Cécile A. Holdban – Osselets – illustrations de l’auteure, Le Cadran Ligné, 48 pages, avril 2023, 13€

Une chronique de Marc Wetzel


Cécile A. Holdban – Osselets – illustrations de l’auteure, Le Cadran Ligné, 48 pages, avril 2023, 13€


 Il y a deux choses qui ne trompent pas, et montrent l’authenticité rare de cette poète : d’une part elle dit toujours ce qu’elle a à dire le plus vite et sobrement possible (« Un jour, on ne fit rien d’autre/ que déjeuner du soleil » p. 37 – voilà qui résume la primordiale vie autotrophe; ou « S’il n’y avait qu’un seul bleu possible/ le sommeil n’existerait pas » (p.18) – voilà pour dire la gradation des fonds de monde dont dispose l’humain cerveau). Elle ne s’attarde pas, elle n’a pas d’amour particulier pour ses propres formules, elle consigne seulement ce que sa pensée a atteint, et se tient à ce qu’elle en retient. Elle étoufferait de garder pour elle cette « musique intérieure » qu’elle n’a pas choisie, dont peut-être la remontée même la menaçait (c’est l’inverse de ce que fait voir son activité de peintre, où elle prend tout son temps – et donne tout son espace ! -, laisse venir ses images à complétude, articule et fait respirer les silences extérieurs qu’elle en distingue et y agence).

D’autre part, elle ne vient jamais précéder ce qu’elle dit, se tient soigneusement derrière ce qu’elle énonce,

« Il pleut sur les roses

et soudain on ne sait

si l’eau vient des nuages

ou du coeur rouge des fleurs » (p.36)

s’esquivant non par simple modestie (moins encore par goût du secret), mais parce qu’elle a déjà bifurqué, cherche tout de suite ailleurs, se guidant sur ses propres pas de côté, et n’oubliant jamais que le labyrinthe est plus vaste que tout ce que strophe après strophe elle en révèle. L’univers ne paraît pas avoir ici de secrétaire global, mais de simples juges de paix locaux, qui explorent ses usages à leurs risques et périls :

« Le long voyage au fond de soi commence

à bord de navires nus

sans la voile des frondaisons » (p.39)

 C’est que Cécile Holdban est polyglotte (hongrois, anglais, allemand, français …), qu’elle sait saisir une nature elle-même polyglotte, qui parle  plusieurs registres d’éléments, plusieurs langues (la mécanique, l’optique, l’électrique, la géométrique, la thermique …) et ne cesse d’entre-traduire ses propres productions, de devoir obtenir les unes des autres ses diverses dimensions d’activité. Elle en connaît donc la palette, le nuancier, l’échelle des présences, dans l’incessante universelle opération (qu’a le monde) de se mêler à soi-même. Dans une disponibilité à la fois (étrangement) ardente et « chagrine ». 

« Un jour

en changeant de nom

tu as sauvé

ton visage du futur » (p.16)

 À la fois joie d’une renouvelée conversion (comme une foi se tournant sans cesse vers plus vrai qu’elle), et tristesse d’un constant déséquilibre (comme l’esprit polyglotte paye son indéfinie souplesse du deuil, en lui, de tout centre de gravité). On va de bond en bond, comme un triple sauteur (maître de ses propres ricochets), mais récoltant à chaque « rebond » la seule énergie rendue par le sol, le « bleu » veiné des contusions, le levain des seuls talons. Une ballerine dans un labyrinthe.

« Observant le labyrinthe

je suis à la fois celui qui le crée

et celui qui s’y perd  » (p.9)

Dédale qui « chagrine » (les chemins se valent et aucun n’a de sens; aucun pas n’assure passage aux suivants;  même tricher ne désembrouillerait rien), mais danse forcée de dépassement (« partir de soi pour plus de transcendance » dit quelque part l’auteure, puisque l’issue du labyrinthe ne viendra que d’une autre manière de l’arpenter, se fiant aux courants d’air, à l’humidité des cloisons, à la terre battue ou non des sols, à l’épuisement gradué des lumières : une liberté à la Escher, qui avance par éliminations, s’esquisse sur le miroir même et crayonne son propre sillage pour savoir au moins par où ne plus passer).  

