Albert Gatez, poèmes, Éditions Traversées, janvier 2023, 79 pages, 22€

Une chronique de Lieven Callant

Albert Gatez, poèmes, Éditions Traversées, janvier 2023, 79 pages, 22€


Albert Gatez (1927- 1999)

Albert Gatez est né à Mussy-la-Ville mais a passé la plus grande partie de sa vie à Virton. À l’occasion d’une retrospective de ses oeuvres, Albert Gatez a offert à la ville de Virton, quelques sculptures qu’on peut admirer en divers endroits de la ville.  Artiste autodidacte, il est difficile de le cantonner à un style, à une discipline: Il a peint, il a sculpté, il a gravé, il a écrit des poèmes comme lui seul pouvait le faire. 

Il explore avec une certaine curiosité enfantine, il cherche avec amour et n’a pas la prétention d’affirmer qu’il a trouvé. Au contraire, ses oeuvres me semblent être incomplètes, volontairement non-finies. Au delà des apparences simples et faciles, naïves diront certains, se cache parfois avec humour, une complexité d’une grande lucidité. Ces oeuvres et poèmes sont autant de portes à ouvrir et de mondes à découvrir sans apriori. De rébus à résoudre, de petits labyrinthes à parcourir.

©Albert Gatez-collection jeannine Dumont

Dans ce livre sont repris des poèmes, des peintures, dessins, sculptures, et trois panneaux de bois. Le premier reprend des éléments géométriques: sphères, parallélépipèdes et le bois a la patine d’un meuble ancien. Le deuxième panneau est constitué de planches à l’état brut où ont été collés d’autres morceaux de bois et matériaux de récupération (un circuit électronique). L’artiste a mis en valeur les différents éléments en les peignant sauvagement, le troisième panneau est semblable à un tiroir qu’on vient d’ouvrir et dans lequel se trouve un ange jaune aux ailes ouvertes autour d’un corps et d’une tête aux formes simplifiés. Il pourrait s’agir d’un papillon.

©Albert Gatez-collection jeannine Dumont

Ces trois panneaux oscillent entre peintures et sculptures et ne sont pas vraiment des bas-reliefs. Elles sont abstraites mais rien n’interdit à l’esprit d’y reconnaître une figure, un sens. D’autres sculptures métalliques explorent l’espace à la manière d’une écriture ou d’une peinture et ressemblent aux girouettes posées sur les toits pour le vent ou semblent être des totems sculptés dans le bois, pétris dans la terre glaise.

Ces travaux-là sont plus clairement figuratifs mais là aussi se produit comme un retournement de situation. La référence n’est pas la réalité mais le produit d’une quête qui espère comprendre l’humain. Tout le travail d’Albert Gatez (même ses poèmes) provoquent des basculements intrigants de tons, de sens, de significations. 

Gatez s’interroge et nous interroge sur les pouvoirs enfuis et méconnus que portent ses oeuvres comme si soudainement elles surgissaient d’un magma ancien nous parlant de nos origines en tant qu’être humain. On imagine qu’elles sont peut-être un emblème et ont vocation à nous rassembler mais il manque toujours un élément, une certitude. Siège aux creux des poèmes et des oeuvres d’art de Gatez, un oubli. Volontaire ou accidentel, un point sur lequel il temps d’appuyer pour prendre en compte nos différences, nos singularités sans perdre de vue la cohérence originelle. Si tout nous différencie et nous sépare, il y a aussi matière à nous réunir. Cette matière est celle qui constitue le matériau essentiel du travail poétique de Gatez: matière humaine, imparfaite, faite de souvenirs, d’oublis, d’amour et de désamour, de passions et d’abandons, de désespoirs, de joie, de sérénité, d’humour, de doutes. Dans cette incertitude mise en évidence par Gatez réside une force neuve. 

« Le fort est celui qui affronte la vérité sans en exclure les hypothèses les plus accablantes. »  

« Des mots frêles, qui libèrent »P18

« Il faisait rouge sans toi
Comme soir de guerre
Nous que l’enfance n’adulte pas. »  P19

« La vérité est sinistre, les occupations de l’homme ne sont
Que déguisements qui travestissent en dérisoires victoires
L’inexorable défaite ». P22

Page 26, le poète résume:

« Il me reste le boire.
Boire la vie coquine et boire encore jusqu’à plus rien
Et puis boire la coquine.
Comme on boit un souffle.
C’est boire la vie. »

« Seuls ceux qui vont à l’extrémité d’eux-même peuvent muer. » 

et

« Autour de l’orgueil la déroute »

« J’aime que le ciel descende doucement. »

« Le hasard peut être vaincu par les mots et de la disponibilité »

« Unijambiste c’est une jambe en moins mais aussi une jambe en plus- facile n’est-ce pas? »

La poésie d’Albert Gatez ne se lit pas qu’au travers de ses mots, elle nous guide par delà ses peintures, au delà de ses sculptures. Ce livre lui rend un bel hommage. 

