Santiago Montobbio, Poesía en Roma, Editions Los Libros de la Frontera, 2018

Une chronique de JEAN-LUC BRETON

Santiago Montobbio, Poesía en Roma, Editions Los Libros de la Frontera, 2018

 

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Santiago Montobbio, qui avait habitué ses lecteurs à une poésie centrée sur sa ville, Barcelone, passionnément aimée, et parfois sur des paysages de plages catalanes, évoque Rome, carnet et stylo en main. L’exotisme d’un séjour italien convient superbement à Montobbio, qui révèle dans ce recueil une joie de vivre et de créer rarement livrée de manière si lumineuse sous sa plume. Certains poèmes reprennent certains de ses motifs habituels, la nuit, le vent, les blessures, mais ces motifs sont comme balayés par la magie d’une ville éclairée, vivante, chargée d’histoire et de soleil, comme l’est évidemment aussi Barcelone pour les touristes qui la visitent, mais sans doute pas pour le promeneur solitaire qui la connaît intimement. Telle est la magie de la mise à distance. Même les lieux les moins avenants de la capitale italienne deviennent des espaces de sérénité ou de bonheur.

 

On le sait depuis longtemps : la magie de Rome, sa poésie, tient au fait qu’elle est pleine de ruines, qui se trouvent au cœur de la ville moderne, sous les rues ou les bâtiments, des ruines dont les matériaux ont servi de remploi pour construire des maisons ou des palais. Cette façon si particulière qu’ont les Romains de vivre parmi les matériaux antiques, une colonne dans un mur ici, ailleurs un sarcophage ou une fontaine dans une cour, est, aux yeux de Montobbio, allégorique de la création, à partir d’éléments disparates, qui se présentent pêle-mêle, sans hiérarchie, d’une forme achevée, qu’il nomme à juste titre « poème ».

 

Santiago Montobbio évoque à plusieurs reprises un discours séminal qu’il a fait à Paris en 1999, et dans lequel il développait l’idée que l’Europe, c’est, malgré les différences d’un pays à l’autre, le sentiment d’être partout chez soi, dans un mouvement double d’enracinement et d’envol vers le ciel (« des mains tendues jusque dans l’air »). D’où le sentiment de bien-être, l’excitation un peu fébrile qui préside à ses déambulations romaines. D’où sa recherche d’une familiarité dans l’étrangeté.

 

En effet, le piéton de Rome de Santiago Montobbio est un être d’habitudes, il refait peu ou prou les mêmes itinéraires, revisite les mêmes lieux, connus ou moins connus. En d’autres termes, il fait ce que font les vrais touristes, il se crée des repères dans la ville, et, puisqu’il est poète, il alimente chacun de ses passages d’images nouvelles, de réflexions qui montrent qu’il s’approprie les lieux. On a envie, en lisant ce recueil, de se précipiter à Rome et de regarder telle voûte ou tel tableau, telle taverne ou tel café, avec les poèmes de Montobbio sous les yeux, comme on le fait parfois, ou aimerait le faire, avec Montaigne, Stendhal, ou d’autres écrivains voyageurs.

 

Montobbio, comme nous tous, a de ces guides-là, le peintre Ramón Gaya ou les poètes Keats et Shelley, par exemple. Il cherche leurs traces, visite les lieux qu’ils fréquentèrent ou qu’ils auraient pu fréquenter, essaie d’imaginer leur vie à Rome en écrivant des poèmes au très cosmopolite café Greco ou au très britannique salon de thé Babington. Et en cela, Santiago Montobbio appréhende parfaitement ce qu’est la culture du voyage, une série de palimpsestes culturels, qui dans une certaine mesure nous empêchent de voir et de ressentir la ville avec nos yeux propres, tout en rendant plus intenses nos émotions devant les lieux qui ont résisté au temps, comme le prouvent les témoignages des écrivains du passé qui, déjà, les ont contemplés et évoqués.

 

Et la révélation de Rome est précisément là : visiter une telle ville, c’est la même chose qu’écrire des poèmes. La ville se livre mais retient toujours quelque chose d’elle-même, qu’on découvre lors de nouvelles visites. De même, la poésie exige le retour, la poursuite, une nouvelle évocation, un nouvel effort, pour saisir au vol un ineffable changeant. La ville a le double pouvoir d’attirer et de rejeter le visiteur, qui doit à la fois se fondre en elle (les images de pénétration sont nombreuses dans le recueil) et s’en déprendre, comme dans le cas d’une relation amoureuse trop possessive.

