y a aussi dans la bouche, des soleils juteux comme des mangues, une force sous-jacente, sans doute puisée dans la nature dont Colette Daviles-Estinès sait capter et transcrire la beauté, qu’elle soit d’ici ou d’ailleurs et ce souffle qui la traverse, la transcende.

Un vent liquide houle

Feuillette les champs de cannes

Et quel que soit l’hiver

C’est de la même eau d’ambre

Que la lumière des blés aux torrents de tes ciels

L’enfance, nourrie de ce qu’ici on nommerait exotisme, mais qui pour Colette est racines multiples et métissées d’une humanité sans doute plus proche de sa source, a gardé toute sa puissance évocatrice, sa faculté de s’émerveiller, de rêver.

C’est une chose heureuse

Habiter le seuil d’une porte ouverte

adossée à la lumière

Et on ne peut que l’aimer cette petite fille aux allumettes qui craque la flambée des horizons.

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Colette Daviles-Estinès Naissance au Vietnam en 1960, enfance en Afrique, paysanne durant 30 ans dans les Alpes de Haute-Provence. Les aléas de la vie l’ont amenée à être aujourd’hui citadine. Quelques-uns de ses textes ont été publiés dans diverses revues de poésie comme la Barbacane, Le Journal des Poètes, Écrit(s) du Nord, La Cause Littéraire, Le Capital des Mots, Incertain Regard, Ce Qui Reste , la Revue 17 secondes, Paysages Écrits, Nouveaux Délits. Allant vers et autres esacles est sont premier recueil édité. Son blog : http://voletsouvers.ovh/


©Cathy Garcia

Le ciel déposé là, Jean Baptiste Pedini. Édition L’Arrière-Pays, juin 2016. 54 pages, 9 €.

Chronique de Cathy Garcia

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Le ciel déposé là, Jean Baptiste Pedini. Édition L’Arrière-Pays, juin 2016. 54 pages, 9 €.


Jean-Baptiste Pedini écrit comme un peintre, à petite touches, de bleu, de noir, d’aube et de lumière, avec des cristaux de sel et des étoiles qui traversent la nuit « à toute allure, suspendues à la tyrolienne du ciel », le ciel déposé là non sans quelques éraflures, angoisses, diffuses toujours, mais d’autant plus tenaces.

« Les mots comme des entailles sur les nuages. On les dit à voix basse. On y tient. Le matin sort les griffes. »

On retrouve ici la mer, dont le ressac donne le rythme, vide, plein, vide, plein. Dans l’écriture de Jean-Baptiste Pedini, il y a comme des trous sous la trame où quelque chose est tapi, quelque chose attend et cette sensation contraste avec la douceur apparente du peintre à petites touches. Le calme semble toujours sur le point d’accoucher.

Il y a la musique des mots, enfilés les uns après les autres, les uns aux autres, des perles sur un collier aux reflets changeants, toutes aussi précieuses les unes que les autres et pas une de trop. C’est beau, comme des bulles qui « vont dans le ciel, reliées en un chapelet d’ombres ». Tellement beau qu’on se laisse bercer et que le sens qui demeure toujours un peu comme caché, voilé, nous importe moins que cette berceuse qui va chercher nos douleurs, nos malaises, tout ce qu’on ne sait pas trop dire alors on ne le dit pas, et la musique nous berce sans pour autant effacer totalement l’inquiétude.

Il y a de la solitude dans l’écriture de Jean-Baptiste Pedini, une distance qui permet au regard de voir, de sentir, un pas de côté qui parle aussi à notre propre solitude, celle inhérente à la condition humaine, seule et reliée,

comme ces perles sur le fil du collier. Le fil, l’âme qui respire sous l’eau du poème.

Dans Le ciel déposé là, Jean-Baptiste prend la lumière au bout de ses pinceaux, « une lumière monocouche qui en recouvre tous les recoins » ou qui « entre goutte à goutte pour surprendre l’enfance » et l’ombre jaillit alors aussi de toute part car « la lumière est friable, l’obscurité la réconforte ».

Un antidote au quotidien, cette lumière ocre que l’on prélève tel un sérum.

Pour échapper à l’ennui peut-être, chaque instant est comme sacralisé, happé dans une transcendance alors que rien pourtant ne demeure figé, car il faut « vider le jour cul-sec. En sentir les dépôts tandis que la mort presse ».

©Cathy Garcia



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Jean-Baptiste Pedini est né en 1984 à Rodez. Vit et travaille en région toulousaine. Publications dans de nombreuses revues dont Décharge, Voix d’encre, Arpa, N4728. Des livrets publiés chez Encres Vives, Clapàs, – 36° édition et La Porte. Bibliographie : Prendre part à la nuit (Polder, 2012), Passant l’été (Cheyne éditeur, Prix de la vocation, 2012), Pistes noires (éditions Henry, 2014), Plein phare, Éditions La Porte, 2015.

Seul le bleu reste de Samaël Steiner, estampes de Judith Bordas, éditions le Citron Gare, juin 2016. 87 pages, 10 euros.