© Lieven Callant

Michel De Ghelderode, Sortilèges, L’imaginaire, Gallimard, 224 pages, 2008.

Une chronique de Lieven Callant

Michel De Ghelderode, Sortilèges, L’imaginaire, Gallimard, 224 pages, 2008.

12 contes curieux et sombres

Les contes réunis pour une première publication en 1947 aux Éditions A. Maréchal ont probablement été écrits entre 1919 et 1939. Chaque conte est une mécanique parfaitement ajustée, une mise en relation de mots savamment sélectionnés pour répondre à une logique intrinsèque à l’histoire et servir les thèmes de prédilection de l’auteur: la mort, la mort morale, la solitude voulue et recherchée pour se démarquer ou se protéger d’une société humaine trop normative, le temps comme expression passée de la vie, la vie sociale, mascarade consacrée aux mensonges, le rêve, nos rapports à la réalité, les frontières poreuses et floues du rêve fantastique.

Chaque récit est écrit à la première personne et cette utilisation du « Je » est un des artifices du spectacle au quel le lecteur est convié. On est tenté d’associer au narrateur, Michel De Ghelderode lui-même. Se dresse alors une sorte de portrait en douze nuances.

« Je devinai que cet homme empli de visions inexprimées était, comme je suis, un inadapté que l’existence ordinaire désenchantait et qui se mouvait dans un monde imaginaire. »

« Je ne fus bientôt plus que le quotidien passant, le petit personnage du tableau craquelé qu’était la plaine Saint-Jacques. Je ne résistais plus à la mystérieuse attraction. »

Les univers créés par Michel De Ghelderode sont donc régis par une mise en scène somptueuse, sombre sans être glauque, burlesque, grotesque peut-être mais sans jamais trahir la part profondément singulière des interrogations ou des inversions de situations. On invite le lecteur en toute discrétion à ne pas se fier à ce qu’on appelle « la réalité ». À comprendre qu’un mystère ne s’élucide pas forcément en faisant appel à la raison et qu’il vaut mieux laisser reposer les eaux tranquilles. Les titres attribués aux différents contes fonctionnent à la fois comme des avertissements, comme le parfait résumé, le coeur de l’énigme.

Les lieux, les différents décors où se déroulent les différents contes, excepté, « Un diable à Londres », dédié à Franz Hellens dépeignent une certaine Flandre des petites villes provinciales comme Gand, comme « Nazareth » du même nom que la ville de naissance du Christ. On reconnaît aussi Bruxelles ou Ostende, la ville d’Ensor.

Dans « Sortilège », nouvelle au centre du recueil, de multiples allusions sont faites à Ostende. Sans jamais la nommer explicitement, De Ghelderode fournit des indices réservées à ceux qui connaissent intimement la ville. Sa gare du bout du monde, le narrateur s’y arrête car il ne peut aller plus loin pour chasser son ennui et vaincre sa mélancolie. La mer met fin au trajet du train. Le centre de la ville est constamment menacé par les eaux parce qu’il est en dessous du niveau de la mer. Ce qui protège la ville de l’enfouissement c’est probablement un carnaval, une population qui s’enivre mais sauve de la mort par suicide un anonyme passant. La vie sociale, les carcans imposés aux vivants font qu’ils ont besoin de céder sous l’effervescence de carnavals. C’est naturellement ce qu’on peut aussi observer dans les tableaux de James Ensor. Pour se divertir, pour oublier et dépasser son sort, un grain de folie devient nécessaire. On aime porter des masques de morts, manger et boire à outrance, danser et faire la fête pour par exemple accueillir le fils de Dieu à Bruxelles. 

« La ville et son chargement de monstres descendraient lentement sous les eaux, en une universelle noyade des esprits et des sens, dans le plus absurde rêve ou le plus horripilant cauchemar. »

« Je n’étais plus un homme en fuite, j’étais un homme immobile, accoudé au parapet et contemplant les eaux fluant dans le chenal, sous la protection des glaives ardents que le phare tendait sur ma tête; un homme simplifié, purifié, qui venait de passer le seuil de l’infini, comme celui d’une cathédrale, et qui se penche sous les voûtes nocturnes. »

À l’instar d’autres écrivains ou artistes de l’époque, De Ghelderode est un flamand qui « a choisi » d’écrire en français. Cet entre-deux langues, entre-deux cultures semblent provoquer chez les auteurs belges du début du 20ème siècle comme un détachement serein, amusé mais aussi terriblement lucide, ce pseudo-déracinement culturel ne crée pas de blessure à proprement parlé, il est le lieu de la « Belgitude », lieu de contrastes, lieu où les incohérences adhèrent entre elles malgré elles.  

