Alan Booth (1946-1993)

Présenté et traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Jean-Marcel Morlat

Alan Booth (1946-1993) est l’auteur de The Roads to Sata, publié en 1986 et traduit en français sous le titre de Les chemins de Sata (Actes Sud, 1988, traduction d’Alain Labau). Son deuxième livre, Looking for the Lost: Journeys Through a Vanishing Japan (À la recherche des disparus : voyages à travers un Japon en voie de disparition), a été publié à titre posthume en 1994. This Great Stage of Fools: An Alan Booth Anthology, une anthologie de ses écrits journalistiques a paru au Japon en mai 2018 (Tôkyô, Brightwave Media). Les extraits qui suivent sont tirés du premier récit de À la recherche des disparus, Tsugaru, qui nous permet de marcher sur les traces de l’écrivain Osamu Dazai (1909-1948) en visite dans sa région natale de Tsugaru en 1944. Alan Booth fait des rencontres parfois hilarantes dans les localités qui parsèment une côte isolée et sous-développée et nous montre une région où s’affrontent modernité et traditions et où les effets du miracle économique japonais commençaient seulement à se faire sentir au début des années quatre-vingt-dix.

Lutteur de sumo

Le tournoi de Sumô

La journée était devenue caniculaire. Le vent avait diminué et je sentais que mes bras commençaient à brûler. Huit jours auparavant, je me battais contre la neige fondue ; il m’eût maintenant fallu un casque colonial. Je fis halte pour me reposer une fois ou deux près des bas-marais qui avaient commencé à se former au bord des rizières, chacun étant doté d’un panneau clairement rédigé qui m’informait qu’ils avaient été préservés dans cet état semi-sauvage comme sanctuaire pour le coucou de montagne. À travers la brume de chaleur m’apparaissait Kanagi, la petite ville où Dazai a vu le jour, dominée par un grand bâtiment au toit impressionnant dont je devinais, ayant vu des photos, qu’il s’agissait de sa demeure familiale. Mais je voulais différer une rencontre proche jusqu’à ce que j’en eusse vu un peu plus des autres communautés de la plaine ; je passai donc à la vitesse supérieure et poursuivis ma route en forçant le pas vers la petite ville de Goshogawara, dont les grands magasins semblaient être très proches et qui, une heure plus tard, ne semblaient guère être plus près. La cimenterie Asano s’offrit à ma vue à environ deux heures, et au-delà, parmi les dernières rizières, les rangées de pommiers courtauds aux fleurs blanches et à l’aspect poudreux.

Goshogawara semblait avoir énormément changé durant les quelque dix dernières années depuis ma dernière visite et, comme toutes les communautés de Tsugaru d’une certaine taille, Dazai l’aurait trouvé méconnaissable même si, selon ses souvenirs d’enfance, on pouvait la qualifier « d’ « industrieuse » — si l’on est bienveillant —, ou de « bruyante » — si l’on est malveillant.» Revoyant l’endroit en 1944, il écrivit : « Elle ne sent pas la campagne : si petite soit-elle, il y a déjà dans cette bourgade quelque chose de l’effrayante solitude qui caractérise les grandes cités. » 

Lorsque j’avais visité Goshogawara pour la première fois à la fin du mois d’octobre dix ou onze années auparavant, l’endroit m’avait frappé comme étant une ville d’agriculteurs dans son essence même. Les magasins dans la rue presque déserte étaient pleins de bottes en caoutchouc et de lourds poêles à mazout, et le long des ruelles calmes entre les magasins et la rivière on sentait le vide laissé par la récolte et la terne approche de l’hiver. Lorsque Dazai grandissait tout proche, à Kanagi, Goshogawara était composée de douze ou treize mille habitants. Depuis, sa population a plus que quadruplé. C’est la troisième ville en importance après Aomori et Hirosaki, mais ses industries sont toujours presque toutes primaires — du riz, principalement, et les immenses pommes rouges qu’elle achemine dans tout le Japon. Dazai raconte être tombé dans un fossé d’une profondeur d’un mètre lorsqu’il avait six ou sept ans, et le Goshogawara dont je gardais le souvenir depuis ma dernière visite était exactement le genre de ville où les vieilles femmes glissaient sans arrêt sur des systèmes d’évacuation des eaux pluviales engorgées par la glace et tombaient dans des fossés, agrippées à leur canne, en faisant « Oooooooooo ! ».

