Santiago Montobbio, Días en Venecia, Nueva Biblioteca Íntima, Ònix Editor, Barcelone, 2024. 20.00€. 


Lorsque Santiago Montobbio m’a fait part de la sortie de son nouveau libre, Días en Venecia, j’ai tout de suite pensé que je prendrais un grand plaisir à la lecture d’une nouvelle évocation de Venise. Nouvelle, parce qu’évidemment, il n’y a peut-être pas de ville sur laquelle on a plus écrit, en tout cas de manière aussi lyrique et enthousiaste. Santiago Montobbio évoque Casanova, Byron, Goethe, Thomas Mann et Henry James, mais on peut penser aussi à Hugo, Proust, Hemingway, Fruttero et Lucentini, Robert Dessaix, et bien d’autres. Venise est, chacun le sait, au cœur des récits de nombre d’écrivains voyageurs, très présente dans les anthologies de travel writing

Santiago Motobbio pose la question dès sa note liminaire : est-ce qu’on peut ne pas connaître Venise ? On peut n’y être jamais allé, mais il faudrait sans doute n’avoir rien lu et n’avoir vu aucun film pour ne rien savoir de son atmosphère magique. 

Si Venise est toujours déjà là, admirée, aimée, pourquoi écrire à nouveau sur elle, se demande dans la foulée Santiago Montobbio ? Et il ajoute immédiatement, en guise de (non) réponse : « Nous pourrions aussi nous demander si simplement on peut encore dire ou écrire quelque chose ». Et en effet, ce n’est pas parce qu’il existe déjà des millions de romans d’amour qu’on arrête d’en écrire et d’en lire. De même, chaque expérience de Venise est unique et peut donc donner lieu à son récit propre. 

Ici, on va en fait plus loin encore, par la nature même du livre. Il ne s’agit pas d’un, mais de deux récits de voyage, deux séjours, faits en 2011 et 2014, en écho l’un à l’autre. En effet, la plupart des visites sont faites deux fois, voire trois, en accord avec l’intuition de George Steiner que le plaisir n’est pas dans la connaissance, mais dans la reconnaissance. C’est-à-dire qu’on ne va pas à Venise tant pour voir des Carpaccio et des Tintoret, mais pour se retrouver soi-même admirant des Carpaccio et des Tintoret lors d’un voyage précédent. 

Santiago Montobbio, connu comme poète, fait le choix de la prose pour ces chroniques de voyage, et sans doute est-ce parce qu’il ne cherche pas ici uniquement à évoquer à petites touches des impressions sur son vécu, à faire, comme il le dit joliment, « un catalogue d’impressions ou de moments peut-être marginaux ou effleurés », mais à se poser la question que se posent tous les voyageurs, celle de leur statut propre. L’obsession de l’auteur est celle par excellence de l’écrivain voyageur : qu’est-ce qui fait que je suis ou ne suis pas un touriste ? Lors d’un parcours en vaporetto, il se trouve confronté à un de ces touristes de caricature, que, en moins d’une page, il décrit comme gros, vulgaire, agressif, dégoûtant, repoussant, insultant, envahissant. Un comportement plus discret, moins égoïste, suffit-il pour distinguer le touriste et l’authentique Vénitien ? 

On se doute que ce n’est pas si simple. Santiago Montobbio recherche les cafés, les restaurants les plus authentiques, mais évidemment, son mode de consommation n’est pas celui des habitués, il parle, comme il le dit, un italien « oxydé », et tous les cafés et restaurants ont déjà été découverts par les touristes. Comme toutes les églises où il y a des concerts gratuits, comme tous les petits magasins assurément authentiques, comme tous les passages décrits dans les guides comme en dehors des sentiers battus. Ironiquement, l’auteur nous propose une intéressante mise en abîme lorsqu’il rapporte une conversation à propos d’un restaurant « typique » de Barcelone qu’il apprécie et que son interlocuteur, Italien vivant à Barcelone, décrit comme « pour touristes ». 