Michel De Ghelderode a en lui le pouvoir de créer des mondes parallèles, des univers en dessus ou en deçà de la réalité ordinaire. Les  spectacles offerts par De Ghelderode ressemblent à ceux que nous offrent d’autres artistes belges. Je pense à Breughel qui résume la chute d’Icare à un petit remous de vagues sur le point d’engloutir les deux petites jambes d’une poupée. Le peintre préfère montrer en avant plan un paysan flamand labourant la terre comme indifférent au drame qui se joue derrière lui. N’est-ce pas vouloir nous avertir sur l’absurde place que nous pensons occuper au centre de la création? La  vie ordinaire, la peine du paysan ne vaut-elle pas un tableau? Toute oeuvre humaine n’est-elle pas dérisoire?

Mais il y a aussi Jérome Bosch qui fait des enfers des jardins où les « monstruosités » se côtoient dans ce qu’appellent les biens pensants, le vice. La mort comme la vie n’est-elle pas une mascarade morale? Qui se sert de nous? De quoi devons-nous avoir le plus peur si ce n’est de nous-même? 

The Carrying of the Cross, Christ and St. Veronica- Jérôme Bosch

Dans « Le jardin malade» c’est sous la forme de journal que nous est conté l’histoire. Chaque jour, le mystère s’épaissit autour d’un jardin. Le type de jardin qu’aurait pu peindre Bosch. Un jardin malade d’une humanité affreuse, néfaste. Le conte se termine par la page du journal du 25 décembre, il a neigé.  

« Le jardin malade est mort – il est enlinceulé. Les souvenirs, qu’ils se dissolvent avec les cristaux du Ciel! Je dis adieu – Je jette les dernières goutes du vin sur la neige immémoriale… »

Et ces phrases ne nous mettent-elle pas au centre d’une oeuvre de Jules De Bruycker? Le conte « Un crépuscule » lui est dédicacé.

Autour du Gravensteen à Gand (1913), eau-forte, Jules De Bruycker

« Les nuages avaient pris relief et, en une frise sculpturale, figuraient une impitoyable bousculade de bestiaux ocres, bruns et bleuâtres, une silencieuse charge vers les barrières du couchant. »

« L’église disloquée se reconstituait géométriquement à l’ordre d’un invisible architecte, qui n’était autre que la lumière. »

Chez Renée Magritte, ou chez Marcel Broothaers créant le « département des aigles dans son musée d’art moderne, je retrouve également comme un écho des univers crées par Ghelderode.  Il y a un amour de la provocation mais aussi un désir profond de défendre tout ce qui sort de l’ordinaire. Il réclame le droit à être « autrement », à marcher en dehors des sentiers balisés. Mais il combat aussi l’aveuglement du public. La vie est un spectacle! On peut en rire, on se doit d’être libre de le faire.

Dans le premier conte, «  L’écrivain public », on lit avec délice l’étrange rapport au public que parvient à créer Michel De Ghelderode. Il n’hésite guère à se moquer de l’élite , de l’écrivain qu’il est lui-même.

« On ne calligraphie plus, on n’écrit plus qu’au moyen de machines ou d’instruments barbares; mieux: le dernier des imbéciles est lettré ou instruit, voire porteur de diplômes, bien que peu de gens sachent écrire ou lire ou parler avec un minimum de correction… »

« J’eusse aimé être Pilatus, dans un éternel silence: un homme oublié des hommes, qui sait écrire merveilleusement et qui n’écrit jamais, sachant que tout est vanité. »

Notons au passage que Pilatus n’est pas le préfet de Judée mais est un mannequin de cire qui représente le métier d’écrivain public au sein d’un musée vieilli, désuet et sans public. Un pied de nez de plus à la religion, à la morale chrétienne.

Dans « Le diable à Londres » le narrateur lance ceci:

« La vie des autres ne m’intéresse pas et je présume que la mienne ne doit intéresser personne. » C’est un peu De Ghelderode qui met en garde son lecteur. 