Chronique de Cathy Garcia

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Seul le bleu reste de Samaël Steiner, estampes de Judith Bordas, éditions le Citron Gare, juin 2016. 87 pages, 10 euros.


Une traversée, voici ce qu’évoque ce recueil de Samaël Steiner. Ombre et lumière tissées par une langue dense et sensuelle. Traverser et être traversé et Seul le bleu reste. Des villes, des lieux, traversés par des corps, des corps qui marchent, des corps qui glissent,

« Nous allons ensemble,

la rue n’est plus bordée de portes

mais de larges entailles, par lesquelles

on peut se glisser

et apparaître ailleurs et autrement »

des corps qui se touchent, des corps et des êtres que seul un voile de peau sépare, des corps qui se désirent, des êtes qui s’aiment, des corps ouverts souvent comme des fruits ou des poissons, des corps qui tombent, des corps comme des morceaux de pays traversés de guerre. « les corps sont là/la tête traversée » comme celle du danseur de la place Maïdan :

« Il danse,

il a un trou rouge à l’arrière de la tête. »

Ces corps « dont ne reste plus que cet amas de nerfs, noués

et cette peau qui sans ton être n’est même

pas le début d’un tambour »

car voilà, le corps ne se suffit pas, il doit être habité, comme est habité ce recueil, habité d’âme et d’un cœur qui bat pas seulement pour lui-même, mais aussi et surtout pour l’autre.

« Ton bras est ouvert tout le long de la rue,

les passants longent tes veines pour rejoindre le fleuve. »

Et la parole elle-même est traversée, transpercée, poésie vêtue de jour et de nuit, de vie et de mort, qui puise à même les peaux et les os, en elle toute frontière, limites, se dissolvent et le cœur de ce recueil tissé de routes et de passerelles, c’est bien ça, un chemin allant de l’unicité à l’union, l’universel « simplement un homme pour traverser la nuit » et qui dit union, dit aussi perte et séparation, le corps de l’autre et la maladie et la mort dans le corps de l’autre, et toujours l’amour, l’amour qui éblouit et bouleverse le lecteur, tout particulièrement dans les derniers poèmes du recueil.

« Je t’aime avec tendresse,

je t’aime à retourner une ville »

Et seul le bleu reste, magnifique, sombre et lumineux à la fois, comme le sont les estampes de Judith Bordas qui l’accompagnent.

©Cathy Garcia

3902827515Samaël Steiner est auteur à la fois pour le théâtre, la poésie et des enregistrements radiophoniques et éclairagiste (formé à l’ENSATT de Lyon pour le théâtre également, la danse et le cirque) deux pratiques qui se nourrissent l’une l’autre. Sa rencontre avec l’auteur, acteur et metteur en scène André Benedetto à qui est dédié ce recueil, fut décisive, autant pour le théâtre que pour la poésie. Ses précédents recueils ont été publiés dans de nombreuses revues, en France et à l’étranger. Vie imaginaire de Maria Moline de Fuente Vaqueros, récit poétique, est paru aux éditions de l’Aigrette en mars dernier. Seul le bleu reste est son deuxième livre.

Judith Bordas est plasticienne ainsi qu’auteure pour le théâtre et la radio. Auteure d’images imprimées (linogravures, eaux-fortes, monotypes), auteure de partitions pour corps et voix sur une scène ou à la radio, son travail de plasticienne est multiple.

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Lettres à ma génération, Sarah Roubato – Michel Lafon, 28 janvier 2016. 140 pages, 10,95 €.

Une chronique de Cathy Garcia

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Lettres à ma génération, Sarah Roubato – Michel Lafon, 28 janvier 2016. 140 pages, 10,95 €.

Je fais partie des personnes dont Sarah Roubato parle dans sa deuxième lettre, qui raconte l’histoire de la première, Lettre à ma génération, celle qui donne son titre à l’ensemble du livre. C’était juste après les attentats de novembre 2015 à Paris, le choc, les réactions à chaud, les récupérations à tout va, le grand bombardement médiatique, et ce besoin de prendre une bolée d’air au-dessus de la mêlée, ne pas se laisser entraîner par cette grande vague émotionnelle, dont Naomi Klein parle si bien dans son livre La stratégie du chaos.

Légitime cette vague, cette indignation, mais trop uniforme, trop vite canalisée, avec des couloirs de pensée obligatoire, ne laissant pas le temps de la réflexion, de la dignité même, ne serait-ce que par égard pour les familles des victimes. Bref, c’est dans ce grand tohu-bohu que je suis tombée sur la lettre de Sarah, publiée sur Médiapart, et cet article comme quelques autres, m’a fait un bien fou car elle résonnait déjà avec mes propres réflexions et avait justement cette sorte de recul, de lucidité à contre-courant du tsunami de la pensée unique, cette lettre « c’était une réaction à la réaction » et cette réaction m’a tellement plu que je l’ai relayée aussitôt. C’est comme ça que je suis entrée en contact avec Sarah Roubato, dont la démarche et le travail découvert dans la foulée et surtout la façon dont elle les définissait, m’ont paru des plus intéressants. Et puis voilà que celle lettre réapparait dans un livre, « ruminée par l’écriture littéraire (…) pétrie et reposée de l’urgence ».