L’amie italienne chez qui Santiago Montobbio loge ne connaît pas certaines des merveilles de sa ville, qu’il lui montre ou évoque pour elle, et c’est peut-être là qu’on touche du doigt la difficulté de percevoir et d’apprécier l’authenticité de l’expérience de visite d’une ville. Santiago Montobbio, malgré son désir de « passer » pour Vénitien, a des priorités de touriste, comme éclairer les toiles d’une église pour les voir en pleine lumière pendant une neuvaine (il songe même un instant à interrompre les vieilles dames en prière pour leur demander de la monnaie), ou demander son chemin à deux dames en train d’essayer de faire passer un pont à un lourd appareil ménager, sans même avoir l’idée qu’il pourrait leur proposer de l’aide. 

Si on rétrécit la question à une typologie des bons et des mauvais touristes, Santiago Montobbio nous surprend encore. Des gens de rencontre sont décrits comme « habillés en touristes » mais se révèlent être cultivés, intelligents et charmants. Il faut donc chercher la distinction entre le voyageur qui cherche à se fondre dans le paysage et le touriste de caricature ailleurs, dans l’intériorité. Si le « mauvais touriste » voyage come une valise, regarde son téléphone portable affalé au fond d’une gondole et en oublie d’admirer les palais ou va de magasin de souvenirs en magasin de souvenirs avec quelques Titien en sandwich, le vrai voyageur admire, contemple, se donne le temps de l’émotion : « On ne peut pas voir quelque chose de grandiose, bien qu’étranger, et le laisser au bord du chemin, en chemin vers un autre site qu’on sait être plus beau, plus rond, plus éclatant ou indiscutable dans sa beauté ». 

Le grand intérêt du travel writing, ce sont les anecdotes qui transforment la déambulation d’un site à l’autre en expérience de vie. Días en Venecia n’y échappe pas : traversent le livre des personnages secondaires, oubliables, qui ont pour fonction de donner vie à l’expérience d’être à Venise, d’en faire, comme le dit Montobbio, des « aquarelles », de donner corps à ce qui, sans cela, ne serait qu’une description de guide touristique. Le terme d’aquarelle est particulièrement bien choisi, parce que Santiago Montobbio ne s’encombre pas des éléments biographiques de ses personnages, parfois réduits à des prénoms ou à des nationalités, mais pose avec eux quelques nuances lumineuses, qui créent une émotion et sont fraîches et agréables à voir. 

Le voyage et le récit du voyage sont esthétisés. Et Santiago Montobbio se sert pour cette esthétisation de la fascinante stratégie discursive qu’est le retour trois ans plus tard sur les mêmes lieux. Comme tout voyageur, le poète se trouve face à des portes fermées, des églises ou des musées en restauration, des horaires non respectés. Il nomme les lieux qui lui sont temporairement interdits des « dettes », qu’il s’agira de « solder » lors d’un prochain voyage. Et ce désir de revenir est peut-être ce qui donne un genre d’aura sacrée à la visite, puisque l’auteur parle de « génuflexion », de « révérence », devant les lieux qu’il revoit enrichis du souvenir des voyages précédents et des gens avec qui ils ont été vus une première fois. 

Fascinante aussi est la mise en évidence du travail de la mémoire, là encore en réponse à un processus d’esthétisation. Par exemple, le poète retourne avec plaisir en 2014 dans un café où la cuisine est assez banale mais qui possède de belles fresques du 19ème siècle parce qu’il y avait déjeuné avec ses amis en 2011, ou encore transforme un bon chocolat bu en 2011 dans un café moche en mauvais chocolat parce que lui et ses amis avaient regretté de ne pas être allés plutôt dans le café voisin, beaucoup plus beau. Ce déplacement du point de vue est la preuve que le souvenir est dominé par l’émotion plus que par les faits, et ce que Montobbio nomme « l’artifice » de l’écriture est peut-être tout simplement l’impossibilité de saisir avec exactitude l’expérience vécue, toujours médiée, ne serait-ce que par le fait qu’on écrit a posteriori, comme il le note de manière amusante à propos de l’expression « la seule photo que je ferai à Venise », qu’on ne peut évidemment pas écrire ni penser au moment où on fait le cliché. 

Santiago Montobbio, « El hombre es siempre un fuego ultimo, secreto / L’uomo à sempre un fuoco ultimo, segreto », Le Chasseur Abstrait.

