Denis Emorine, Identités brisées, 5 sens éditions, Rue de la Cité 1 – 1204 Genève , Suisse, 2023.

Une chronique de Sonia Elvireanu

Denis Emorine, Identités brisées, 5 sens éditions, Rue de la Cité 1 – 1204 Genève , Suisse, 2023.


L’exil et l’identité sont des motifs récurrents dans l’œuvre de Denis Emorine,  en poésie, prose, théâtre. Ils reviennent dans ses deux romans, La mort en berne et Identités brisées, focalisés sur une errance sentimentale embrouillée qui entraîne le personnage principal, l’écrivain Dominique Valarcher, à se culpabiliser.

La trame narrative du premier roman se prolonge dans le deuxième : mari dévoué depuis longtemps à sa femme Laetitia qu’il aime, il tombe amoureux – sans le  révéler à la jeune fille -d’une étudiante hongroise, Nóra, qui fait un master sur son œuvre. Pour avoir le temps d’y réfléchir, il se réfugie dans la résidence secondaire de ses amis italiens, dans le sud de la France.

La structure romanesque tripartite, L’Exil, Fatalités, Fractures, annonce une fracturation existentielle. En effet, Dominique ressent la contradiction entre son côté latin et l’atavisme slave, russe, très éloigné, par les aïeuls de sa mère. Il semble partagé entre l’Ouest et l’Est, entre l’amour de sa femme et l’attraction exercée sur lui par tout ce qui vient de l’Est, la grande culture russe et la  femme slave aussi. À cela s’ajoute un secret de famille qui le bouleverse depuis son enfance : le premier mari de sa mère, un juif polonais, mort très jeune pendant la guerre dans un camp d’extermination. C’est pourquoi l’une de ses obsessions est la mort. On comprend ainsi son déchirement entre l’amour de sa femme à l’Ouest et le souffle de la mort qui le hante, de l’Est.

L’ amour  pour la jeune hongroise Nóra le trouble à tel point qu’il prend la fuite, disparaît de chez lui sans aucune explication pour sa femme Laetitia, qui connaît son côté slave déconcertant. Elle l’aime follement, sa disparition la met en proie à une souffrance affreuse. Elle ne connaît pas les raisons de sa fuite, se culpabilise et comprend qu’elle ne pourrait pas vivre sans lui. Pianiste,  ayant renoncé à une carrière d’artiste, elle ne joue que pour son mari, dans l’ intimité, disposée à  satisfaire ses fantasmes par amour.

La jeune étudiante Nóra l’aime aussi et s’inquiète de ne pas avoir de ses nouvelles, car elle veut venir en France, le rencontrer, présenter une communication sur son œuvre lors d’une conférence internationale.

Exilé par sa volonté, Dominique coupe toute communication avec les deux femmes, rendu à la solitude, en proie à la souffrance et à ses cauchemars. Il comprend qu’il n’est pas un séducteur, qu’il aime sa femme  et qu’il ne pourrait longtemps se passer d’elle et la faire souffrir. Déchiré entre plusieurs identités et entre deux amours, le personnage ne sait pas comment s’en tirer. Si la question amoureuse sera résolue à la fin, celle de l’identité brisée restera toute la vie comme une blessure que ni thérapie, ni amour ne guérissent. Il y a toujours un conflit entre l’identité première, héritée de sa famille, et l’identité acquise par l’écrivain dans sa vie, entre identité et altérité. 

Le romancier organise son récit selon la technique du contrepoint, avec un narrateur hétérodiégétique qui suit les troubles des trois personnages alternant les plans. Il dévoile ainsi la psychologie féminine et masculine, celle de l’écrivain piégé entre deux femmes et sa création en cours de traduction en italien. Son isolement est brisé par l’intervention de son éditeur. Il renonce alors au mutisme, reprend le contact téléphonique avec sa femme, lui déclarant son amour, la rassurant de son retour, mais sans renoncer à rencontrer Nóra à Nice, lors de sa conférence, à passer quelques jours avec elle.