Comme ici à la presque fin du recueil «( …)vous ne m’êtes rien, lecteur; je crache hors de moi, cette histoire, pour me soulager, voilà! »

On lit plus loin : « je ne redoute pas les morts, pas tous les morts et comme me l’enseignait ma mère, je crois qu’il faut redouter tous les vivants… »

« Je rêve beaucoup. N’ai-je pas cultivé l’art de dormir éveillé, debout et les yeux ouverts, de sorte que je ne suis presque jamais de plain-pied dans la réalité?(…) Ceux qui m’ont connu savent que j’apprécie tout ce qui s’éclaire par le sourire de la Folie. » et il n’oublie pas d’écrire « On m’a trop menacé naguère, mes parents et les prêtres, et ma vie s’est édifiée sur la peur. » 

Rien dans ces contes ne nous permet d’établir une conclusion moralisante qui servirait d’exemple. Au rêve ne s’oppose pas la raison. À l’illusion, la lucidité. À la vie, la mort. Sont déjà morts sans s’en rendre compte ceux qui ont éteint en eux l’imagination. Ceux qui ont fermé la porte aux pouvoirs qu’elle concède à l’intelligence pour répondre aux défis qui nous sont posés quotidiennement. 

Aux spectacles qui nous sont offerts succède l’illusion de la vie telle qu’elle est vécue la plupart du temps. À la vie qui n’est qu’une formalité faites de contraintes sociales ou morales succède la mort. Un néant pour un autre? Non, les mots, les images chez Michel De Ghelderode interrogent la représentation, la réalité un peu à la manière de René Magritte qui précise en dessous d’une pipe peinte : « ceci n’est pas une pipe ». 

« Le normal a des limites, l’anormal n’en a pas. »
« Il ne s’agit pourtant que d’une réalité s’enchaînant à d’autres réalités; mais l’on n’ose concevoir quels aspects la réalité peut prendre. Qui la décrit ou la peint telle risque d’être réputé visionnaire sinon fou. »

L’humour, l’ironie, la dérision sont des voies de secours. Il faudrait ne jamais se prendre trop au sérieux. Dans « Le diable à Londres » on peut lire comme une provocation:

« Que le diable existe, je n’en doute pas: les éducateurs m’ont enfoncé cette croyance dans la tête et jusqu’à ce jour, aucun rationaliste n’est arrivé à me prouver que cette croyance, ou ce dogme, fût une fable pour enfants. Si je crois au diable? parbleu! Et de manière plus permanente qu’à Dieu et ses saints! » 

« J’accepte de tout supporter, au physique comme au métaphysique, toutes les turlupinations; oui, je supporterai tout de la part du diable, sauf qu’il me prêche, se mette à moraliser et me fourre dans les poches des petites bibles ou des brochures antialcooliques! …. »

« à part des affiches de music-hall, rien n’avait de signification diabolique. Au contraire, ce diable était le plus humain des hommes, collectionneur de reliures, amant des fleurs, ami des oiseaux . »

Dans « L’amateur de reliques », l’antiquaire est « l’ornement de cette sordide collection, le concierge de cette caverne de pilleurs d’épave » plus loin le narrateur s’exprime: « cet homme n’a pas de destinée! À l’image de sa marchandise désuète et sans signification, il se contente d’exister, légalement, et de n’attendre rien du tout. » C’est sans doute pour cette raison et parce que le boutiquier se moque de lui en disant « Monsieur est poète » que le narrateur décide de lui jouer un tour en disant qu’il est amateur de reliques. Cette farce aura une issue inattendue car « le hasard, dont on ne saurait jamais assez admirer les machinations m’apprit que l’aventure n’était pas près de banalement finir. » Dans ce passage on peut lire tout le bien que pense De Ghelderode du boutiquier ordinaire, du petit commerçant qu’attire l’occasion et peut importe laquelle de faire un bénéfice.

Dans « Rhotomago » le cinquième conte, on lit: « Pourtant, je concède que Rhotomago peut en connaître plus long que les hommes si rationnellement ignorants. » Rhotomago est un petit diable contenu en suspension dans un liquide dans un bocal qui peut selon qu’il monte ou descente prédire l’avenir. 

« Que m’importa jamais l’avenir, à moi qui ai le coeur sans désirs et qui sais à l’imitation de mon chat Mima, vivre intensément l’heure qui s’écoule au sablier, dans une quiétude parfaite! » Ce que veux pénétrer le narrateur c’est « le passé, le grand mystère du passé, l’impénétrable nuit du passé ». Non pas le passé immédiat, le nombre des jours vécus depuis ma naissance; je dis le passé antérieur à cette naissance, tous les passés qui forment le Passé depuis que j’existe, toutes les existences qui m’ont conduit à mon existence actuelle!»

Histoires singulières, personnages comme sortis d’un théâtre d’ombres et de lumière, mises en scène dignes d’un spectacle de carnaval, dérision, mise en garde, ces douze contes m’ont plongé dans les univers bien particuliers de quelques peintres et d’artistes belges d’époques différentes. Ils sont ces contes, les produits révoltés d’un visionnaire. La langue de Michel De Ghelderode est subtile, audacieuse et merveilleuse. La vision qu’elle offre est kaléidoscopique: on en croit pas son âme.   