Mais les rues marchandes étaient à présent couvertes d’un toit visant à les transformer en arcades ; il y avait des haut-parleurs qui diffusaient les voix de filles guillerettes, sorties tout droit d’un jardin d’enfants, m’incitant à devenir un habitué de ces boutiques ; il y avait des McDonald’s, des Mister Donuts, des boutiques et d’élégants faux cafés rustiques avec des noms tels que Labrador et leur pédigrée peint sur leur vitrine : Depuis 1983. Il n’y avait aucune botte de caoutchouc en vue, aucun poêle, aucun fossé. La gare en bois dont je me souvenais avec une certaine affection avait été démolie et remplacée par son équivalent en béton armé. Et en ce beau samedi après-midi, la population entière semblait se baguenauder le long de ces arcades animées, les pères en polos Arnold Palmer, les mères permanentées, les bébés récurés, les enfants plus âgés dans leurs uniformes scolaires noirs lorgnant les éventaires de vidéos porno. 

J’avais prévu de passer la nuit à Goshogawara et, ayant plusieurs heures à tuer, je traversai la route en flânant pour me rendre à l’un des cafés à l’air flambant neuf. La gérante, un échalas dans les cinquante-cinq ans — portant un jean bleu serré et un T-shirt pailleté —, m’offrit des cadeaux en prime : une deuxième tasse de café, deux bonbons et un biscuit salé Ritz rassis. Une femme au foyer maigre comme un clou rentra avec trois cabas, s’affala à la table près de la fenêtre et commanda un café et un gâteau.

« Je ne fais pas les gâteaux, lui répondit la femme au jean serré. Et si vous preniez une tranche de pain de mie grillée avec de la confiture ? » Et la ménagère, qui se réjouissait évidemment de manger un gâteau et qui voyait un salon de thé à travers la vitrine à environ dix mètres en face, rougit, baissa les yeux, farfouilla dans ses sacs, se racla la gorge et commanda une tranche de pain de mie grillée avec de la confiture.

Elle venait tout juste d’ouvrir ce commerce, me confia la femme au jean serré lorsque la femme au foyer eut fini sa tranche de pain et qu’elle fut partie, mais il était clair qu’elle avait passé la majeure partie de sa vie à préparer des boissons en tous genres à la manière dont elle baissait sans arrêt les lumières d’une manière expérimentale. Ah oui, si j’avais visité Goshogawara à la fin octobre, mes sensations auraient inévitablement été différentes en comparaison avec le mois de mai. À cette époque, les dekasegis (travailleurs saisonniers) étaient tous rentrés au pays pour le repiquage du riz et, comme en ce samedi-là, ils seraient certainement sortis avec leur famille pour dépenser l’argent qu’ils avaient gagné sur des lignes d’assemblage lointaines. Mais à la fin octobre, après la récolte, ils seraient tous de nouveaux repartis et Goshogawara aurait rapidement retrouvé son statut habituel de ville sobre et monotone se caractérisant par son absence cruelle de mâles. Elle évoqua ce manque habituel d’hommes avec l’air d’une personne personnellement insultée par cette situation, et je supposais que c’était la raison pour laquelle elle avait troqué des boissons beaucoup plus fortes contre un café pour ménagères, par conséquent elle décida de laisser les lumières allumées.