Au premier plan du récit est Dominique, ses cauchemars terribles dûs à la hantise de la mort, de la guerre avec ses horreurs et la souffrance de sa mère, auxquels se mêle le complexe oedipien, l’amour obsessif pour sa mère. Aucune thérapie ne parvient à l’en délivrer, seul l’amour pour sa femme à le faire oublier parfois.

Le roman s’achève par un poème d’amour adressé par Dominique à sa femme, ce qui suggère la manière dont l’écrivain résout son conflit intérieur.

Identités brisées est un roman agréable à la lecture, témoignant des obsessions de son auteur que l’on découvre par des motifs récurrents dans toute son œuvre.

©Sonia Elvireanu

Claude Vancour, La nuit n’a pas sommeil, poésies, Éditions Maïa, 141pages, 19€ttc, 2022

Une chronique de Lieven Callant

Claude Vancour, La nuit n’a pas sommeil, poésies, Éditions Maïa, 141 pages, 19€ttc, 2022


Sur la couverture, une illustration de Bernadette Laval-Físera nous montre un personnage sur une plage, au crépuscule regardant quatre personnes s’éloigner vers la mer. Règne comme un premier mystère, une première interrogation poétique entre deux lumières comme il y en aura tant d’autres dans le livre.

Le titre du recueil évoque l’intranquilité, une perturbation du repos: La nuit n’a pas sommeil. Le poète reste éveillé. Car ce titre peut signifier à l’instar de ce qui se passe autour de nous, que les temps obscures véhiculant les idées sombres de la guerre, de la méfiance vis à vis de l’autre n’ont pas sommeil non plus. Le poète reste alors ce phare, ce passeur de lumière et d’espoir. Il est celui qui reste attentif à l’ingrédient de base de la poésie: l’amour, la clairvoyance.

Le début de l’ouvrage nous révèle ainsi les projets de la poésie. 

« Avant même la parole, la beauté
occupe toute la place de l’éveillé,
et l’aveugle clairvoyant ouvre le chemin,
malgré les ronces des souvenirs. »

« Écrire au travers
d’une plus vielle écriture
dentelle noire sur la trame
de la lente marée haute de l’inspiration »

« Poésie qui tamise les mots » « au-delà de l’étouffement »

Claude Vancour reprend continuellement son travail d’écriture qu’il nourrit volontiers d’autres lectures. Certaines images reviennent modifiées, certaines phrases, certaines strophes sont reprises et montrées sous un nouvel angle. Le poème fait écho de lui-même. Le poème est à la base, déjà un écho.

L’auteur n’oublie pas non plus d’appuyer l’importance de la trace écrite. Au delà de la parole, « au-delà de l’étouffement » « Les mots nous disent en rang serré le peu de cas fait de notre respiration. Ils sont bien plus solides à l’encre indélébile » Les mots du poèmes sont-ils les « instruments du silence »? Ceux de Claude Vancour ne semblent pas voués à n’être que des performances éphémères, les visées sont plus profondes.

Pour le poète, la poésie est aussi geste, mise à plat de soi-même et éventuellement de ses contradictions, ses regrets. Écrire un poème est une action aussi importante que les autres même si elle est passée sous silence. Ce recueil de poésies a une élégance rare et discrète que j’ai comparé à cette autre oeuvre fameuse que sont les tapisseries de la Dame à la licorne. La Dame rassemble autour d’elle dans un jardin comme on le ferait pour un poème tout ce qui importe à la vie. Les cinq sens: vue, toucher, odorat, ouïe, goût et place au dessus de tout, l’énigmatique « À mon seul désir ». On retrouve dans les poèmes de ce livre ces appels aux sens. Ils prennent plusieurs strophes, occupent plusieurs poèmes ou se résument à une poignées de mots. Les formes poétiques varient en longueurs, en intensité, en luminosité. Le sixième sens peut peut-être alors être interprété comme étant la capacité à aimer. Désir amoureux de la vie et de ses multiples ingrédients.