Santiago Montobbio, « El hombre es siempre un fuego ultimo, secreto / L’uomo à sempre un fuoco ultimo, segreto », Le Chasseur Abstrait. Disponible par le lien


Dans ses derniers recueils, Santiago Montobbio, avec une perspicacité franche et une foi chevillée à sa conception de la fonction du poète, parle de son quotidien, des lieux qu’il fréquente ou visite (sa ville, Barcelone, mais aussi les maisons de vacances de sa famille en Catalogne, le Nicaragua ou Rome), des gens qu’il rencontre ou qu’il appelle. Il mentionne assez fréquemment son amie Carmelita Ferreri, tour à tour et à la fois conseillère, exégète et traductrice. Dans la sélection de poèmes proposée par la revue en ligne Le Chasseur Abstrait, Carmelita Ferreri apparaît donc à la fois comme personnage récurrent des poèmes et traductrice de l’espagnol vers l’italien. Santiago Montobbio rappelle, dans le poème liminaire Poema Puerta / Poema Porta, à quel point ces deux langues font partie de sa vie, comme aussi le français, qui est ici symboliquement représenté par la revue en ligne. 

Le recueil bilingue fait évidemment sans cesse des ponts entre les deux langues, et entre les deux cultures qu’elles irriguent. Les recueils récents de Montobbio sur ses voyages à Rome l’avaient déjà montré, et la démonstration acquiert ici plus de force de pouvoir être lue aussi en italien. Si, comme l’affirme le poète, ses écrits sont sa vie, cette vie ne peut qu’être nourrie de ce jeu de miroirs linguistiques, comme elle l’est d’intertextualité, ou d’expériences par procuration. 

L’une des forces de cette sélection de poèmes, qui va des années 80 à des poèmes inédits très récents, tient à ce que Santiago Montobbio rappelle sans cesse à ses lecteurs que rien, ni les impressions, ni les termes grâce auxquels on les évoque, n’est un surgissement spontané et vierge. On ne visite pas Rome comme une valise neuve, on la visite avec les souvenirs des autres, les œuvres qu’on a lues, les impressions déjà ressenties, dans notre tête, même parfois à notre insu. Par exemple, Santiago Montobbio évoque à plusieurs reprises sa lecture de Rome à travers les souvenirs et les récits de son père (« Rome n’a pas quitté mon père, non, ou plutôt / elle l’a toujours accompagné. Et elle nous a toujours accompagnés, / parce que nous l’avons vécue à travers lui. / Dans le sentiment, dans la mémoire »). 

Ainsi, on comprend que la poésie de Santiago Montobbio est un effort absolu mais vain, et se sachant tel, de traversée de la réalité, dont on ne retient donc rien d’authentique, puisque toute lecture en est légendaire, dans le sens qu’elle a déjà été vécue par d’autres et seulement médiée par le poète, qui, en bout de ligne, griffonne « quelques vers / qui étaient plutôt des pensées ». La création, c’est donner une forme à l’impensé intensément peuplé qui occupe le créateur. C’est en ce sens que la poésie est à la fois pratique personnelle et témoignage aux dimensions du monde, expérience solipsiste et communion, ce que Santiago Montobbio nomme des « poésies ouvertes » : « Les poèmes / sont ouverts et creusent à l’intérieur, / ils ouvrent des chemins et grimpent à d’impossibles murs ». 

Santiago Montobbio, Los poemas están abiertos, Editions Los Libros de la Frontera, 2023, 677 pages, 38€. 

Une chronique de Jean-Luc Breton

Santiago Montobbio, Los poemas están abiertos, Editions Los Libros de la Frontera, 2023, 677 pages, 38€. 


« Los poemas están abiertos » est le troisième volume que Santiago Montobbio consacre à sa vie confinée pendant la pandémie de coronavirus. Les deux premiers volumes, « De infinito amor », nous montraient comment cette situation nouvelle agissait sur les humains, d’abord en les recentrant sur leurs sens et leur quotidien (volume 1), puis en les projetant dans une recherche de l’essentiel, c’est-à-dire la découverte de soi par le médium de la culture (volume 2). Avec « Los poemas están abiertos », le poète procède à une synthèse des deux, engoncé dans un quotidien limité à quelques éléments (les arbres, les oiseaux, la nuit, la lune et, selon les époques, la mer ou les bancs des avenues de Barcelone, redevenues fréquentables) mais aussi ouvert à des lectures, des films, des musiques, qui alimentent sa réflexion sur lui-même et le monde. 