« Seul, un poing surnaturel avait pu frapper l’heure d’or, sur le gouffre du Temps. (…) L’église disloquée se reconstituait géométriquement à l’ordre d’un invisible architecte qui n’était autre que la lumière. »


© Lieven Callant

Éric Dubois, Paris est une histoire d’amour, suivi de Le complexe de l’écrivain, éditions Unicités, 55 pages, 2022, 13€

Une chronique de Lieven Callant

Éric Dubois, Paris est une histoire d’amour, suivi de Le complexe de l’écrivain, éditions Unicités, 55 pages, 2022, 13€


Eric Dubois nous propose deux récits où l’on appréciera la limpidité lucide de son style, sa franchise, son humour et le désir de laisser le lecteur libre de voyager dans des lectures à plusieurs niveaux. 

Le premier récit est celui d’une rencontre entre un homme d’une cinquantaine d’années, le narrateur et d’une jeune étudiante à la terrasse d’un café. « Oser, c’est l’histoire de toute ma vie » glisse le narrateur dans son auto-portrait où il se demande dès les premières pages, s’il doit  « surjouer son personnage ». 

Il tombe amoureux même si cela lui apparaît être une « lubie ». La jeune femme lui a à peine adressé la parole, il ne connait d’abord que son prénom qui résonne comme celui de la traductrice Jesenská qui échangea avec Kafka des lettres passionnées : Milena. 

Le narrateur pourrait étrangement correspondre à Éric Dubois lui-même. L’auteur devient alors le personnage de ses histoires car la vie, la vraie est une histoire d’amour. Ce qui traverse ce premier récit et d’une manière plus générale l’écriture d’Éric Dubois est une force impalpable, une obsession fuyante qui ressemble au sentiment amoureux. 

« Je bous intérieurement, j’écris quelques mots, sur la nappe en papier, qui recouvre la grande table inutile de mon salon, des mots de colère et de désoeuvrement »P23

« On peut se perdre dans l’anonymat dans une ville tellement grande que ses tentacules peuvent vous étouffer et vous laisser mourrir dans une chambre de bonne ou sous des cartons, sur l’asphalte, dans la rue, invisibles. »P24

Pour ne pas sombrer le narrateur veut croire au destin d’une rencontre, veut croire à l’amour, à la folie du sentiment amoureux. L’auteur, succombe au désir d’écrire une histoire d’amour, amour d’écrire, amour des mots et de la phrase se superposant à l’autre. Cela répond à mon sens à cette question de la page 27: « Comment vivre avec une obsession? Comment vivre malgré elle? » 

Il faut dire aussi que le narrateur ne se reconnaît pas dans les gens de son âge « les cacagénaires » et se voit comme un « voyageur des âmes et des coeurs ». Pour l’ami et conseil, le narrateur « traverse une zone de turbulences, peut-être une dépression ». Il faudrait «ne retenir de la vie que l’ennui ». Alors que le narrateur et peut-être l’auteur cherche « à travers le miroir, l’autre, un autre que moi dans l’intensité lumineuse ». 

Le premier récit se termine en soulevant plus de questions qu’il ne donne de réponses et c’est bien là le grand art d’Éric Dubois: suggérer, lumineusement, instaurer un questionnement en profondeur sans faire peser la moindre lourdeur ni imposer de jugement arbitraire. Le récit se termine en laissant toutes les portes ouvertes même celles qu’on aurait pu croire fermées dès le départ. N’est-ce point là, un des principes majeur de l’art de la nouvelle? Un fin inattendue qui ne fait figure de fin que pour certains esprits. 

« Le complexe de l’écrivain » suit les pistes lancées dans le premier récit mais sous des angles totalement différents. Le complexe est plus qu’un synonyme du mot « obsession » qui revient plusieurs fois dans la première partie du livre. On peut l’interpréter comme une volonté de l’auteur, un désir de ne pas simplifier les choses si ce n’est en apparence. On devine que chaque écrivain est en proie à des peurs, à des doutes. « La page blanche », la popularité, la lisibilité, l’accessibilité de l’oeuvre, les enjeux commerciaux, « l’air du temps ». Éric Dubois s’intéresse à ses sujets mais les porte aussi en dérision avec un humour subtil et dénué de rancoeur. L’écriture d’ Éric Dubois est une écriture poétique avant tout. Ses grandes qualités sont une limpidité déconcertante, une approche du quotidien, de l’ordinaire pur et beau, sans fioritures inutiles. Il est de ces auteurs qui résument la vie entière en quelques mots, en quelques phrases. Son monde est à portée de main et bien souvent à portée d’âme. 

