Santiago MONTOBBIO – Ospedale degli Innocenti – Edizioni Joker, 2022 – 16.00€

Une chronique de Jean-Luc Breton

Santiago MONTOBBIO – Ospedale degli Innocenti – Edizioni Joker, 2022 – 16.00€


L’éditeur Joker, dans sa collection de poésie « Parole del mondo », vient de publier en volume bilingue espagnol-italien le premier recueil de Santiago Montobbio, « Hospital de inocentes », paru initialement en 1989. Ce recueil, qui contient des poèmes écrits entre 1985 et 1987, c’est-à-dire lorsque l’auteur avait entre 19 et 21 ans, a eu pour moi, comme pour bien d’autres lecteurs et des plus reconnus, l’effet d’une bombe dans le paysage littéraire, d’une synthèse impeccablement trouvée entre le classicisme d’une culture millénaire et la modernité de l’époque, sous le signe de la fragmentation, de la mise en scène et du rythme. Relire « Hospital de Inocentes » aujourd’hui est donc un grand plaisir, car les textes d’il y a trente-cinq ans sont encore pleinement percutants. 

La traductrice du recueil, Monica Liberatore, voit dans cet « hôpital des innocents » une prison, et elle n’a évidemment pas tort, « parce que l’injuste / prison de nos jours pourrit / la petite chair des rêves », parce que vivre, et vivre conscient, signifie forcément ne songer qu’à l’évasion. J’y mets, pour ma part, un orphelinat, un de ces lieux ambigus d’abandon et de trouvaille de soi (« Je sais bien que la douleur / tient dans un verre, mais je ne sais pas quand on en a fini ; ce sera, peut-être, la semaine prochaine, dans deux jours, / ou même plus tôt »). Ce que l’hôpital, l’orphelinat et la prison ont en commun importe davantage : ce sont des lieux collectifs de rétention, à l’image du monde, dans lesquels « il doit me rester une manière / de me faire du mal, jusqu’à la fin et dans la nuit, / une manière de viser au plus juste / la ruine et la poursuite de moi / à travers l’épuisante et très étrange partie de chasse / où je suis l’arme et aussi la proie », c’est-à-dire un moyen d’affirmer un « je » tonitruant. 

Monica Liberatore rappelle dans sa postface que « dans ce livre, […] le pessimisme [est] la seule forme possible de santé », elle évoque aussi le nihilisme de l’auteur. Mais elle remarque également son art des ruptures et son ironie, et cela nuance son jugement catégorique. Le pessimisme, le désespoir, affleurent partout, mais il s’agit souvent d’un jeu, ou d’une pose, parce que la vie grouille dans ce recueil et que Montobbio y exprime presque à chaque page une foi solidement chevillée à son corps en l’omniprésence de la poésie et dans son pouvoir transformateur pour « passer du silence à l’oubli », « me fabriquer tous les jours / de biens improbables ruses qui m’aident / à feindre encore demain que je suis en vie ». 

Il me semble que « Hospital de Inocentes » contient trois types de poèmes, des textes de l’enfermement dans un quotidien fait d’objets et de personnes anonymes, d’où un « je » cherche à s’extraire et exister, des poèmes, souvent courts, que j’appellerais volontiers métaphysiques, où l’absurde de la condition humaine réclame à grands cris un sens, et puis, en dernier lieu, les poèmes plus longs, particulièrement ceux de la section « Dramatis personae », où le poète emprunte différents masques et se met en scène, où il se refait les films de l’enfance et de la jeunesse, avec l’ironie que signale Monica Liberatore. 

La traductrice a bien saisi ces différents mouvements et son italien se modifie pour passer d’un type de poèmes à l’autre : conversationnel dans les poèmes de l’enfermement, il se fait pointilliste et percutant dans les textes métaphysiques, avant de se libérer, rythmé, assonancé, dans les poèmes du théâtre. « Ospedale degli Innocenti » se révèle de ce fait être un recueil à la fois fidèle au talent stylistique de Montobbio et nécessaire en ce qu’il rend ce talent accessible à un nouveau public. 