Le recueil représente la production poétique d’une année, de juillet 2020 à juillet 2021, une année particulièrement pluvieuse et à plusieurs égards déprimante, souvent grise et souvent morne. Les lecteurs de Montobbio savent bien qu’une foi créative l’habite à tout moment et que cette foi est un manifeste pour ce qu’il nomme l’art ou, surtout ici, la poésie. Santiago Montobbio écrit « Poème de poème et ensuite poème. Et ainsi / Vivre », parce que la vie et la poésie se confondent et se nourrissent mutuellement. Comme le temps est défini comme ce qui se passe « entre pluie et pluie ». 

Après dix huit mois d’enfermement ou de liberté limitée, plus rien de nouveau n’est dicible. Les poèmes de ce recueil sont majoritairement très courts, dépourvus de syntaxe, quelques notations récurrentes sur l’environnement visuel, au jour le jour. Certains sont à peine l’itération de la même formule (« Le soleil du soir. Le soleil du soir » ou « La musique de la nuit. La musique de la nuit ») et ce trope obsédant tient à la fois du plaisir de la reconnaissance et de l’angoisse du passage du temps, comme le poète le dit des Quatre Saisons de Vivaldi, « une musique connue, toujours nouvelle, toujours une surprise ». Et seul les gens pressés ou inattentifs peuvent croire que la lune ou la mer ou la pluie ou les mouettes sont toujours recommencées. Vivre libre ou vivre confiné, c’est au fond la même chose, puisqu’il s’agit dans les deux cas de trouver bonheur et fascination dans la répétition d’impressions vécues. 

Vivaldi mais aussi Mompou, dont la Suite Compostelana accompagne une autre nuit. Les deux Catalans, Mompou et Montobbio, ont en commun d’évoquer des sensations simples, comme la lumière derrière une fenêtre ou la pluie qui tombe. Ils ne sont pas les seuls, évidemment, mais ils ont tous les deux la faculté moins commune de faire de l’expérience immédiate une expérience spirituelle. Ce sont des pèlerins de Saint Jacques que la pluie baigne dans la Suite Compostelana, et, dans l’attention de Santiago Montobbio aux petits faits du quotidien, il y a quelque chose de Dersou Ouzala et de François d’Assise, deux figures qu’il évoque. On se souvient peut-être que le grand saint et le trappeur gold ont la même vénération, qu’on peut trouver naïve, pour « les êtres et les choses dans leur humilité », c’est-à-dire « la joie et la clarté de l’âme ». Et cette recherche du bonheur et de la lucidité à travers les petites choses du quotidien est sans doute la quête du poète dans cette année entière. Une quête de silence et de plénitude, qui ont de toute évidence partie liée. 

© Jean-Luc Breton

Santiago MONTOBBIO – Ospedale degli Innocenti – Edizioni Joker, 2022 – 16.00€

Une chronique de Jean-Luc Breton

Santiago MONTOBBIO – Ospedale degli Innocenti – Edizioni Joker, 2022 – 16.00€


L’éditeur Joker, dans sa collection de poésie « Parole del mondo », vient de publier en volume bilingue espagnol-italien le premier recueil de Santiago Montobbio, « Hospital de inocentes », paru initialement en 1989. Ce recueil, qui contient des poèmes écrits entre 1985 et 1987, c’est-à-dire lorsque l’auteur avait entre 19 et 21 ans, a eu pour moi, comme pour bien d’autres lecteurs et des plus reconnus, l’effet d’une bombe dans le paysage littéraire, d’une synthèse impeccablement trouvée entre le classicisme d’une culture millénaire et la modernité de l’époque, sous le signe de la fragmentation, de la mise en scène et du rythme. Relire « Hospital de Inocentes » aujourd’hui est donc un grand plaisir, car les textes d’il y a trente-cinq ans sont encore pleinement percutants. 

La traductrice du recueil, Monica Liberatore, voit dans cet « hôpital des innocents » une prison, et elle n’a évidemment pas tort, « parce que l’injuste / prison de nos jours pourrit / la petite chair des rêves », parce que vivre, et vivre conscient, signifie forcément ne songer qu’à l’évasion. J’y mets, pour ma part, un orphelinat, un de ces lieux ambigus d’abandon et de trouvaille de soi (« Je sais bien que la douleur / tient dans un verre, mais je ne sais pas quand on en a fini ; ce sera, peut-être, la semaine prochaine, dans deux jours, / ou même plus tôt »). Ce que l’hôpital, l’orphelinat et la prison ont en commun importe davantage : ce sont des lieux collectifs de rétention, à l’image du monde, dans lesquels « il doit me rester une manière / de me faire du mal, jusqu’à la fin et dans la nuit, / une manière de viser au plus juste / la ruine et la poursuite de moi / à travers l’épuisante et très étrange partie de chasse / où je suis l’arme et aussi la proie », c’est-à-dire un moyen d’affirmer un « je » tonitruant. 