©Lieven Callant

Barbara Auzou, Francine Hamelin, L’envolée mandarine, 5 sens éditions, Suisse, octobre 2022, 97 pages, 24€/28 CHF

Une chronique de Lieven Callant

Barbara Auzou, Francine Hamelin, L’envolée mandarine, 5 sens éditions, Suisse, octobre 2022, 97 pages, 24€/28 CHF

Sculpture et Poésie


L’explication du titre nous est probablement révélée par la sculpture en couverture et le poème de la page 61. Un oiseau s’envole, emporte avec lui des « odeurs de terre » « des odeurs d’agrumes » et il est question de « l’orange bleue des promesses » faisant ainsi une allusion directe comme le soulève dans sa préface, Jeanne Champel Grenier à « la terre est bleue comme une orange» de Paul Éluard.

Curieusement mon esprit n’a pas fait que songer au fruit, à sa pulpe lumineuse et à sa couleur juteuse. « Mandarine » pour moi faisait référence au mandarin, la langue et par extension à tout ce qui se rapporte à la Chine dans ce qu’elle a de plus érudit. 

Lorsque Francine Hamelin évoque sa passion pour la sculpture, elle parle d’« entrer dans le rêve des pierres » et de « voir émerger/ sous ses doigts/ les esprits fluides de la matières vivante/ et dure et douce/ et si pleine de lumière/ le temps d’un autre temps/ entrer dans le rêve des pierres. » 

Comment ne pas songer aux jades translucides de la Chine ancienne où le travail de l’artiste se « limitait » à faire émerger de la pierre le monde qu’elle contenait en elle? Au fil des millénaires, les lettrés n’ont cessé de révéler les valeurs symboliques à la fois spirituelles et philosophiques contenues dans les pierres si savamment sculptées. On attribuait à la pierre des qualités thérapeutiques.

L’accord entre la sculptrice et la poète s’inscrit donc à mes yeux dans une longue tradition qui consiste à dévoiler l’univers, le monde, ciel et terre contenu dans la pierre. Certes, Francine Hamelin ne sculpte pas le jade mais l’albâtre. Elle donne à cette matière minérale une opalescence d’agrume, une chair et inscrit son geste par le choix de ce matériau dans une tradition et une esthétique sans doute plus occidentale qu’orientale. Subsiste pourtant au gré des sculptures, des valeurs ancestrales et humaines qui guérissent et l’âme et le corps en tissant des liens magiques, une forme d’appartenance à l’univers.

Je pense immanquablement aussi à Roger Caillois qui voyait dans les structures complexes des minéraux une ressemblance d’avec les structures de l’imaginaire humain. Le texte d’Auzou regorge d’allusions. Si l’on y songe les strates géologiques se lisent comme des livres, chaque couche correspond à un chapitre qui nous révèle une des histoire de notre planète, son évolution. Apparitions et disparitions de la vie. Fossilisations. « L’archipel des Îles-de-la-Madeleine est sur le site d’une mer datant de l’époque où les continents étaient réunis (pangée). » nous apprend la Wikipédia, la géologie particulière de la région a donné naissance à cet albâtre si particulier qui a séduit l’artiste.

La poésie de Barbara Auzou demeure pour moi hautement énigmatique, intensément féminine et essentiellement tournée vers le déchiffrement d’un soi profond. L’existence s’interroge dans un rapport aux éléments naturels: vent, marée, lumière. On le comprend assez vite, le texte n’explique pas l’oeuvre sculptée mais instaure une dynamique forte et intime qui invite le spectateur-lecteur à chercher ses propres repères, à s’éloigner d’une vision pré-incarnée où l’oeuvre artistique sert d’illustration au poème, où le poème sert de légende à l’oeuvre artistique. Les deux oeuvres vivent leurs vies l’une à côté de l’autre, interfèrent sans renier leurs spécificités. Sans donner d’explications à leurs mystères. 

Interpréter une sculpture, son matériau et à travers lui, lire en lui ce que l’artiste a vu et a été en mesure de nous transmettre ne peut se limiter à une simple traduction d’un langage ou d’une histoire. Quelque chose nous échappe toujours. C’est pour moi, le plus important des messages de ce livre. 

L’altérité, même l’amitié la plus profonde, l’amour le plus passionné ne peuvent la dissoudre. L’autre garde sa magie indicible qu’il faut respecter.

Ce livre est donc le fruit d’une belle collaboration entre deux femmes, deux artistes. Un échange se produit, un partage de qualités, de sensibilités se laisse découvrir au fil des pages. L’écrit se sculpte, la sculpture se déchiffre. L’une et l’autre se lient au delà des distances temporelles et matérielles pour donner naissance à une sorte de magie prodigieuse.  