©JEAN-LUC BRETON

 

El bronce de los sueños, de Santiago Montobbio et Sofia Isus Revue en ligne RAL,M (Revue d’art et de littérature, musique), Le Chasseur abstrait éditeur, Mazères, 2017,

Chronique de Jean-Luc Breton

El bronce de los sueños, de Santiago Montobbio et Sofia Isus
Revue en ligne RAL,M (Revue d’art et de littérature, musique), Le Chasseur abstrait éditeur, Mazères, 2017,

(http://www.lechasseurabstrait.com/revue/IMG/pdf/santiago_montobbio-sofia_isus.pdf)

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« Cheval encorné », Pablo Picasso, 1917

La revue en ligne RAL,M vient de publier un curieux mais fort intéressant petit ouvrage de 40 pages consacré à un happening culturel qui a eu lieu en juin au Musée Picasso de Barcelone. Au cours d’une soirée autour du dessin de Picasso nommé « Cheval encorné », reproduit avant le texte, différents performers ont pu créer leurs propres commentaires, ou commentaires de commentaires, sous différentes formes : analyse orale, chorégraphie, dessins, poèmes.

L’objet culturel multiforme conçu lors de cette soirée (et dont le recueil, qui comprend des poèmes de Montobbio et des dessins de Sofia Isus, n’est qu’une partie) est tout entier sous le signe de la mise en abîme, puisque les dessinateurs ou le poète regardent une danseuse exprimer dans ses postures et dans son corps ce qu’elle ressent devant le dessin de ce cheval à la fois agonisant et triomphant, et se laissent guider par ce qu’ils voient ou entendent plus que par le dessin de Picasso lui-même.

C’est ainsi que, alors que le cheval étique du peintre est avant tout la mimesis d’une érection, l’érotisme des dessins et des poèmes de « El bronce de los sueños » est exclusivement celui d’un corps de femme progressivement libéré et révélé dans sa chair et dans ses formes, statufié par l’évocation du bronze contenue dans le titre.
Si on tente d’imaginer la situation de spectateurs assis dans une salle de musée et regardant les évolutions d’une danseuse, on se rend compte que presque tous leurs sens sont en alerte, la vue et l’ouïe, évidemment, mais aussi sans doute les odeurs, la chaleur, la moiteur, tout un ensemble de sensations qu’il devient nécessaire d’évoquer. Et le moyen que Montobbio découvre naturellement pour traduire cet ensemble de sensations diffus est un rythme haché, avec des vers très courts, comme des notations impressionnistes. L’impact sensuel de la beauté du corps en mouvement est rendu par ces notes brèves, qui créent des univers propres.
Mais Montobbio ne serait pas Montobbio s’il n’intellectualisait pas ses sensations. Il a beau clamer que « La vie, c’est le regard. L’art, c’est le regard », il ne peut se contenter d’être spectateur. Il met aussi en évidence les contradictions de la beauté, à la fois liberté et prison, désir de prédation et proie, réalité terre-à-terre du corps et élévation angélique, présent et moment d’éternité suspendue. Le recueil est donc aussi une occasion de s’étonner, s’interroger et méditer. Et si l’espagnol a le même terme (sueño) pour désigner le sommeil et les songes, et si le premier peut-être, comme en français, de plomb, on ne sait pas très bien si c’est lui ou si c’est le rêve qui est, comme le titre l’évoque, de bronze.
En tout cas, alors que, dans son recueil précédent, « La lucidez del alba desvelada », Santiago Montobbio envisageait de ne plus écrire de poèmes, ce retour en inspiration, par le biais d’un commentaire sur d’autres expressions artistiques, réjouit pleinement.

©Jean-Luc Breton

La lucidez del alba desvelada, de Santiago Montobbio, Editions Los Libros de la Frontera, collection El Bardo, 2017, €16.00

Chronique de Jean-Luc BretonPortada libro Santiago Montobbio La lucidez del alba desvelada

La lucidez del alba desvelada, de Santiago Montobbio, Editions Los Libros de la Frontera, collection El Bardo, 2017, €16.00