© Jean-Luc Breton

Santiago Montobbio, De Infinito Amor vol.II, Editions Los Libros de la Frontera, 2021, 23€

Une chronique de Jean-Luc Breton

Santiago Montobbio, De Infinito Amor vol.II, Editions Los Libros de la Frontera, 2021, 23€


Le dernier recueil de poèmes de Santiago Montobbio, « De infinito amor » correspondait aux premiers mois (mars et avril 2020) de confinement en Espagne. Le deuxième volume, publié fin décembre 2021, couvre les mois de mai à juillet, jusqu’à ce que le poète ait la possibilité de quitter Barcelone, où il vit et était confiné, pour se rendre au bord de la mer. 

La césure entre les deux volumes se comprend parfaitement à la lecture. Les multiples notations du quotidien, qui avaient occupé beaucoup d’espace et de conscience au début du confinement, s’atténuent ici jusqu’à parfois disparaître. Le bruit du jeu des enfants de l’appartement du dessus, qui rythmait le premier volume, n’est plus mentionné, la consommation de café n’a plus besoin d’être évoquée et les orchidées en pot meurent très vite au début du second recueil. A l’inverse, ce qui augmente et occupe une grande partie de l’espace du livre, pour le plus grand plaisir du lecteur, ce sont les notes de lecture de Santiago Montobbio, déjà nombreuses dans le premier tome, qui ouvrent une série de fenêtres sur l’ailleurs et jalonnent un grand nombre de pistes pour comprendre et approfondir la pensée et les sentiments d’un poète érudit et d’un honnête homme du début du vingt-et-unième siècle. On a l’impression de parcourir les rayons d’une bibliothèque personnelle, ce qu’on adore faire chez ses amis, parce que cela nous révèle tant sur eux et sur nos points et amours communs. 

En matière de bibliothèque personnelle, celle de Santiago Montobbio est impressionnante et ses désirs de lecture pendant ce printemps de claustration, puisque le poète en a le temps et les ressources, sont un vrai voyage. Il s’agit parfois d’un butinage littéraire, mais les visites peuvent être parfois très approfondies : poètes espagnols ou hispano-américains, bien sûr, mais aussi prosateurs du 19ème et du 20ème siècles, poètes portugais ou italiens, français ou catalans, en traduction ou, le plus souvent, en langue originale. 

Evidemment, il y a pour le lecteur le plaisir de la reconnaissance, mais il y a aussi de nombreuses découvertes, qui toutes aident à mieux comprendre ce que ce sont la lecture et l’écriture pour un grand lecteur et poète d’aujourd’hui. Souvent, Santiago Montobbio suit le fil depuis l’achat du livre, ses lectures passées, l’endroit même où il va le chercher dans son appartement, la lecture au hasard d’une préface, d’un poème, d’une table des matières, puis la plongée nouvelle dans un univers qui peut, pendant deux jours ou pendant toute la vie, illuminer nos heures et les rendre plus intenses, puisque, comme nous le disait Montobbio dans le premier volume, ce qui compte, c’est « ce qui se passe à l’intérieur, qui est là où, en vérité, tout se passe ». 

Prenons un exemple. Lors d’une lecture d’Azorín sur « Don Quichotte », se pose la question de quelle auberge de campagne est celle où s’arrête plusieurs fois le chevalier à la Triste Figure. Plusieurs particuliers revendiquent que leur maison est la seule et unique auberge de Puerto Lápice, impliquant par cela que Cervantés l’a vue et choisie, ce dont, évidemment, on n’a aucune preuve. La recherche de la vraie auberge de Puerto Lápice devient le sujet d’une enquête vaine, qui fait oublier que la seule authentique auberge de Puerto Lápice est celle que la fiction fait exister. Santiago Montobbio conclut par ces mots : « elle existe à l’intérieur de nous et nous accompagne. Borges dit dans une belle formulation qu’il croit plus en son existence que dans celle de bien des personnes réelles. Je crois qu’il en est ainsi. » L’invocation de Borges n’est évidemment pas fortuite : il y a une réalité dans la littérature qui la rend plus réelle que la vie elle-même, et c’est de ce paradoxe que naissent sa beauté et sa nécessité. Et c’est aussi en cela que la littérature est affaire de liberté : chaque lecteur invente sa propre auberge de Puerto Lápice, et chacune est évidemment la vraie. 