© Lieven Callant


Pour rappel, Barbara Auzou a publié un livre chez Traversées.

Claude Minière, L’année 2.0, Tinbad-poésie, 92 pages, octobre 2022, 15€, ISBN 979-10-96415-50-2

Une chronique de Lieven Callant

Claude Minière, L’année 2.0, Tinbad-poésie, 92 pages, octobre 2022, 15€, ISBN 979-10-96415-50-2

« Durant l’année 2.0, j’ai étudié l’histoire de la Mésopotamie, j’ai médité le combat du « Zéro » et j’ai passé des heures dans le jardin public où les enfants s’étonnent des statues.

Puis je suis revenu à la civilisation. J’ai pensé à Orphée. » 

Qui pourrait mieux résumer ce livre si ce n’est l’auteur lui-même? Tout semble admirablement repris par cet avant-propos pourtant on s’en doute, cela ne suffit pas car ce n’est pas seulement pour ce qu’il énonce, raconte clairement qu’on appréciera ce livre, c’est surtout pour tout ce qu’il suggère. La poésie trouve sa place dans l’écart entre ce qu’on dit, ce qu’on écrit et ce qu’on tait soigneusement, ce qu’on propose et évoque sans jamais le dire vraiment.  

Le titre, année 2.0 me fait penser à un recommencement, un parachèvement du temps qui dans sa version première comprenait trop de « bugs », d’erreurs qu’évidemment on pense désormais avoir pu effacer avant de se rendre compte que d’autres erreurs surgiront forcément. Mais le temps n’est pas un programme informatique même si on peut l’écrire, le décrire et en faire la raison de poèmes ou créer un langage qui lui est propre.

Si je retire le point, je lis l’année 20 et je songe aux folles années du début d’un siècle, le vingtième où justement un poète a décidé de supprimer toute ponctuation de ses poèmes. Quelle déroute pour ses lecteurs!

Je préfère ne pas songer aux 20 années du début du vingt et unième siècle. Car elles m’ont fait vieillir et 2020 ne fut guère une année de réjouissance à cause d’une épidémie mondiale. Un signe que certains ont pu interpréter comme un ultime avertissement de la planète que nous habitons. Il n’est peut-être pas trop tard pour reconsidérer notre place, nos rôles au sein des dérèglements que nous lui imposons. 

Ce recueil comporte quatre parties: 

  1. Mésopotamie
  2. Calendrier
  3. Torso
  4. Penser à Orphée.


Dès les premières lignes, il est question de « entre-deux » de « mezza voce » et tout le restant du texte est un appel à d’autres textes. Un mot est posé afin qu’il en évoque un autre. Roland Barthes a écrit :

« Tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. […] L’intertexte est un champ général de formules anonymes, dont l’origine est rarement repérable, de citations inconscientes ou automatiques, données sans guillemets. » 

La poésie de Claude Minière dans ce recueil se love dans l’écart, dans un tissus d’allusions qui invite le lecteur à chercher, à douter, à se recueillir et finalement à comprendre que la poésie réside dans ce lieu, cet espace extensible qui nous pousse à comprendre, à établir les plus étranges ou les plus communes corrélations. Assemblages de sons, de mots qui se ressemblent à s’y méprendre mais sont pourtant sensiblement différents. La poésie est une expérience avant tout personnelle, intime. Sa forme superflue? Non bien sûr.

La Mésopotamie est probablement le lieu de naissance de l’écriture. Nourriture première de ce livre, lieu entre deux fleuves, lieu entre deux voix.

« Ils écrivaient avec des clous 
avec l’écrit ils fermaient le cercueil »

Si les « clous » sont les premiers signes de l’écriture, ne dit-on pas d’une chose de peu de valeur qu’elle ne vaut pas un clou. Paradoxalement, le clou du spectacle en est aussi le point culminant. À mi-chemin de la fin et donc du début. Claude Minière s’amuse.

« Entre deux eaux entre deux fleuves nous avançons
pierre et sable, les roseaux

le temps coule
coups de poinçons dans l’argile, nous racontons

à l’est et à l’ouest
à droite et à gauche 
mezza voce »

L’étude de la Mésopotamie amène le poète, le lecteur à voyager dans le temps. Au gré d’allusions diverses, de jeux avec les mots, nous effleurons l’Histoire. Petites histoires de peuples, d’hommes, de femmes. Petites histoires de vies et de morts. Petites histoires de mots, de récits, d’appréhensions différentes du monde.

« Je suis dans la chambre
Les dieux tamisent
les fleuves murmurent la vie

le pont 
s’il en est
les chercheurs tentent de faire le pont
entre les civilisations.