Monica Liberatore rappelle dans sa postface que « dans ce livre, […] le pessimisme [est] la seule forme possible de santé », elle évoque aussi le nihilisme de l’auteur. Mais elle remarque également son art des ruptures et son ironie, et cela nuance son jugement catégorique. Le pessimisme, le désespoir, affleurent partout, mais il s’agit souvent d’un jeu, ou d’une pose, parce que la vie grouille dans ce recueil et que Montobbio y exprime presque à chaque page une foi solidement chevillée à son corps en l’omniprésence de la poésie et dans son pouvoir transformateur pour « passer du silence à l’oubli », « me fabriquer tous les jours / de biens improbables ruses qui m’aident / à feindre encore demain que je suis en vie ». 

Il me semble que « Hospital de Inocentes » contient trois types de poèmes, des textes de l’enfermement dans un quotidien fait d’objets et de personnes anonymes, d’où un « je » cherche à s’extraire et exister, des poèmes, souvent courts, que j’appellerais volontiers métaphysiques, où l’absurde de la condition humaine réclame à grands cris un sens, et puis, en dernier lieu, les poèmes plus longs, particulièrement ceux de la section « Dramatis personae », où le poète emprunte différents masques et se met en scène, où il se refait les films de l’enfance et de la jeunesse, avec l’ironie que signale Monica Liberatore. 

La traductrice a bien saisi ces différents mouvements et son italien se modifie pour passer d’un type de poèmes à l’autre : conversationnel dans les poèmes de l’enfermement, il se fait pointilliste et percutant dans les textes métaphysiques, avant de se libérer, rythmé, assonancé, dans les poèmes du théâtre. « Ospedale degli Innocenti » se révèle de ce fait être un recueil à la fois fidèle au talent stylistique de Montobbio et nécessaire en ce qu’il rend ce talent accessible à un nouveau public. 

© Jean-Luc Breton

Santiago Montobbio, De Infinito Amor vol.II, Editions Los Libros de la Frontera, 2021, 23€

Une chronique de Jean-Luc Breton

Santiago Montobbio, De Infinito Amor vol.II, Editions Los Libros de la Frontera, 2021, 23€


Le dernier recueil de poèmes de Santiago Montobbio, « De infinito amor » correspondait aux premiers mois (mars et avril 2020) de confinement en Espagne. Le deuxième volume, publié fin décembre 2021, couvre les mois de mai à juillet, jusqu’à ce que le poète ait la possibilité de quitter Barcelone, où il vit et était confiné, pour se rendre au bord de la mer. 

La césure entre les deux volumes se comprend parfaitement à la lecture. Les multiples notations du quotidien, qui avaient occupé beaucoup d’espace et de conscience au début du confinement, s’atténuent ici jusqu’à parfois disparaître. Le bruit du jeu des enfants de l’appartement du dessus, qui rythmait le premier volume, n’est plus mentionné, la consommation de café n’a plus besoin d’être évoquée et les orchidées en pot meurent très vite au début du second recueil. A l’inverse, ce qui augmente et occupe une grande partie de l’espace du livre, pour le plus grand plaisir du lecteur, ce sont les notes de lecture de Santiago Montobbio, déjà nombreuses dans le premier tome, qui ouvrent une série de fenêtres sur l’ailleurs et jalonnent un grand nombre de pistes pour comprendre et approfondir la pensée et les sentiments d’un poète érudit et d’un honnête homme du début du vingt-et-unième siècle. On a l’impression de parcourir les rayons d’une bibliothèque personnelle, ce qu’on adore faire chez ses amis, parce que cela nous révèle tant sur eux et sur nos points et amours communs. 