 « Industrieuse », tel est le terme utilisé par Dazai pour décrire la ville. Il fait aussi remarquer que « les gens de Goshogawara sont de bons vivants », mais si leur plaisir est limité à deux visites par an cela ne peut guère former le socle d’une économie stable. Dans la plupart des principales villes japonaises, les tenanciers de bar considèrent la période de ni-pachi (février et août) comme une période creuse, février parce qu’elle suit la période chargée des fêtes de fin d’année de si près que personne n’a plus d’argent à dépenser sans compter pour la boisson, et août parce que les nombreux clients réguliers sont partis en vacances ou en visite dans leur ville natale pour la fête des morts. Mais dans les zones où la migration des dekasegis est toujours un facteur démographique principal, le calendrier des tauliers de bars est sans doute structuré différemment. Mai et septembre doivent être la période la plus occupée de la saison et, comme l’hiver dure six ou sept mois à Tsugaru, ni-pachi dure neuf ou dix mois. 

Contemplant les rues affairées de Goshogawara à quatre heures, en ce samedi après-midi, je décidai après tout de ne pas y passer la nuit. Peut-être que c’était en raison des haut-parleurs, ou de la façon dont la femme au jean serré me serina de rester autant de temps que je voulais, tandis qu’elle partait à la recherche d’un autre cracker Ritz dans ses armoires. J’ai toujours préféré les choses hors saison. J’aime les champs de foire sous la pluie et les stations de ski lorsque la neige a fondu et les promenades en bord de mer en février. Je quittai les galeries marchandes, traversai la rivière Iwaki, et parcourus à pied les cinq derniers kilomètres vers la petite ville de Kizukuri. Le mont Iwaki avait l’aspect croustillant d’un biscuit salé sous le soleil de cette fin de samedi après-midi, les riches prés verts sur ses pentes inférieures faisant office de torchon pour la neige fondante.

À Kizukuri, une pharmacienne maquillée à l’excès et bigleuse, m’indiqua le chemin vers un ryokan (auberge traditionnelle) et, quelques secondes après mon arrivée, j’étais pris en charge par une assemblée de vieilles femmes — l’un de mes passe-temps favoris. Une mère portant un cardigan rouge foncé m’apporta du thé, une autre avec un châle noir alla me chercher un yukata (kimono de coton léger), une autre sur un manche à balai m’indiqua comment utiliser la machine à laver automatique. Elles n’arrêtaient pas de dire, en gloussant, que j’avais l’air d’avoir chaud, à quel point mon japonais était bon et que mes chaussettes étaient dans un sacré état, et plusieurs fois je les imaginai en train de joindre leurs mains et de m’acclamer tel Thane de Cawdor. Durant environ dix minutes, je me tins là, regardant mon jean, ma chemise et mes sous-vêtements tourner dans une soupe savonneuse qui avait l’aspect du dégueulis de chat ; « La terre a des bulles, comme l’eau », leur fredonnai-je de façon insensée. Mais lorsque je pointai la tête à la porte de la cuisine pour savoir où l’on entreposait les seaux en plastique, ces mères s’étaient volatilisées. Il était cinq heures et demie. J’errai à travers les couloirs à leur recherche, dans la salle de bains, en haut, mais tout ce qui pouvait ressembler à un corps semblait s’être évaporé. Je glissai mes pieds dans les mules en plastique du ryokan et les cherchai dans la cour. Il n’y avait pas un chat. Nul ne se trouvait dans l’appentis. Je devins nerveux. Il n’y avait nulle âme qui vive dans les rues de Kizukuri. 