Que faire des morts? »

« Les exils et les esclavages

les victoires font l’histoire

les naissances les bornées

des populations entières disséminées
traversent mon cerveau »

Claude Minière lance des bombes de graines, à chaque phrase, de potentielles idées vont germer dans l’esprit du lecteur. La poésie n’est pas prévisible nous dit le poète. on ne la voit qu’après rajoute-t-il pour bouleverser le sens.

Le scribe disait si

ça ne tient pas debout peut-être ça tiendra

couché.

Dans la deuxième partie, Calendrier resurgit la numérotation des poèmes  de 1 à 21 mais c’est « zéro » qu’on interroge. 

4- Le temps cavale

le zéro désarçonne

à partir de lui tous les chiffres
tous les nombres négatif positif

zéro, allez voir

10 -Je suis dans le zéro entre hier et demain

à l’instant entre deux versants

je vous tiens par la main

Plus encore que dans la première partie, Claude Minière opère sans cesse des basculements de sens, des allez-retour entre rires, jeux, amusement et interrogations sévères, réalistes, lucides. Ici le 14 fait-il allusion à la guerre de 1914?

14- Les héros morts retrouvent le zéro

à la pliure du livre, à son dos

l’Univers n’a ni commencement ni fin? 

Je peux déduire de cette partie que l’écriture, l’impression d’un signe aujourd’hui sur un écran ou une feuille de papier, hier sur l’argile ne se réduit jamais à rien, à nullité même si l’on part de rien, qu’on compte (conte) à partir du zéro (néant / n’ayant rien). Il faudrait reconnaitre en ce signe, cette trace, un effort de mémoire, une volonté d’arrêter l’envolée du temps.

Pour éviter la confusion, le titre « torso » est utilisé pour signifier qu’il s’agit bien du torse humain et donc du corps ou de sa représentation en sculptures dans un jardin public. Pourtant l’auteur ne peut s’empêcher de jouer sur les mots. Torse adjectif ou torse substantif.

Ni antique ni moderne le torse est tordu
comme il s’arrache tout droit à l’obscurité

et s’impose dans l’éternité au-dessus du vide
avec ses ailes invisibles très blanches

Les épaules issues des nuages
ou des eaux comme soudain le rivage
le visage souriant de l’écume humée

Ils ont choisi le torse parce qu’il tire le corps vers le haut

La torsion de la pensée
comme papier dans le feu

Les torses au long de l’allée forment un choeur
de voix silencieuses telles des fleurs
épanouies

De bonnes heure et de dos les ombres
ressemblent aux pommiers tors de Rimbaud

Ces quelques phrases témoignent une fois encore qu’au-delà des apparences, au-delà de ce qui est énoncé par l’auteur c’est l’évocation qui prime. On ne regarde pas simplement les torses, on contemple des oeuvres et à travers elles l’histoire, l’évolution du regard, de la critique. Dans ce livre, il est plusieurs fois fait allusion au poète Rimbaud. (Voyelles, L’Éternité, Saison en enfer, Illuminations)

Orphée charmant les bêtes sauvages avec sa lyresarcophage du iiie siècle av. J.-C., musée archéologique de Thessalonique (Inv. 1246).

Pour clore ce recueil mais aussi en illustration sur la couverture: Orphée. Orphée se servant de sa lyre pour charmer les bêtes sauvages. Penser à Orphée, ce n’est pas seulement songer au héros de la mythologie grecque, à ce qu’il a pu symboliser pour certains poètes et artistes du 20ème siècle. C’est aussi une manière de penser à la mort, à l’entre-deux monde, au domaine du rêve qui cruellement s’oppose à celui de la vie éveillée, à ce qui nous éloigne insidieusement de ceux que nous avons aimés et qui ne sont plus de ce monde.

Disons dans les Enfers je vais chercher

des jours heureux l’éclat entrevu

et le ramène vers la page

avant qu’il ne glisse 

et n’en reste plus que l’écho révolu

sous de nouvelles métamorphoses.

Disons, je renoue avec mes Eurydice

Perdre et reperdre ce qu’on a de plus cher
est-ce là
l’explication de la Terre?

Nous sommes descendus en Enfer, une saison.

Nous en sommes sortis revenus — et après?

Et avant?

On peut aussi se demander avec le sourire si ce ne sont pas nous, les lecteurs simples mortels, qui sommes les bêtes sauvages qu’inlassablement le poète tente de charmer?

Le livre se termine comme par magie sur ce vers :

Je m’éteindrai comme une bougie

Il suffira qu’un Ange souffle.

La boucle est bouclée. Pourtant le lecteur reste comme suspendu dans l’air, ou aux lèvres du conteur et continue d’être l’heureux voyageur de tant d’univers se superposant comme un mille-feuille ou au contraire se mélangeant et se bousculant.

© Lieven Callant