« Le chemin tient dans la main

de celui qui le dessine  » (p.9)

 La foi poétique surnaturalise l’attention : nous observons passionnément comment la nature se débrouille d’elle-même, et y adaptons (calibrons, étageons, cicatrisons) notre chant :

« Les horizons blessés nous parlent parfois

de dommages plus intimes » (p.15)

 Ainsi nos larmes ont à apprendre des nuages, que pleuvoir allège et clarifie; nos enfances ont à apprendre des vagues, toujours imperceptiblement soulevées; nos loisirs de l’impossible oisiveté du réel (qui ne mène à rien que parce qu’il est toujours ramené vers lui-même); nos replis de l’immense origami cosmique qui ne rabat nulle chose sur elle-même sans l’épaissir à proportion, mais symétriquement ne sait déplier quoi que ce soit sans le désarticuler d’autant. Voici alors, une à une, quatre leçons de choses :

« Les larmes empêchent la lumière

de sombrer tout à fait

dans le gouffre de l’oeil » (p.21)

« Les vagues cachent

sous leur paupière

le secret des prairies de la mer » (p.33)

« Il est impossible de ne rien faire

lorsqu’on ne fait rien on fabrique du temps

ce temps germe

dans ce qui en nous se défait » (p.24)

« Novembre

plier les coins du ciel

en chaque arbre

puis en chaque feuille » (p.39)  

 L’auteure est comme une sainte espionne du Devenir, se montrant à la fois d’une incommensurable nostalgie (« La mémoire brode au fil or et noir » p.41), et d’une inconsolable volonté (« Le temps galope à dos de nuit » p.40), comme une enfant joue aux osselets – semble indiquer le titre -, à la fois plus libre du néant et plus consciente de la mort que l’adulte. Osselets : comme nous les astragales de moutons, la nature recycle en actions imprévues tous ses anciens moyens d’existence, comme l’avouent ses empreintes, et le hurlent ses ricochets. Il y a peut-être dans le titre énigmatique (et glaçant) du recueil l’idée que le jeu d’être conscient est une incomparable torture. 

 La torture aussi est un jeu : dans la variante ultime du jeu d’osselets (la tête de mort), on place d’abord, précautionneusement, les quatre osselets blancs entre les  premières phalanges des doigts, puis, ayant lancé et rattrapé dans sa paume l’osselet rouge, on fait redescendre en elle, sans lâcher le rouge – et sans utiliser l’autre main – les osselets ainsi fichés, par des mini-contorsions musculaires de la main jouant d’elle-même. Or cette acrobatie articulatoire a son équivalent (ou son précurseur) dans le supplice ancestral des os broyés : le tourmenteur médiéval disposait entre les doigts du patient des os surnuméraires avant de lui comprimer latéralement la main. L’aveu requis s’obtenait vite, ce jeu de l’étau portatif étant réputé, pour l’intensité des douleurs créées, sans égal (on ne restait pas longtemps beau joueur dans ce mortel serrement de mains). Mais le jeu d’osselets ici est pacifique, inspirant et généreux : il s’agit bien de ne ramasser les os blanchis au sol que le temps d’envol de l’os père et rouge. Le droit de glâner n’est que dans l’altitude réussie : la poésie ne récolte que ses propres lancers d’apesanteur. Mais Caillois semble y surveiller Prévert.

« Le temps se cueille endormi

sur des totems de fleurs » (p.25)

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© Marc Wetzel

   Poète, traductrice, dessinatrice et peintre, Cécile A. Holdban est née en 1974. Elle co-anime avec Sébastien de Cornuaud-Marcheteau l’étonnante et attachante revue en ligne « Ce qui reste » (qui a par exemple publié des inédits de Vincent Dutois). Ses derniers recueils : « Poèmes d’après » et « Toucher terre » chez Arfuyen, et « Pierres et berceaux » chez Potentille (https://revue-traversees.com/2021/11/24/cecile-a-holdban-pierres-et-berceaux-potentille-septembre-2021-16-pages-7e/)

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