Je revins vers l’entrée du ryokan et aperçus une grande photo en couleur d’un homme avec un visage poupin qui vous regardait avec douceur depuis le mur en face de la porte. En dessous se trouvait un panneau rédigé à la main qui l’identifiait comme étant le lutteur de sumô Asahifuji (Glycine du Soleil Levant) et qui expliquait qu’il avait vu le jour à Kizukuri et que c’était l’enfant le plus célèbre du pays. Depuis un endroit des profondeurs du bâtiment provint la voix étouffée d’un yobidashi — l’homme qui appelle formellement les lutteurs de sumô dans l’arène pour que ces derniers effectuent leur morceau de bravoure. Je jetai un coup d’œil à mon bracelet-montre. Il était six heures moins vingt-cinq et je savais exactement où les mères avaient disparu. Je suivis le son du yobidashi et trouvai tout le personnel du ryokan, et une ou deux autres personnes qui étaient passées pour regarder, assis dans le salon du propriétaire devant un poste de télé de 29 pouces qui retransmettait en direct depuis Tôkyô la dernière journée du tournoi de Sumô d’été d’une durée de quinze jours. Je trouvai un espace sur le sol entre deux des mères qui m’offrirent silencieusement des craquelins de riz. La femme du propriétaire du ryokan, assise à l’avant, frappa dans ses mains en signe de prière, après les avoir levées en direction de l’écran, puis s’inclina jusqu’à ce que son front touche le tapis. Derrière moi, une incantation débuta. Timidement, je grignotai un craquelin.

Asahifuji pénétra dans le cercle de combat. Son adversaire, le grand champion Hokutoumi (Mer de la Victoire du Nord), fit son entrée du côté opposé, à la suite de quoi l’épouse du propriétaire du ryokan commença une démonstration de ce qu’est la physiognomonie :

« Mais regardez donc son visage ! » lança-t-elle en pavoisant, tandis que Mer de la Victoire du Nord faisait claquer ses mains en frappant violemment son ventre, se débarrassant ainsi du sable mouillé. « Vous voyez bien qu’il va perdre ! Oui, Asahifuji va lui mettre une raclée ! Regardez ces sourcils ! Il n’y a aucun doute ! Regardez donc ! Regardez la façon dont sa bouche s’abaisse ! 

— Il vient d’Hokkaidô, hein ? demandai-je jovialement.

— Tous les meilleurs sont originaires du nord », répondit-elle en chuintant. 

Asahifuji se gargarisa avec de l’eau contenue dans une louche en bois et la recracha derrière une serviette en papier. Il faisait une demi-tête de plus que son adversaire, mais il avait la réputation de s’effondrer lors des crises. Tournoi après tournoi, ses supporteurs s’étaient attendus à ce qu’il se hisse au plus haut rang de sumô — grand champion — et, tournoi après tournoi, il avait échoué. Lors des derniers jours cruciaux, il se crispait, il s’inclinait face à un lutteur de bas niveau ou bien face à l’un des trois grands champions actuels sans sembler se forcer, et une fois de plus le conseil de promotion décidait qu’il n’était pas prêt. Mais cette fois, Asahifuji avait toutes ses chances de décrocher une promotion, cela depuis plusieurs mois, d’où les torchons tordus et les ongles rongés. Une mère douée en mathématiques expliqua : « En ce quatorzième jour, Asahifuji totalisait onze victoires contre deux défaites. Le favori, le grand champion Chiyonofuji, quant à lui, avait un total de douze victoires contre une défaite. Le combat d’Asahifuji contre Chiyonofuji était programmé pour demain. Si Asahifuji perdait aujourd’hui, eh bien Chiyonofuji devrait perdre aujourd’hui et demain pour égaliser leurs records en remportant douze victoires contre trois défaites. Si Asahifuji triomphait aujourd’hui et si Chiyonofuji perdait, ils devraient donc aborder la dernière journée avec des résultats égaux de douze défaites pour deux victoires. Si les deux gagnaient aujourd’hui et si Asahifuji était vainqueur demain, ils termineraient le tournoi avec des records identiques de treize victoires contre deux défaites et devraient donc s’affronter de nouveau. Si Chiyonofuji prenait le dessus aujourd’hui et si Asahifuji perdait… »