En matière de bibliothèque personnelle, celle de Santiago Montobbio est impressionnante et ses désirs de lecture pendant ce printemps de claustration, puisque le poète en a le temps et les ressources, sont un vrai voyage. Il s’agit parfois d’un butinage littéraire, mais les visites peuvent être parfois très approfondies : poètes espagnols ou hispano-américains, bien sûr, mais aussi prosateurs du 19ème et du 20ème siècles, poètes portugais ou italiens, français ou catalans, en traduction ou, le plus souvent, en langue originale. 

Evidemment, il y a pour le lecteur le plaisir de la reconnaissance, mais il y a aussi de nombreuses découvertes, qui toutes aident à mieux comprendre ce que ce sont la lecture et l’écriture pour un grand lecteur et poète d’aujourd’hui. Souvent, Santiago Montobbio suit le fil depuis l’achat du livre, ses lectures passées, l’endroit même où il va le chercher dans son appartement, la lecture au hasard d’une préface, d’un poème, d’une table des matières, puis la plongée nouvelle dans un univers qui peut, pendant deux jours ou pendant toute la vie, illuminer nos heures et les rendre plus intenses, puisque, comme nous le disait Montobbio dans le premier volume, ce qui compte, c’est « ce qui se passe à l’intérieur, qui est là où, en vérité, tout se passe ». 

Prenons un exemple. Lors d’une lecture d’Azorín sur « Don Quichotte », se pose la question de quelle auberge de campagne est celle où s’arrête plusieurs fois le chevalier à la Triste Figure. Plusieurs particuliers revendiquent que leur maison est la seule et unique auberge de Puerto Lápice, impliquant par cela que Cervantés l’a vue et choisie, ce dont, évidemment, on n’a aucune preuve. La recherche de la vraie auberge de Puerto Lápice devient le sujet d’une enquête vaine, qui fait oublier que la seule authentique auberge de Puerto Lápice est celle que la fiction fait exister. Santiago Montobbio conclut par ces mots : « elle existe à l’intérieur de nous et nous accompagne. Borges dit dans une belle formulation qu’il croit plus en son existence que dans celle de bien des personnes réelles. Je crois qu’il en est ainsi. » L’invocation de Borges n’est évidemment pas fortuite : il y a une réalité dans la littérature qui la rend plus réelle que la vie elle-même, et c’est de ce paradoxe que naissent sa beauté et sa nécessité. Et c’est aussi en cela que la littérature est affaire de liberté : chaque lecteur invente sa propre auberge de Puerto Lápice, et chacune est évidemment la vraie. 

Santiago Montobbio écrit aussi « Il vaut mieux ne pas expliquer, ne pas déchirer le voile de mystère du mot ». Lire, c’est donc accepter d’entrer chez quelqu’un, de regarder son intimité, mais sans avoir le droit de fouiller dans les tiroirs et d’ouvrir les enveloppes. Jeune poète, Montobbio disait déjà « Il faut être / complètement idiot pour penser / qu’on étudie – ou encore plus grave qu’on enseigne – la littérature ». On pourrait penser qu’on se trouve ici face à une contradiction : le poète tient, comme il l’écrit, un « grand journal intime » de ses lectures mais proscrit le commentaire des livres. Et la force du présent volume est tout entière dans le fait qu’il n’y a nullement contradiction : Santiago Montobbio parvient avec un art impressionnant à ne pas commenter, dans le sens scolaire du terme, les auteurs dont il parle, mais à évoquer à leur propos comment lui, Santiago Montobbio, poète barcelonais confiné à telle date de l’année 2020, reçoit les images et les propos d’écrivains d’autres siècles ou d’autres cultures et quel écho ils trouvent dans sa conscience. Il emploie à l’égard de ces messages le terme de « lettres », dans le sens où la littérature, les lettres, sont bien des courriers adressés par un auteur à des lecteurs, inconnus de lui certes, mais qui les recevront à travers le temps et l’espace. 

Le prix à payer pour une telle démonstration de confiance et d’amour est d’une certaine manière l’évaporation de la poésie. L’immense majorité des textes ici réunis sont en prose. C’est peut-être que, dans une période aussi hors du temps et de la vie qu’un confinement, témoigner de la persistance du signe littéraire est plus important que rajouter des signes aux signes et des images à des images. Un aphorisme de Joseph Joubert, que Santiago Montobbio cite dans un poème, éclaire d’ailleurs bien ce cheminement : « Vous allez à la vérité par la poésie, et j’arrive à la poésie par la vérité ». 

© Jean-Luc Breton