Ce nouveau recueil de poésie représente, pour Santiago Montobbio, une nouvelle approche de son art. Bien sûr, on retrouve les grands thèmes du poète espagnol, la recherche douloureuse du sens de la vie et de l’écriture dans un monde sans direction, les matins mouillés, les terres dévastées, les cafés solitaires où griffonner sur un coin de table et un bout de papier, l’interrogation solipsiste, la difficulté à faire coïncider soi et les autres, mais cette fois, tous ces thèmes s’inscrivent au sein d’un récit de vie, « un journal intime » de l’amour, une montée vers la lucidité évoquée dans le titre du recueil (la lucidité de l’aube dévoilée), qui est d’autant plus forte qu’elle emprunte les voies de l’illumination (le chemin de Saint Jacques) et de la révélation d’une vocation littéraire, pour dire le passage à un état innommé par le poète, mais qui tient de la vieillesse (l’âge où on n’a plus guère d’illusions sur l’amour et d’attentes de sa venue), de la jachère, du tarissement, du renoncement (« Ceci pourrait être mon dernier poème », proféré dans celui qui, en effet, clôt le recueil). La dernière des épiphanies est celle du « Still falls the rain » du cantique de Britten : « Fine la pluie tombe sur la terre », une pluie de testament, de fin du monde, le mot « fin » étant ici à prendre à la fois dans un sens temporel et dans un sens local.

Et pourtant, l’atmosphère du premier poème est pleine de brio : l’écoute dans un théâtre barcelonais du « Lascia ch’io pianga » du « Rinaldo » de Haendel, sublime lamentation d’une prisonnière éplorée, servie par une musique aux effets bien calculés. Par un retournement de situation ironique, dans ce vieux théâtre, le poète tombe amoureux d’une image aperçue dans une glace et inscrit sa passion sous les signes attendus, l’ouverture, le chant, les espaces libres (le ciel, la mer), l’évasion qu’un ensorcellement rend impossible à l’héroïne malheureuse de Haendel. Suit une série de poèmes d’amour, d’espérance d’amour et de douleur devant sa fugacité, mais aussi d’amour comme nouvelle forme d’inspiration, puisque l’aimée « seule est poème ». Cependant, avec le temps et les hésitations de l’aimée, l’amour perd de sa puissance absolue, puisque seul « un amour qui commence » peut échapper au rien et à l’adieu, la pluie tombe, entraînant l’automne, le cœur commence à sentir ses épines, surviennent le désespoir et l’adieu. Et c’est maintenant le poète qui chante « Lascia ch’io pianga », non plus prisonnier, mais blessé de cette rencontre impossible, qui noie la réalité du monde dans une brume triste.

Montobbio est souvent, et depuis toujours, le poète du paradoxe lucide, et cette lucidité, annoncée dans le titre du recueil, ne lui manque pas ici, dans toute la cruauté de la prise de conscience qu’il en a. Cette expérience d’amour avorté porte avec elle un enseignement cruel (« vivre n’est rien d’autre que sentir que je te perds », « vivre n’est rien d’autre qu’être blessé ») : la perte de l’amour est transformée, par la force même du credo montobbien qu’il n’y a aucune différence entre la vie et l’œuvre du poète, en source de création, en un nouveau mode d’exploration poétique du monde.

« La lucidez del alba desvelada » devient, dans sa dernière partie, parfois écrite en prose, le récit de minuscules bonheurs de reconstruction. Après son long voyage solitaire sur les terres de l’amour malheureux, c’est l’observation simple et apaisée du quotidien, la contemplation de bâtiments ou d’un jardin qu’il a vus sans les voir mille fois, un moment à une terrasse de café à l’ombre sur une place à deux pas de chez lui, qui permettent au poète ces petites épiphanies qui redonnent sens et goût à sa vie, comme pour une nouvelle naissance (ce n’est évidemment pas par hasard qu’un des sites universitaires où Montobbio enseigne, et qu’il regarde avec des yeux nouveaux, a conservé de l’époque où c’était un hôpital son nom de « Maternité »). Au terme joycien d’« épiphanie », Montobbio préfère celui de « point de contemplation », emprunté au poète espagnol José Angel Valente, et c’est bien de cela qu’il s’agit ici : c’est par la contemplation silencieuse qu’on se remet et qu’on se retrouve. Et c’est ce que nous dit la coda du recueil.

Étrangement, après la coda, il y a encore des poèmes, une dizaine. Ils disent encore la douleur, l’absence et l’illusion, mais déjà cela importe moins (« ça m’est égal »). Parce que le bonheur du regard amoureux porté sur le quotidien a fait que le narrateur se sait poète, qu’il sait qu’il a choisi sa douleur et qu’« il la travaille » pour en faire des poèmes. Le chemin de « La lucidez del alba desvelada » est un authentique aboutissement du parcours poétique de Montobbio, une percée du mystère de la création. Si la création est une exploration si masochiste, on comprend que le poète décide d’y mettre un terme. Mais il sait mieux que personne que la poésie vous choisit plus que vous ne la choisissez. Et c’est pour cela qu’il reste prudent et annonce dans la coda de la coda : « Ceci pourrait être mon dernier poème ». Ou pas !