Santiago Montobbio écrit aussi « Il vaut mieux ne pas expliquer, ne pas déchirer le voile de mystère du mot ». Lire, c’est donc accepter d’entrer chez quelqu’un, de regarder son intimité, mais sans avoir le droit de fouiller dans les tiroirs et d’ouvrir les enveloppes. Jeune poète, Montobbio disait déjà « Il faut être / complètement idiot pour penser / qu’on étudie – ou encore plus grave qu’on enseigne – la littérature ». On pourrait penser qu’on se trouve ici face à une contradiction : le poète tient, comme il l’écrit, un « grand journal intime » de ses lectures mais proscrit le commentaire des livres. Et la force du présent volume est tout entière dans le fait qu’il n’y a nullement contradiction : Santiago Montobbio parvient avec un art impressionnant à ne pas commenter, dans le sens scolaire du terme, les auteurs dont il parle, mais à évoquer à leur propos comment lui, Santiago Montobbio, poète barcelonais confiné à telle date de l’année 2020, reçoit les images et les propos d’écrivains d’autres siècles ou d’autres cultures et quel écho ils trouvent dans sa conscience. Il emploie à l’égard de ces messages le terme de « lettres », dans le sens où la littérature, les lettres, sont bien des courriers adressés par un auteur à des lecteurs, inconnus de lui certes, mais qui les recevront à travers le temps et l’espace. 

Le prix à payer pour une telle démonstration de confiance et d’amour est d’une certaine manière l’évaporation de la poésie. L’immense majorité des textes ici réunis sont en prose. C’est peut-être que, dans une période aussi hors du temps et de la vie qu’un confinement, témoigner de la persistance du signe littéraire est plus important que rajouter des signes aux signes et des images à des images. Un aphorisme de Joseph Joubert, que Santiago Montobbio cite dans un poème, éclaire d’ailleurs bien ce cheminement : « Vous allez à la vérité par la poésie, et j’arrive à la poésie par la vérité ». 

© Jean-Luc Breton

Santiago Montobbio, De Infinito Amor, Edition Los Libros de la Frontera, Collection El Bardo, 2021, 38€. 

Une chronique de jean-Luc Breton

Santiago Montobbio, De Infinito Amor, Edition Los Libros de la Frontera, Collection El Bardo, 2021, 38€. 


Ses lecteurs savent à quel point Santiago Montobbio est barcelonais, à quel point sa poésie est imprégnée de l’atmosphère de sa ville, même si l’auteur parvient toujours, et splendidement, à échapper au genre du guide touristique pour nous livrer des impressions de vie. C’est aussi ce qui se produit dans son dernier recueil, De Infinito Amor, mais il s’agit d’une « Barcelone fantomatique », aux rues dépeuplées, celle du confinement strict des mois de mars et avril 2020. L’univers des impressions se réduit à un appartement, à quelques meubles, surtout une armoire qui reflète dans ses glaces la végétation de la cour, des balcons, un arbre qui donne vie et couleur à tout un ensemble d’appartements dans lesquels on observe la vie des autres, comme le personnage du Fenêtre sur cour de Hitchcock, lui aussi confiné et condamné à un type de voyeurisme. 

Il fallait bien donner le sentiment que vivre confiné implique d’une certaine façon qu’on tourne en rond, qu’on répète et qu’on ressasse, mais évidemment, cela n’intéresse personne. Santiago Montobbio nous le dit dès la troisième page : ce qui compte, c’est « ce qui se passe aussi à l’intérieur, qui est là où, en vérité, tout se passe ». Ou plutôt, le poète rejette la dichotomie intérieur/extérieur, et par exemple la croissance de l’arbre dans la cour, qui lui apporte chaque jour de la joie et de la liberté (« plus de feuilles, plus d’arbre »), témoigne du fait fondamental que, dans le contexte mortifère de la pandémie, la vie s’impose « parfaite et impossible à refuser ». Le platane de la cour se fait la référence à laquelle on se doit de revenir sans cesse, un peu comme le chêne d’Orlando chez Virginia Woolf, à la fois dans sa présence physique et dans sa fonction littéraire de source des métaphores. 