Je croquai mon craquelin de riz, observant le regard furieux que Hokutoumi jetait à Asahifuji, qui lui avait l’œil vitreux, et je compris que, à partir du moment où Asahifuji avait remporté sa onzième victoire à six heures moins le quart la veille en soirée, Kizukuri avait regorgé de mathématiciens. Les calculs, les discussions, les rêves, les offrandes de riz, de sel et de saké sur les autels dédiés aux dieux shintô du petit restaurant, avaient tous impliqué Asahifuji. S’il triomphait aujourd’hui, une équipe de cameramen radinerait pour filmer les visages de ses supporteurs avant et après le combat de demain — peut-être dans ce ryokan — et durant quelques secondes grisantes chaque téléspectateur japonais saurait qu’il y avait eu dans leur pays une ville du nom de Kizukuri, une petite ville obscure, une ville insignifiante, une bourgade dont le nom (qui signifie « fait de bois ») avait été tourné en dérision par Dazai. J’imaginais les mères du ryokan en train d’aller et venir toute la journée, occupées à enfoncer des aiguilles dans des poupées à l’effigie de Hokutoumi, à balancer de la laine de chauve-souris dans des chaudrons bouillonnants, à frotter distraitement les toilettes avec du thé et à fourrer des lavettes dans le cuiseur à riz.

L’arbitre écarta les pieds et inclina son éventail. Les lutteurs s’accroupirent. Toute respiration cessa. Et, pour faire bref, Asahifuji l’emporta. Il y eut un moment de vacarme infernal. Deux mères se relevèrent en sautant et firent le tour de la pièce en dansant. La femme du propriétaire renversa la théière. On entendit le frère qui gérait le magasin de sushis juste à côté traverser les couloirs à l’arrière du bâtiment à toute allure, criant tel un maniaque. Et pour clore cette courte histoire avec l’avantage du recul, Asahifuji perdit aisément face à Chiyonofuji le jour suivant et, rebelotte, fut disqualifié par le conseil de promotion. J’étais ravi d’être à Kizukuri samedi, et non pas dimanche, et les lutteurs avaient à peine quitté le cercle sacré que les mathématiciens étaient déjà à pied d’œuvre : « Maintenant si Onokuni battait Chiyonofuji, alors Asahifuji et Chiyonofuji auraient tous les deux accumulé douze victoires contre deux défaites le dernier jour, mais si Chiyonofuji mettait une pâtée à Onokuni, il totaliserait treize victoires contre une défaite, ce qui voudrait dire qu’Asahifuji…»

Au dîner, les mères me demandèrent d’inscrire mon nom et mon adresse sur certaines des pages de leur bloc-notes. Tout d’abord, je les écrivis en japonais, ce qui parut décevoir tout le monde, je les rédigeai donc plusieurs fois en anglais et les mères, assises en cercle autour de ma table, plièrent ces papiers plusieurs fois, comme des porte-bonheur pour invoquer l’amour, et les fourrèrent à l’intérieur de leurs gilets.

Je sortis faire un tour. La lune et les étoiles étaient très illuminées. Et à l’intérieur de mon futon cette nuit-là, je rêvai que je retournais à la maison de mon enfance à Londres et que je trouvais mon père, à l’agonie, dans son lit. Mon épouse et ma fille étaient parties et nul ne savait où les trouver. C’était Londres, mais c’était également le Japon, et Leytonstone était une banlieue de Tôkyô. Un garçon que j’avais connu à l’école se trouvait également au Japon et je courais dans tous les sens avec une envie frénétique de le voir ; c’était un garçon auquel j’avais à peine adressé la parole. Je rencontrai un étudiant de mon université et le saluai tel un frère perdu de vue depuis longtemps : c’était quelqu’un que je n’avais jamais aimé.

Je me réveillai en sursautant à quatre heures du matin. Au-delà des toits plats, le ciel était cramoisi. Je me dis que c’étaient les cosses dans mon oreiller qui devaient m’empêcher de dormir.