©Jean-Luc Breton

La libertad y el mar son una música, poèmes de Santiago Montobbio, musique d’Ofilio Picón Estudios Francisco Cedeño, Managua, Nicaragua

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Estudios Francisco Cedeño, Managua, Nicaragua


PAR JEAN-LUC BRETON

Le chanteur-compositeur nicaraguayen Ofilio Picón a fait le choix courageux de mettre en musique douze poèmes de Santiago Montobbio, dans un CD placé sous le signe de la mer, accompagné d’un très beau livret, qui, outre les textes des poèmes, propose des reproductions de tableaux miroitants et sensuels du peintre catalan Lluis Ribas, ainsi qu’un beau texte de Sancho Mas sur les liens entre l’Espagne et l’Amérique Latine, la poésie et la mer, les influences de Montobbio et celles de Picón.

Santiago Montobbio est un lecteur attentif et éclairé, qui reconnaît et cultive ses influences et ses amitiés littéraires, et ne conçoit son œuvre qu’en écho tacite et parfois inconscient avec elles, comme dans son poème « Jorge Folch (1926-1948) », où il revendique la connaissance de ce poète catalan, mort avant sa naissance (« celui qui dirait que nous ne nous sommes pas connus mentirait »). Ofilio Picón est un artiste protéen comme il en reste malheureusement peu, engagé politiquement et littérairement, qui met en musique, depuis une vingtaine d’années, des poètes nicaraguayens. Que la première excursion de Picón en dehors de la littérature de son pays soit un voyage vers la poésie de l’espagnol Santiago Montobbio est une heureuse surprise.

L’autre surprise est qu’il n’ait pas choisi de mettre en musique le Montobbio tourmenté, introspectif, lucide, « plein de [s]es fangeux abîmes de misère / en route vers le dernier abîme ». Les douze musiques du CD sont d’aimables pièces, des chants d’amour et de paysage, sans discordance ou dissonance, pleines d’un charme très latino-américain, où le rythme et les instruments traditionnels du continent créent une atmosphère propre. Il faut aussi rendre hommage à la diction d’Ofilio Picón qui permet d’entendre clairement les textes, ce qui montre à quel point il se les est appropriés.

J’en aurais rarement fait la même lecture, mais la sienne est séduisante. Le très emblématique poème « Hôpital des Innocents », qui donne son titre au premier recueil de Santiago Montobbio (« la poursuite de moi / à travers l’épuisante et très étrange partie de chasse / où je suis l’arme et aussi la proie »), est ici transformé en tango lent, ce qui n’a rien d’absurde, quand on pense que le tango est un genre musical hybride, qui rend le mélange, très typiquement argentin, mais sans doute très hispanique aussi, de dérision et de conscience du destin, celui qu’on retrouve aussi dans la fête des morts mexicaine ou les tableaux de Frida Kahlo. Lorsque la flûte ou la flûte andine (de Raúl Martínez) s’élève et plane, on ressent parfaitement le trop-plein, un peu doloriste, d’amour qui affleure parfois dans les poèmes de Montobbio (« peut-être que c’était le café / ou que c’était ses jambes, ou peut-être que je l’aimais »).

En donnant à entendre ces poèmes exigeants, Ofilio Picón rend hommage au talent de Santiago Montobbio, mais il met aussi en évidence deux idées qui plaisent sans doute beaucoup au poète. La première, c’est qu’il n’y a pas de lecture unique et immuable d’un poème ; la seconde, et c’est un paradoxe fondamental de la création, c’est que ce qui se conçoit et se construit dans la solitude et le labeur ne peut prendre forme que pour et dans la diffusion, voire l’ostension : « Heureux de savoir qu’il était en nous, / nous l’avons étendu au soleil, comme pour un jour de fête ».

©JEAN-LUC BRETON

Fiction : la portée non mesurée de la parole, Pierre Drogi, Editions Passage d’Encres, Collection « Trace(s) », 2016, 117 pages, €18.00

Chronique de Jean-Luc Breton

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Fiction : la portée non mesurée de la parole, de Pierre Drogi

Editions Passage d’Encres Collection « Trace(s) », 2016, 117 pages, €18.00


Pierre Drogi vient de réunir en recueil sept essais (et un peu plus), sur la notion de fiction. La réflexion de l’écrivain sur cette question a été de toute évidence longuement et patiemment mûrie par une pratique intime de la littérature, en tant que lecteur, professeur de lettres, traducteur et poète, et sa pensée, livrée ici, permet à ses lecteurs de s’interroger sur des genres et des pratiques qui ne sont pas aussi faciles à définir qu’on pourrait a priori le penser. Toute tentative de définition d’un genre en apparence aussi familier que la fiction, « parole qui porte image », se heurte à la notion de frontière avec d’autres genres, et en particulier la poésie. Pour Pierre Drogi, en effet, la poésie est une forme exacerbée, paroxystique, de la fiction, conduite à sa forme la plus essentielle.