Il y en a d’autres, évidemment, la pluie, qui semble avoir été fréquente pendant la période, une orchidée en pot, des oiseaux, moins effarouchés ou qu’on remarque davantage, les pas des enfants à l’étage au-dessus. Le poète vivant avec une mère âgée, inévitablement, la télévision et les journaux s’immiscent dans son quotidien, sous forme de bribes, comme l’article sur le rôle de « moteur de création » (gasolina creativa) du confinement pour les écrivains, accueilli d’un péremptoire et rassurant « Je ne lis pas l’article ». A la niaiserie de la question, une seule réponse est en effet possible, et Santiago Montobbio la donne par anticipation dès la première page, « le danger est nouveau, sauf que c’est le même ». 

Et les solutions sont aussi nouvelles, sauf que ce sont les mêmes. Et, comme le dit Camus, cité dans le recueil, pour un écrivain, elles sont forcément dans la langue. Santiago Montobbio rappelle à plusieurs reprises le premier vers de son poème de 1989 Hôpital des innocents : « La page blanche n’est jamais seulement la page blanche ». Il y a toujours déjà du texte, comme l’individu confiné est forcément toujours l’être qui était là avant le confinement, « sentinelle » nourrie d’images et de mots. 

« Nous avons les mots, j’ai les miens et aussi ceux des autres », nous dit le poète, et De infinito amor en est la preuve pour ainsi dire en action. Le passionné de littérature qu’est Santiago Montobbio lit beaucoup pendant son confinement, surtout des poètes, et on est fasciné de le voir citer et commenter ses lectures, et les faire siennes au point que les termes de l’un ou de l’autre écrivain trouvent naturellement leur chemin dans sa conscience jusqu’à la page blanche du poème suivant, où il utilise les mêmes mots, les mêmes expressions, devenus siens, enrichis du sens donné par d’autres, dans un vrai palimpseste. L’exemple le plus caricatural mais le plus parlant en est la série de poèmes à propos des retransmissions à la télévision des messes des Rameaux et de Pâques depuis Saint-Pierre de Rome, où le discours du pape François en italien et en latin s’inscrit dans l’esprit du poète dans un mélange de ces deux langues et d’espagnol, avec notamment des formulations latines approximatives qui non seulement n’entravent pas la compréhension mais surtout mettent en évidence que ce qui importe au récepteur d’un discours n’est pas sa correction formelle mais le sens qu’il lui donne. « Les langues, les rencontres, les imbrications de la vie en elles […] unies de manière spontanée et naturelle […] vivent ensemble en moi et elles le font aussi dans le texte que j’écris », dit Montobbio par ailleurs.

« Les mots sont des racines », nous dit-il aussi, et ces racines donnent des arbres, vibrants et beaux comme le platane de la cour, et qui vivront bien plus longtemps que n’importe quel humain. Et c’est au fond le seul message vrai que le poète puisse envoyer à ses lecteurs dans une période d’angoisse et de mort, « reprendre la vie là où nous l’avons laissée », comme, dans nos lectures, on marque la page où l’on s’interrompt pour recommencer un peu plus tard au même endroit. 

© Jean-Luc Breton

Santiago Montobbio, Vuelta a Roma, Editions Los Libros de la Frontera, collection El Bardo, 2020, 28€.

Chronique de Jean-Luc Breton

Santiago Montobbio, Vuelta a Roma, Editions Los Libros de la Frontera, collection El Bardo, 2020, 28€. 

Le voyage du poète espagnol Santiago Montobbio à Rome en 2017 lui avait permis, dans son livre Poesía en Roma, d’explorer, avec une joie nouvelle dans son œuvre, les racines de la culture européenne, les ruines de la Rome antique, les artistes qui ont vécu dans la ville, les traces de leur passage et de leur création. Ce qui nous fascinait dans ce recueil était l’expérience du lien que Montobbio tressait entre nos images ou nos souvenirs de Rome et notre être d’aujourd’hui, dévoilant l’oublié ou l’inconnu pour enrichir le familier. 