Le Hatsumode

Festivals japonais : le hatsumôde et le Namahage

Les rituels que les Japonais ont institués pour reconnaître la puissance divine ont été — et sont — rigoureusement exclusifs. Les événements tels que la fête de shichi-go-san lorsque l’on emmène les enfants d’un certain âge jusqu’à leurs sanctuaires locaux pour qu’ils soient bénis, ou le hatsumôde, la première prière du Nouvel An, ne sont pas tant des célébrations religieuses que des démonstrations de japonicité. Ce sont des gestes qui confirment l’appartenance à la tribu, et c’est pourquoi, lorsqu’un non-membre l’effectue, il risque non seulement de se faire remettre en question, mais aussi de paraître désinvolte, comique, présomptueux, voire condescendant ou encore cinglé. 

Le Namahage

Certes, on tombe occasionnellement sur des exceptions à cette règle. Dans quelques rituels plus anciens, on attribue à la personne extérieure — à l’étranger — la possession d’un peu de la vertu de la puissance divine ; comme dans les vieux films hollywoodiens dont l’action se situe dans la jungle dans lesquels Cary Grant se retrouve au beau milieu de cannibales et est soudainement proclamé roi. 

Un soir de la Saint-Sylvestre, huit ou neuf ans auparavant, j’avais séjourné dans un petit village de la Péninsule d’Oga dans la préfecture d’Akita, non loin du sud du mont Iwaki. Je m’y étais rendu pour prendre des photos et écrire sur le rite annuel pour laquelle cette péninsule est connue ; un événement tribal s’il en fut. Le Namahage de la Péninsule d’Oga est une survivance presque unique d’un type de rituel (certains anthropologues le surnomment « rituel de visiteurs ») dont on pense qu’il était courant il y a bien longtemps dans tout le Japon, mais qui de nos jours, dans son état pur — c’est-à-dire une forme que les gens prennent au sérieux — est pratiquement éteint. À la nuit tombée, le soir de la Saint-Sylvestre, un groupe d’hommes jeunes du village se déguisent en diables. Ils sont affublés d’énormes masques cornus, de volumineuses capes de paille, ainsi que de bottes en paille afin d’apparaître plus grands que nature et plus effrayants. Ils portent aussi des armes et d’autres instruments pour faire du tintamarre et se rendent d’une maison à l’autre dans le village en criant, en proférant des menaces et en exigeant des cadeaux. 

Les principaux objets de leurs menaces sont les enfants paresseux et désobéissants et les femmes mariées récemment au sein de la communauté — des gens, bref, qui ne connaissent pas encore leur place et ont besoin d’apprendre. Les diables rugissent et parcourent les pièces des maisons qu’ils visitent en piétinant, tirant les enfants terrifiés de leurs cachettes, les fourrant dans des sacs, menaçant de les embarquer vers les montagnes et réduisant les plus jeunes et les plus sensibles parmi eux à un tel état d’hystérie qu’ils en mouillent leurs culottes. Puis le maître de maison, lequel s’agenouille de manière formelle devant les diables, leur offre du saké et d’autres rafraîchissements. Dans certaines maisonnées, on force les enfants tremblants à s’approcher des diables et à leur verser le saké. Après cela, les diables sortent dans la rue pour visiter la prochaine maison, se saoulant davantage et devenant plus tapageurs chaque fois qu’ils pénètrent avec fracas dans une nouvelle maison, et la bonne fortune, le bon ordre, et toutes les bonnes vieilles vertus confucéennes — l’obéissance conjugale, la tyrannie patriarcale — protègeront les maisons qu’ils ont visitées pendant le restant de l’année.