Claude Vancour se questionne aussi sur la manière d’évoquer cet endroit de la poésie qui ne se reflète par aucun mot. 

« Eurydice, gantée,
à la limite du précipice,
titube mais passe
et l’enfer, pire,
est de l’autre côté.
Il la revoit enfin,
de dos, déhanchée,
prompte à disparaître
et soudain elle s’arrête,
retournée, elle veut sourire,
ses lèvres restent
empierrées. « 

La partie sombre d’un astre, la nuit et ces instants où la lumière ne nous éclaire plus, où il nous faut appréhender le monde autrement que par ses parties les plus visibles. Une approche par le rêve éveillé et lucide propre au poète.  Si les paupières se ferment, les mains se tendent, l’esprit se soulève, la pensée voyage.

« Poser le bleu du lac
comme une nappe où s’inscrit
l’empreinte, doigts écartés,
du passage minuscule
de l’homme sur la terre. »

Ce qui reste
à Eugenio Montale, i.m.

Pierre qui reste sous l’arbre et les genêts,
os de seiche que les oiseaux négligent,
le bois mort choisira
un masque minéral pour durer
aussi longtemps que la pierre, après
le départ des hommes.

Au gré des sept parties qui constituent la charpente du livre, on sent naître une évolution comparable à celle de la vie, avec ses saisons et un déroulement du temps qui n’est pas linéaire. Claude Vancour construit ses poèmes en explorateur chaque mot est un pas sagement choisi. 

Claude Vancour est le nom de plume de Vladimir Claude Fišera. Il fait partie des auteurs publiés par la revue Traversées. Il est aussi traducteur de poésies anglophones et slaves, l’auteur d’anthologies ainsi que d’ouvrages universitaires d’histoire et de science politique. On peut lire quelques unes de ses chroniques ici

© Lieven Callant

Yves NAMUR, La nuit amère, Arfuyen, 128 pages, avril 2023, 14€

Une chronique de Marc Wetzel


Yves NAMUR, La nuit amère, Arfuyen, 128 pages, avril 2023, 14€


Une nuit amère paraît double peine : aigreur et obscurité. On se reproche d’y avoir goûté et il faut cacher sa rancoeur. C’est comme la saveur hostile d’une triste transgression, ou l’aveu plus pénible encore de n’avoir pu l’exprimer. Comme la pomme prohibée serait pourrie, l’amande interdite se révèlerait amère (la main compromise pue, sa trace trahit un fuyard, le dé pipé tombe à l’eau, le jeune coucou projette au sol les ayant-droits du nid). Une Muse acrimonieuse s’en tiendrait à de crépusculaires casserolades sur les mésaventures d’une main, les ambiguités d’une trace, les prétentions d’un dé, l’envol égaré d’un oiseau. L’âpre, vain et si susceptible ressentiment ferait, un recueil de plus, devant nous son beau et son subtil. Mais non, pas du tout. Yves Namur n’est pas là pour ça (« Namur et aile » est l’anagramme de son titre) : si la nuit de quelque chose est amère, sa mise au jour (la perte de son secret) l’adoucira. Notre médecin est artiste et poète : le mal, qu’il connaît professionnellement par coeur, ne l’impressionne guère. Et puis l’art a ses moyens exclusifs de fournir des joies que commettre le mal n’atteint pas; et un art de la parole ajoute ce formidable atout de trouver les formulations qui rendent le bien aussi tentant que le mal, et le pouvoir de les faire entonner au lecteur de bonne foi (officiant ravi, dès lors, d’un exorcisme inespéré, et comme appariteur ou apôtre d’une Pentecôte verbale accessible et gracieuse).