«  je ne suis qu’une lettre d’opinion, pas un essai. Je suis juste une petite lampe de poche qui essaie d’éclairer ce qui était trop souvent laissé dans l’ombre », et cette fois, elle est suivie de tout un ensemble de lettres, dont l’originalité tient, en plus de la personnalité bien marquée de leur auteur, à leurs destinataires : la deuxième donc est une lettre à internet, qu’elle interpelle ainsi « Machin, ça fait longtemps qu’on se connait et pourtant, je ne te comprends pas toujours » et c’est dans cette lettre qu’elle raconte le buzz, comme on dit, qui avait suivi la publication en ligne de Lettre à ma génération. Et puis on découvre d’autres lettres, comme celle à certains marchands parisiens, qui aborde de façon un peu inattendue, les questions d’identité, d’origine et de faciès, inattendue en tout cas pour ceux qui n’auraient pas cette bonne habitude de chercher à voir les choses depuis tout un tas de points de vue différents.

Ce qui est vraiment très appréciable chez Sarah Roubato, c’est qu’elle n’hésite pas à tout interroger, tout remettre en question, un peu comme une enfant qui aurait échappé au formatage, dont la pensée serait restée libre et fonctionnant à plein régime, des facultés intactes où la connexion entre cœur et esprit n’est pas altérée. C’est sain et c’est jouissif de voir que cela existe encore. Une enfant avec une vieille âme, dotée d’une intelligence vive, un regard aiguisé, une belle curiosité issue d’un véritable intérêt pour les autres. Et du courage aussi, car il en faut pour rester soi-même et aller à contre-courant de la pensée unique, de la pensée qui se croit forte parce qu’affranchie de ce qu’elle taxe d’humanisme arriéré, comme si c’était une tare d’être sensible à la bonté, à la souffrance, de respecter tous les êtres vivants, et surtout les plus fragiles.

Ainsi Sarah écrit aussi à son indifférence, celle qui permet de passer « à travers de ce satané monde », d’échapper à l’afflux permanent et intenable d’informations. « Les Lumières sont en train d’avorter de leur idéal. Le savoir accessible et universel est en train de se vomir dessus ». Cette indifférence, parfois nécessaire, mais qui nous empêche de voir que « la société est comme la peau d’un tambour ; chacun de nos gestes – ceux qu’on fait et même ceux qu’on ne fait pas – résonne partout. ».

Et puis Sarah écrit à des personnes chères, comme sa maîtresse de CE1, à Jessie, musicienne des rues, à Martin, adolescent cassé passé par la case prison, des personnes qui l’ont touchée comme Pierrot, « le vagabond céleste », mais aussi à des personnes qui ont croisé sa route d’une autre façon, comme Émile Zola, Denise Glaser ou le docteur Louis Leakey, lui qui a « permis à toute une génération de primatologues de naître », en faisant confiance à trois femmes qui n’avaient aucune formation pour cela, mais en ayant « l’intuition que les femmes pouvaient développer de nouvelles méthodes d’observation ». Cette lettre là est un hommage à tous les passeurs, sans qui d’innombrables talents pourriraient sous la terre sans jamais germer, et elle met le doigt sur quelques chose de vraiment important, et qui manque cruellement aujourd’hui, de ces personnes sachant donner leur chance à d’autres, en leur faisant confiance tout simplement, quel que soit le terreau dont elles sont issues, quelles que soient leur formation ou non-formation initiale, en faisant confiance à leurs qualités humaines et au talent qui peut émerger de la passion et de l’originalité propre à chaque individu.

Sarah écrit aussi à Echo, l’éléphant le plus filmé au monde, la matriarche du Parc National d’Amboseli, au Kenya, « une grande dame » et à Blanche-Neige qui s’est transformée en complexe et qui ouvre une réflexion sur la beauté conservée dans les musées. Elle écrit encore à des objets : à un piano, à une cassette, cet objet du siècle dernier et les souvenirs qu’elle fait remonter, à un carnet perdu…

Et nous découvrons l’amoureuse des mots au travers de toutes ces lettres, l’écrivain qui ne sait « rien faire d’autre » et surtout, n’ayons pas peur des mots justement, nous découvrons et apprécions une belle âme.

©Cathy Garcia

 
indexSarah Roubato se définit comme  » pisteuse de paroles, chercheuse en trans-écritures, écouteuse à temps plein « . Ses champs de réflexion et d’action vont de l’anthropologie à l’écriture, en passant par la musique, avec toujours une même base, le terrain. Elle vit actuellement au Québec et voyage sans cesse, mais Paris reste sa ville de cœur. Sa « Lettre à ma génération », écrite à la suite des attentats du 13 novembre dernier et publiée par Médiapart, y a trouvé un écho retentissant. Son site