En 2019, Santiago Montobbio retourne à Rome, et, évidemment, son regard est différent. Si l’éblouissement est toujours là, si le poète nous fait lire à chaque page, dans presque tous les poèmes de son nouveau recueil, le bonheur d’arpenter les rues de Rome, de retourner dans les cafés, les restaurants, sur les places, s’il note les marques du passage du temps, le fait qu’il s’agit d’une seconde visite opère nécessairement un déplacement. Ce déplacement est à la fois question et crainte de la réponse : qu’est-ce qui différencie le voyageur qui ressent avec gourmandise et passion les impressions de la ville qu’il visite d’un banal touriste ? en quoi un séjour de quelques jours à Rome, aussi introspectif soit-il, peut-il transformer le visiteur de voyeur en être libre comme un ange ou un oiseau, deux types de créatures ailées très présents dans le recueil ? 

La réponse de Montobbio est diverse. Il dit par exemple « Je ne […] photographie pas / comme un touriste. Je le fais / avec respect et tendresse », mais cela ne nous convainc pas vraiment. Il retrouve sans cesse des impressions anciennes mêlées aux impressions nouvelles, qui évoquent d’autres lieux, d’autres pays, et souvent, évidemment, l’Espagne et Barcelone. Rome devient de ce fait une ville-monde, et Santiago Montobbio, dans l’avant-dernier poème du recueil, écrit à l’aéroport, évoque sa conférence parisienne séminale de 1999, Europa : un café nunca está lejos, où il mettait en évidence l’unité culturelle du continent européen. Mais l’arpentage compulsif des rues et ruelles de Rome, à la recherche des églises ouvertes, prouve bien que le poète est malgré tout toujours en visite, donc extérieur. Le seul moyen, finalement, de ne pas être touriste est de parvenir, par une espèce d’ascèse, à se laisser envahir par la simplicité des choses, à faire taire son moi dans la sensation du moment, l’observation empathique de ce qui est. 

Vuelta a Roma est une succession de poèmes, le plus souvent très brefs, détaillant les impressions au moment même où elles surviennent (une courte série de poèmes est rythmée par les cloches donnant l’heure, midi (p.70), midi et quart (p.72), midi et demi (p.76)), quitte à les noter en marchant ou dans l’obscurité d’un cinéma. Parce que seule l’attention à ce que l’on ressent permet d’accéder à « la liberté / et la vérité ». Santiago Montobbio médite à plusieurs reprises sur l’expression « à l’air libre », qui n’est pas qu’une notation de lieu, car être à l’air libre, c’est de fait être libre comme l’air, libre et vrai. Et il s’agit, comme le disent joliment ces vers, de « vouloir être / ce jasmin, ou un jasmin ainsi, / comme celui-ci, dans une rue du Trastevere » qu’un encombrement avait obligé le poète à emprunter. 

Vuelta a Roma témoigne à la fois de l’effort de l’ascèse et de la joie de la sensation libre. Et de la joie que la poésie jaillisse sans cesse, comme l’eau des fontaines de Rome.

©Jean-Luc Breton

Santiago Montobbio, Nicaragua por dentro, El Bardo, collection de poésie, Editions Los Libros de la Frontera, 2019, 28 €

Chronique de Jean-Luc Breton

Santiago Montobbio, Nicaragua por dentro, El Bardo, collection de poésie, Editions Los Libros de la Frontera, 2019, 28 €


« Nicaragua por dentro », le dernier recueil de poèmes de Santiago Montobbio, poursuit l’œuvre d’introspection que le poète mène depuis ses premières publications il y a plus de trente ans. L’écriture est toujours pour lui une nécessité vitale, définitoire. Il nous rappelle, comme il l’a fait si souvent, qu’elle a plus de réalité pour lui que la vie (« J’écris ces lignes. Je veux seulement certifier que la vie existe et que je suis vivant en elle ») et, pour bien marquer cette continuité dans son œuvre, il va même jusqu’à réutiliser certaines des formulations les plus percutantes de ses plus anciens poèmes, comme le premier vers du poème « Ex-libris » de 1987, « Ce n’est pas bon de presser l’âme, pour voir s’il en sort de l’encre », qu’on retrouve éclaté et placé comme en incise, dans un nouveau poème : « L’art / ce n’est pas la belle écriture, / l’art c’est l’âme, et / ce n’est pas bon de presser / l’âme, pour voir / s’il en sort de l’encre ».