Ainsi du secret (deuxième séquence du livre) des mains : seules elles savent « ce qu’il en coûte de vivre », se comprennent directement les unes les autres, ne craignent rien d’un vide que leur propre paume épouse et assume. L’auteur demande (p.25) : une main disparue, qu’a-t-elle laissé ? et répond : les silences qui ne sont que d’elle ! Un corps fut gestes : il ne les sera plus. Un corps se servit du monde : il n’en a plus. Un corps scandait ses paroles : il n’en permet plus.  La main mortelle avoue qu’elle n’aura pas le dernier geste, mais puisqu’elle aura fait trembler les vies, elle « habite désormais la vie tremblée ». 

Ainsi du secret des traces (troisième et neuvième séquences du livre) : même les traces d’un « désastre » ont quelque chose d’infaillible, de ponctuel, de concis; l’empreinte a l’humilité du sol où elle se couche; elle dure autant que la marque où elle loge; elle a la serviable objectivité de voyager pour nous « hors de la pensée » (p.42); elle subordonne son présent à l’antériorité qu’on cherche en elle; elle  « scintille » encore dans la présence désertée, n’exige rien de son propre support, nous laisse écrire ce qu’elle ne peut lire d’elle-même. Les traces consentent à porter sur leur dos nos moyens mêmes de reconnaissance.

Ainsi encore de l’expression secrète des dés. Namur imagine formidablement  (septième séquence) ce qu’un dé – qui nous offre d’avoir son hasard bien en mains ! – pense de ses faces numériques, comment chacune assume le numéro  qu’elle ne porte que pour nous le sortir. Le dé juge ainsi la solitude butée de son « un », le narcissisme intempérant de son « deux », l’incorrigible curiosité de son « trois », l’égarante stabilité de son « quatre », la croix effondrée de son « cinq », l’insensible plénitude de son « six » … mais considère, assez heureusement dépassé pour le laisser au poète, « comment sept cueille la rose du temps/ Et l’offre au premier venu/ Qui n’en revient toujours pas/ D’être l’objet d’une telle attention » (p.79) !

Ainsi, enfin, des oiseaux (huitième – et extraordinaire – séquence), tendrement pressés par l’auteur de signifier ce qui leur « importe vraiment », pour y saisir ce que leur conduite ou maintien nous aide à reconcevoir des nôtres, ce que leur disponibilité au monde change au monde de la nôtre, ce que les conditions de leur chant inarticulé évoquent aux devoirs cachés de nos mots, ce qu’ils laissent les hommes continuer ou non de leurs indices de passage et signes de présence . Ce sont nos auxiliaires de loyale légèreté, et nos guides d’oubli : « Le regard des hommes/  Est parfois pris au piège du givre./ Mais un oiseau est là/ Qui vient boire la fraîcheur/ Et libère alors dans l’aube/ Nos pensées et ses troubles,/ Les parfums de l’incertitude/ Et ceux du recommencement. » (p.89). Nous rêvons de ce qu’ils nous font voir, et nous perchons sur ce qu’ils élèvent de nous. 

On lira, dans les extraits qui suivent, quelque chose de la quatrième séquence (« Les feuilles le savent bien« ) où le poète choisit encore un objet révélateur (ici, des feuilles d’arbre), c’est à dire met sa poésie à l’école de la perception en mettant la perception même à l’école d’une feuille, apprenant (et faisant comprendre) de cette dernière les exigences de retrait, de caducité, de toute-venance, d’acceptation du peu de son propre être et, sous nos pas d’automne,  de son si discret recyclage. 