Ordinairement, il n’est guère facile pour une personne extérieure d’observer ce rituel parce que, d’une part,  il a lieu dans des foyers privés et, d’autre part, parce que les villageois se donnent beaucoup de mal pour décourager les touristes de se présenter. Ils ont réussi, malgré tous les efforts des agences de voyage, à s’accrocher à la notion que leur Namahage est une affaire sérieuse et importante. Environ six semaines après la clôture de ce festival, le même groupe de jeunes hommes — leurs nombres parfois gonflés par des gens des agences de voyages — revêtent des masques, des capes et des bottes de paille et se pavanent dans le sanctuaire voisin, attirant des flopées de touristes et de caméramen en dépit, ou à cause de, la neige profonde. Des affiches colorées font de la publicité pour ce pavanement et ce festival a été catalogué par quiconque catalogue de telles choses comme l’un des « Cinq Plus Grands Festivals de la Neige du Nord-Est du Honshû ». Il est certain que les touristes et les caméramen rentrent dans leurs villes avec l’impression qu’ils ont vu le Namahage. Et il est certain qu’ils ne l’ont pas vu. Ce qu’ils ont vu est une concoction théâtrale destinée à les duper, une tentative astucieuse et courageuse pour s’assurer que, pendant au moins quelques années supplémentaires, le vieux rituel des visiteurs pourra continuer d’être cela, et non pas un spectacle.

J’étais donc prêt à être refoulé. Mais je décidai d’améliorer mes chances de me présenter dans le village non pas le soir de la Saint-Sylvestre mais quatre ou cinq jours plus tôt, et en passant ces journées à traîner dans les centres communautaires où l’on fabriquait les capes de paille, à faire un brin de causette avec les jeunes hommes qui se feraient passer pour les diables, à boire du saké avec eux, et à discuter de tout et de rien en particulier jusqu’à ce que, enfin, lorsque la veille du Nouvel An serait là, il soit suggéré, seulement à moitié pour rire, que je pourrais bien me faire passer pour un diable moi-même, puisque j’étais grand en comparaison et que je n’aurais pas besoin de masque, mon nez et les autres parties de mon visage étant arrangées naturellement pour provoquer des hurlements plus sauvages chez les enfants du village que n’importe quel démon. À la fin, il fut décidé que je pourrais accompagner les diables dans leurs tournées, me rendre dans les maisons avec eux, accepter le saké des propriétaires, prendre des photos d’eux si je le désirais, et effrayer autant de jeunes épouses que je le souhaitais.

Ce que je fis, mais lorsque nous fûmes passés par six maisons, j’avais bu tant de saké (il était particulièrement malpoli pour des créatures divines de refuser l’hospitalité de mortels japonais) que j’étais incapable de braquer mon appareil-photo. Donc à la septième maison, lorsque je fus invité à rester pour la soirée, je m’écroulai avec reconnaissance dans un fauteuil, m’endormis brièvement, et me réveillai juste à temps pour regarder le concours de chansons Verts-et-Rouge à la télévision. Mon hôte se tourna vers le policier du village et, entre neuf heures et les cent huit coups de cloches — correspondant au même nombre de penchants humains devant être éradiqués selon le bouddhisme — qui retentirent dans tout le Japon à environ onze heures trente —, nous éclusâmes une autre grosse bouteille de saké. Tandis que minuit approchait, le policier se releva en chancelant et me dit qu’il était temps pour nous d’aller prier au sanctuaire, et que cela faisait partie de son devoir officiel. Puis il s’écroula dans son fauteuil et nous nous retrouvâmes à ramper sur son tapis, au milieu des chips et des coupes à saké, essayant de manœuvrer ses jambes à l’intérieur de son pantalon d’uniforme sans que ses couilles se coincent dans sa braguette. 