Drogi s’intéresse par exemple à l’écriture qu’expérimente parfois le poète roumain Nichita Stanescu, de mêmes expériences humaines épiphaniques, en prose d’abord, puis en vers ensuite. Cette « traduction poétique de l’expérience » est bien plus qu’un jeu avec la fiction ; c’est une tentative plus profonde, plus souterraine, de donner à entendre une expérience, à la fois humaine et langagière. Face à « l’inconvenance de toute image et l’arbitraire de toute nomination », seule l’intention de communication fait sens, et la poésie s’impose comme ultime recours lorsque la mise en fiction ne suffit plus.

Dans notre époque où les populistes confondent sans vergogne frontières et murs, lire « Fiction : la portée non mesurée de la parole » est une expérience salutaire. Le langage est corset, mur de prison, outil inadéquat pour dire l’expérience que l’on fait du monde, mais c’est aussi « un fond commun d’images et de mots, éprouvable par chaque un » (Drogi tient à cette écriture éclairante), « [qui] fonde effectivement l’humanité comme humanité », le seul espace de liberté, de transaction et de transmission des affects, le seul endroit où peut aussi se nicher le secret, qui est raison existentielle.

Pierre Drogi appuie ses études sur toute une gamme de textes importants pour lui, qu’il révèle dans toute leur lumière en tant que témoignages de fiction ou bien qu’il éclaire de manière oblique, pour nous encourager à les revisiter et à les lire enfin comme des lieux de rencontres intersubjectives secrètes. De la première catégorie, je retiendrai tout particulièrement les extraits commentés du « Livre des morts » égyptien. Dans la deuxième, les passeurs favoris convoqués par Drogi sont Rabelais, Lewis Carroll, Kafka, Dostoievski ou Borges, des écrivains qui ont su mettre en doute la littéralité du langage pour le renvoyer comme un miroir à lui-même. « Alice au pays des merveilles » est la quintessence de ce « jeu de mots », que l’héroïne applique à tous les objets et personnages qu’elle rencontre dans son voyage, et aussi à elle-même, puisque, se sentant victime d’une première transformation, elle se demande qui elle peut bien devenir et passe en revue ses camarades d’école pour savoir laquelle de ces expériences humaines, c’est-à-dire laquelle de ces fictions, elle va être désormais. La langue est toujours référence à quelque chose mais aussi poly-références à d’autres choses, et ne peut donc qu’être toujours en perpétuel changement, donc toujours incapable de traduire l’expérience humaine que l’écrivain voudrait partager avec ses lecteurs.

Par exemple, Pierre Drogi situe au cœur de l’œuvre dostoievskienne l’expérience incommunicable de l’auteur, condamné à mort, préparé pour son exécution, et gracié au dernier instant. De cette expérience unique, inimaginable, indescriptible, vont naître dans la fiction des personnages pour qui les mots se dérobent, simples d’esprit, bredouilleurs, épileptiques et déments, qui rendent « impossible ou impraticable ou insoluble ce qui est dit », comme Othello est condamné à la réitération de moins en moins sensée, aux lapsus, aux crises d’épilepsie, devant l’impossibilité de concevoir sa propre crise existentielle, qui emporte tout, lui y compris, dans la pièce de Shakespeare.

On l’aura bien compris : s’il n’y a pas de frontière entre fiction narrative et poésie (et Drogi le prouve par ses analyses de l’entre-deux des textes en prose poétique de Michaux ou de Stanescu), il n’y en a pas non plus entre texte original et traduction, puisque tout texte fait l’objet chez son lecteur d’un processus de traduction. La fiction est « toujours proposition de texte provisoire, réversible, perfectible, en attente de ses autres possibilités, de ses éventuelles réécritures, en attente infinie de parole », elle est toujours dialogue intersubjectif, et c’est ce qui fait qu’elle est à la fois indémodable et en nécessité constante de retraduction. Le beau texte de Pierre Drogi nous donne envie de relire Carroll, Rabelais ou Dostoievski, sous un nouveau jour, et il ne faut surtout pas se priver du bonheur de cette transformation, puisque l’auteur le proclame : « lire altère le je ».

 

©Jean-Luc Breton