Yves Namur, fidèle pourtant au rythme si caractéristique de sa vigilance, renouvelle ses thèmes, et, comme malgré lui,  nous surprend encore. Vue de France, l’humilité farouche et résolue des grands poètes wallons (Dugardin, Núňez Tolin, Savitzkaya même …) est là : gens qui devinent ce qu’ils chantent, et peuvent ce qu’ils devinent. C’est peu, mais c’est immense : ils font vivre la ressource à venir, ils civilisent préventivement l’inconnu que leur âme livre au domaine public; Namur, malgré sa gravité, vient ici en malicieux détective de désastre, comme il fut (dans O, l’Oeuf), bruiteur de genèses, toujours parieur assermenté et bénévole goûteur de nos catastrophes, toujours arpentant pour nous le mal qui se forme. Ses pas vont vers le vide, mais leur bonté nous y précède : un être nous devance, praticablement, dans l’amère nuit de ce qui se reformera sans nous.   

                                                 

« Entendre

Suppose

Que le vide soit d’abord en nous.

Les feuilles le savent bien,

Elles

Qui se retirent

Et s’absentent souvent du monde. (…)

Sentir

Implique qu’on remonte 

Vers la source.

Les feuilles le savent,

Elles

Qui connaissent l’humus

Et les profondeurs.

Toucher

Nous contraint à ne plus connaître

Nos mains.

Les feuilles savent ça,

Elles

Qui s’abandonnent volontiers

Aux promeneurs

Et aux rêveries du solitaire. (…)

Parler

Nous réclame toujours

La plus grande discrétion.

Les feuilles le savent aussi,

Elles

Qui murmurent à peine

Sous nos pas

Et nos vaines promesses » (p.49-54)


 ©Marc Wetzel

LE ROMAN DE RÉFÉRENCE ET DE RÉSISTANCE SUR L’UKRAINE CONTEMPORAINE : DAROUSSIA LA DOUCE DE MARIA MATIOS

LE ROMAN DE RÉFÉRENCE ET DE RÉSISTANCE SUR L’UKRAINE CONTEMPORAINE : DAROUSSIA LA DOUCE DE MARIA MATIOS

                                                        par  Vladimir Claude  Fišera


Maria Matios (née en 1959) est un des écrivains ukrainiens actuels les plus connus. Poétesse, elle écrit aujourd’hui plutôt de la prose et son roman Daroussia la douce est devenu un véritable best-seller. C’est l’ouvrage-symbole des combats pour l’indépendance véritable du pays qui refuse la tutelle de la Russie : écrit en 2002-2003, il fut publié en 2004, quelques mois après la révolution dite de Maïdan qui chassa les pro-russes du pouvoir et reçut l’année suivante le prestigieux Prix Chevtchenko, du nom du plus grand écrivain en langue ukrainienne. À la faveur de la seconde révolution, dite de l’Euro-Maïdan en 2014, il paraît un an plus tard en français et dans d’autres langues et sera alors sacré livre de l’année par la BBC. 

Maria Matios, professeur de l’Université de Bucovine à Tchernivtsi, sa région natale, devient alors pour un temps secrétaire du Conseil de Sécurité et de Défense de son pays et publie des extraits de son journal de guerre. L’Ukraine entre alors en cette même année 2014 dans la guerre actuelle avec l’occupation russe de la Crimée et d’une partie de la région frontalière du Donbass. Entretemps, Daroussia la douce a été élu meilleur roman ukrainien des quinze premières années de son indépendance. En 2022, quand la Russie entame une guerre totale contre l’Ukraine, ce roman sera réédité en français (Gallimard, 198 pages, toujours dans la traduction d’ Iryna Dmytrychyn) et connaîtra une nouvelle vague de succès .

Ce roman est l’histoire, dans un village reculé et aux mœurs traditionnelles, entre 1930 et 1950, d’une petite fille, puis jeune fille puis femme Daroussia, dite la douce comme on dirait la simple d’esprit, l’imbécile, non pas heureuse mais souffrante sans qu’on sache pourquoi. Elle est par ailleurs gentille et sait tout sur toute la vie du village qui médit d’elle et la dit folle car elle ne parle pas. Les villageois eux ne disent pas la vérité dans ces années de terreur  russo-soviétique et, sauf deux exceptions, sont « des gens bien », obéissants voire informateurs du pouvoir soviétique, représenté par des Ukrainiens russisés et tout puissants grâce à leur police politique, celle des « moscovites ». On aurait dû traduire ici plutôt« ruskofs », terme qui correspond à l’ukrainien « moskaly ». 