Ce qui était quasiment un principe de foi dans les premiers poèmes n’est pas devenu moins intense ou moins essentiel, mais l’auteur lui-même a changé. A l’adolescence, les flots de discours qui surgissaient en lui et le submergeaient étaient au sens le plus entier toute sa vie. Ses poèmes parlaient de tous les hommes sans vraiment parler de lui, son expérience se bornait encore à une exploration de Barcelone, à peine citée mais devinée sous l’aspect peu médiatisé d’une ville nocturne, silencieuse, solitaire, sans monuments et presque sans géographie. Au contraire, « Nicaragua por dentro » cite des dizaines de noms, connus ou inconnus, réfère à des actions quotidiennes et à des lieux sans craindre de les nommer, et Barcelone est très fréquemment rappelée, mais la plupart du temps par la mise en perspective diffuse qu’apporte sur elle tel lieu ou telle impression du Nicaragua. Le paradoxe ironique du recueil, c’est que ce « Nicaragua de l’intérieur », c’est aussi un Barcelone de l’intérieur et un Montobbio de l’intérieur. Effet de l’âge, bien sûr, mais surtout la conséquence de la longue période de silence de l’auteur, ces vingt ans sans écrire, qui sont suivis, depuis que la parole lui est revenue, par un besoin effréné de noter, dans les lieux les plus improbables sur les supports les plus improbables, les surgissements d’inspiration qui dictent à Santiago Montobbio ses poèmes.

« Nicaragua por dentro » est, de ce fait, sous le signe de l’urgence. Le grand tourmenté des années 80 n’a (Dieu merci) pas disparu, mais, et c’est dans un certain sens une bonne surprise, le recueil est aussi plus joyeux et lumineux que les précédents. Dans la première partie, intitulée « Dariana » (du nom du poète nicaraguayen Rubén Darío), qui est la préparation du voyage de Montobbio, le poète traque « un doux et bon soleil de janvier » sur les places de Barcelone, un soleil de (re)commencement du monde, de réchauffement du corps et de l’âme, de bonheur paisible et quotidien (« Un autre jour de paix et de mer, de calme pour l’âme devant la jouissance de la vue.  Soleil doux, soleil bon, comme la vie peut l’être et c’est ce qu’il nous dit », « Dans les vers que tu écris, tu dois sentir que, tandis que tu écris, le jour s’éveille, le matin commence, le monde se donne forme »). La deuxième partie du recueil, « Nicaragua por dentro », évoque le voyage que le poète fit au Nicaragua en février et mars 2018 et elle est baignée du bonheur de dizaines de rencontres avec des écrivains, universitaires, musiciens, nicaraguayens, ravis de partager leur art et leur soif de créer avec un complice espagnol, généreux et prolixes dans leur accueil. Et on sent bien que Montobbio se laisse baigner dans ce bonheur d’amitié comme dans le soleil de Barcelone du début.

Le voyage du poète au Nicaragua était une tournée de discours, de concerts et d’hommages pour célébrer son œuvre, la musique qu’Ofilio Picón a composée sur certains de ses textes et la poésie de Rubén Darío (1867-1916), qui a eu une grande influence sur l’un et l’autre. Pour Montobbio, aller au Nicaragua n’était pas a priori un voyage touristique, mais le pays, à la fois différent de l’Espagne mais pour autant pas totalement exotique, en quelque sorte un univers d’une étrangeté familière, constitue pour lui, occupé de poésie et de poètes, une mise en abîme d’intertextualité. Il explore les correspondances entre Darío et lui, entre leurs œuvres, leurs Barcelone, et puis la remarque d’un critique évoque un autre écrivain encore, et le poète se retrouve au cœur d’un vortex où toutes ces forces créatives se tiennent, s’imbriquent et s’influencent. Et son vertige est une euphorie. De même, les chansons d’Ofilio Picón sur ses anciens poèmes se mettent à les animer d’un nouveau sens quand il les entend chanter (« La vérité triste / de ma jeunesse blessée dans la / profondeur nouvelle de la musique et de la voix / d’Ofilio »), et le prend également à ce moment-là un vertige d’intratextualité, où les anciens poèmes deviennent par enchantement le matériau des derniers, comme je l’ai évoqué plus haut. Et le lecteur ressent avec bonheur cette jubilation du poète (« l’art est réjouissance, par le simple fait qu’il est »), simple et tellement complexe à la fois.

©Jean-Luc Breton