Santiago Montobbio, Nicaragua por dentro, El Bardo, collection de poésie, Editions Los Libros de la Frontera, 2019, 28 €

Chronique de Jean-Luc Breton

Santiago Montobbio, Nicaragua por dentro, El Bardo, collection de poésie, Editions Los Libros de la Frontera, 2019, 28 €


« Nicaragua por dentro », le dernier recueil de poèmes de Santiago Montobbio, poursuit l’œuvre d’introspection que le poète mène depuis ses premières publications il y a plus de trente ans. L’écriture est toujours pour lui une nécessité vitale, définitoire. Il nous rappelle, comme il l’a fait si souvent, qu’elle a plus de réalité pour lui que la vie (« J’écris ces lignes. Je veux seulement certifier que la vie existe et que je suis vivant en elle ») et, pour bien marquer cette continuité dans son œuvre, il va même jusqu’à réutiliser certaines des formulations les plus percutantes de ses plus anciens poèmes, comme le premier vers du poème « Ex-libris » de 1987, « Ce n’est pas bon de presser l’âme, pour voir s’il en sort de l’encre », qu’on retrouve éclaté et placé comme en incise, dans un nouveau poème : « L’art / ce n’est pas la belle écriture, / l’art c’est l’âme, et / ce n’est pas bon de presser / l’âme, pour voir / s’il en sort de l’encre ».

Ce qui était quasiment un principe de foi dans les premiers poèmes n’est pas devenu moins intense ou moins essentiel, mais l’auteur lui-même a changé. A l’adolescence, les flots de discours qui surgissaient en lui et le submergeaient étaient au sens le plus entier toute sa vie. Ses poèmes parlaient de tous les hommes sans vraiment parler de lui, son expérience se bornait encore à une exploration de Barcelone, à peine citée mais devinée sous l’aspect peu médiatisé d’une ville nocturne, silencieuse, solitaire, sans monuments et presque sans géographie. Au contraire, « Nicaragua por dentro » cite des dizaines de noms, connus ou inconnus, réfère à des actions quotidiennes et à des lieux sans craindre de les nommer, et Barcelone est très fréquemment rappelée, mais la plupart du temps par la mise en perspective diffuse qu’apporte sur elle tel lieu ou telle impression du Nicaragua. Le paradoxe ironique du recueil, c’est que ce « Nicaragua de l’intérieur », c’est aussi un Barcelone de l’intérieur et un Montobbio de l’intérieur. Effet de l’âge, bien sûr, mais surtout la conséquence de la longue période de silence de l’auteur, ces vingt ans sans écrire, qui sont suivis, depuis que la parole lui est revenue, par un besoin effréné de noter, dans les lieux les plus improbables sur les supports les plus improbables, les surgissements d’inspiration qui dictent à Santiago Montobbio ses poèmes.

« Nicaragua por dentro » est, de ce fait, sous le signe de l’urgence. Le grand tourmenté des années 80 n’a (Dieu merci) pas disparu, mais, et c’est dans un certain sens une bonne surprise, le recueil est aussi plus joyeux et lumineux que les précédents. Dans la première partie, intitulée « Dariana » (du nom du poète nicaraguayen Rubén Darío), qui est la préparation du voyage de Montobbio, le poète traque « un doux et bon soleil de janvier » sur les places de Barcelone, un soleil de (re)commencement du monde, de réchauffement du corps et de l’âme, de bonheur paisible et quotidien (« Un autre jour de paix et de mer, de calme pour l’âme devant la jouissance de la vue.  Soleil doux, soleil bon, comme la vie peut l’être et c’est ce qu’il nous dit », « Dans les vers que tu écris, tu dois sentir que, tandis que tu écris, le jour s’éveille, le matin commence, le monde se donne forme »). La deuxième partie du recueil, « Nicaragua por dentro », évoque le voyage que le poète fit au Nicaragua en février et mars 2018 et elle est baignée du bonheur de dizaines de rencontres avec des écrivains, universitaires, musiciens, nicaraguayens, ravis de partager leur art et leur soif de créer avec un complice espagnol, généreux et prolixes dans leur accueil. Et on sent bien que Montobbio se laisse baigner dans ce bonheur d’amitié comme dans le soleil de Barcelone du début.

Le voyage du poète au Nicaragua était une tournée de discours, de concerts et d’hommages pour célébrer son œuvre, la musique qu’Ofilio Picón a composée sur certains de ses textes et la poésie de Rubén Darío (1867-1916), qui a eu une grande influence sur l’un et l’autre. Pour Montobbio, aller au Nicaragua n’était pas a priori un voyage touristique, mais le pays, à la fois différent de l’Espagne mais pour autant pas totalement exotique, en quelque sorte un univers d’une étrangeté familière, constitue pour lui, occupé de poésie et de poètes, une mise en abîme d’intertextualité. Il explore les correspondances entre Darío et lui, entre leurs œuvres, leurs Barcelone, et puis la remarque d’un critique évoque un autre écrivain encore, et le poète se retrouve au cœur d’un vortex où toutes ces forces créatives se tiennent, s’imbriquent et s’influencent. Et son vertige est une euphorie. De même, les chansons d’Ofilio Picón sur ses anciens poèmes se mettent à les animer d’un nouveau sens quand il les entend chanter (« La vérité triste / de ma jeunesse blessée dans la / profondeur nouvelle de la musique et de la voix / d’Ofilio »), et le prend également à ce moment-là un vertige d’intratextualité, où les anciens poèmes deviennent par enchantement le matériau des derniers, comme je l’ai évoqué plus haut. Et le lecteur ressent avec bonheur cette jubilation du poète (« l’art est réjouissance, par le simple fait qu’il est »), simple et tellement complexe à la fois.

©Jean-Luc Breton