Le chœur des commères, tel un chœur grec ancien, survit à cette histoire jusqu’à aujourd’hui, avouant tout à la fin et encore à mi-mot qu’il savait le viol de la maman de Daroussia par le chef de la police secrète soviétique en 1940 à son arrivée en Bucovine abandonnée par l’occupant roumain. Il l’avait alors accusée d’aider des maquisards ukrainiens alors qu’elle paissait sa vache près de leur cachette à la frontière avec la Galicie. Les deux régions seront réoccupées par Moscou en 1945 après le départ des Allemands. 

Le violeur revient en 1949, ne reconnaît pas sa victime mais pousse la petite Daroussia de dix ans, naïve, à  avouer en échange de bonbons la complicité forcée de son père avec les maquisards indépendantistes, ce qui entraîna la déportation du père et le suicide par pendaison de sa mère. Par la suite, Daroussia qui sortait de sa « maladie » grâce à son nouveau compagnon, un autre prétendu « simplet », rompra avec lui et retombera dans son mal. En effet, démuni, il avait porté en sortant de prison politique pour mauvais esprit, un pantalon bouffant et des guêtres militaires données par son garde-chiourme, accoutrement semblable à celui du violeur de sa mère pendue et de son suborneur. Là aussi elle ne s’en explique pas. On n’apprendra que cent pages plus loin –par sa mère avant de se pendre et par le chœur des commères– la cause du silence de sa mère violée (battue par son compagnon soupçonneux et jaloux à tort) et de la maladie de sa fille Daroussia, sa terreur des bonbons et des uniformes soviétiques.

Tout cela est raconté dans un style de flash-back cinématographique où les événements se rembobinent. C’est ce qui fait le mystère et le suspense de l’ouvrage qui par ailleurs –et dans la langue savoureuse et crue (très bien rendue en français) des personnages villageois très bruts de décoffrage– brosse un tableau quasi-ethnographique de la Bucovine oubliée de Dieu et des hommes. Daroussia la douce, –la « sucrée » littéralement– comme on appelle l’idyllique terre des montagnes et des hêtres (« buk »), la « Bucovine-sucrée » elle aussi alors qu’elle est tout sauf cela : le christianisme s’y mêle de paganisme (culte des morts, rites religieux superstitieux et signe de croix sur le cochon pour porter bonheur), on est Ukrainiens mais on n’aime pas trop les Ukrainiens de Galicie, on confond les oppresseurs étrangers qui se succèdent en faisant des allers-retours et on méprise les médiocres et corrompus chefs locaux qui savent retourner leur veste mais doivent, disent-ils, « tout savoir » et qui « voient tout ». 

On se tait surtout car « les mots peuvent causer du tort », surtout sous les « ruskofs ». Et la peur règne et même les pillages des biens des déportés. On dit « maître » au lieu de monsieur ou de camarade. On mélange danses ruthènes subcarpathiques et danses roumaines et on se réjouit à tort à chaque changement d’occupant. Daroussia trahira sans le savoir car ses parents ne lui ont pas « appris à mentir ».  Toutefois, on garde dans la mémoire collective le souvenir des révoltés paysans dans la forêt, les « oprytchky » qui, dès le XVIème siècle, donnent du fil à retordre aux envahisseurs. Mais les révoltés comme les kaguébistes viennent tout deux de la Galicie voisine. Ce malheur, ce n’était pas un « sort » dit une voix dans le chœur à la fin, « c’était une époque comme ça » et Daroussia « n’est pas bête et muette de naissance mais de destin ».  

© Vladimir Claude  Fišera