Au sanctuaire, je découvris un autre rituel en cours. C’était le hatsumôde du village, mais au lieu de visiter le sanctuaire séparément ou en petits groupes familiaux comme le font en général les gens des villes, le village entier s’était rassemblé juste après minuit afin d’offrir une prière communautaire, les femmes faisant taire leurs enfants pleurnichards à l’aide de menaces d’une autre visite des diables, et les hommes restant jusqu’aux premières heures du jour pour boire dans le petit sanctuaire de bois non chauffé et se réchauffer près du feu de joie à l’extérieur, là où les charmes inefficaces de l’an dernier — les talismans en forme de flèche censés chasser les mauvais esprits, les o-fuda, les plaques zodiacales — étaient en train de se réduire, tout comme l’année, en une pile de cendres incohérentes.

Le policier et moi-même nous joignîmes aux villageois dans le sanctuaire et bûmes encore plus de saké. Puis, à environ une heure moins le quart, le prêtre s’approcha et m’offrit sa coupe de saké et, après une ou deux minutes de badinage sacerdotal, me dit qu’il serait très reconnaissant si je daignais mener la prière communautaire. Cette proposition me dessoûla assez rapidement, ou plutôt cela eut l’effet de me rendre malade plutôt que de me donner soif. Deux fois, avec la plus grande désinvolture et dans un dialecte complètement incompréhensible, le prêtre m’expliqua ce que je devais faire. Je devais m’approcher de l’autel avec cette branche, la tourner comme ceci, puis comme cela, la déposer ici — pas là—, m’incliner trois fois, frapper mes mains comme ceci — pas comme ça — et retourner à ma place. Derrière moi — nul besoin de s’en soucier —, les villageois s’inclineraient et frapperaient tous des mains en suivant mon exemple. Dans un profond silence, je m’approchai de l’autel, la tête pleine de Cary Grant, et fis tout foirer. Je tournai la branche dans le mauvais sens, la plaçai au mauvais endroit, m’inclinai environ neuf fois, frappai des mains au mauvais moment, et revins à mon siège. Tout le monde était immensément content. Et puis je sortis et vomis dans les buissons.

Je me suis parfois accordé quelques instants pour me demander pourquoi l’on m’avait choisi pour accomplir ce rite et pourquoi j’avais été admis dans ces foyers pour voir le Namahage alors que tant d’autres avaient été refusés. Par exemple, une équipe de télévision japonaise s’était pointée au village à cinq heure de l’après-midi le soir de la Saint-Sylvestre et à cinq heure trente on les avait envoyés promener. « Eh bien, est-ce que les diables ne pourraient pas faire une petite danse pour nous, alors ? » avait demandé le réalisateur en pleurnichant et en suppliant l’un des responsables du centre communautaire. On l’avait escorté jusqu’à son minibus. Mais j’avais forcé sept portes d’entrée, m’étais assis devant sept foyers de cheminées et avais bu environ cent coupes de saké. Et tôt le lendemain matin, j’avais dirigé les villageois dans le cadre de la cérémonie de présentation des vœux de nouvel an adressés à leur divinité. La plupart des Japonais, en entendant cette histoire, prétendraient que cela démontre la gentillesse et la considération avec laquelle les étrangers peuvent s’attendre à être traités au Japon, et le vif désir qu’on les Japonais de présenter leur « culture » aux personnes extérieures. Je ne doute pas que le fait que je sois étranger — l’étranger dans toute sa splendeur — avait joué un rôle important dans cette histoire. Les diables, de même, sont des personnes extérieures. Ils viennent de la montagne aride, de l’autre côté du lac ; ils sont également grotesques, brutaux ; ils menacent et dérangent. Et le traitement que l’on m’avait accordé était exactement le même que celui qui leur avait été réservé. On les invite, on est aux petits soins pour eux, on les supporte avec résignation, cette seule nuit sur trois-cent-soixante-cinq autres afin que, pour les trois-cent-soixante-quatre nuits qui restent, ils promettent de se tenir à l’écart.  

… Je finis ma bière. Le soleil venait de se lever et je pris la route d’un pas pesant en direction de Hirosaki pour accomplir des rituels de visiteurs bien à moi.

Traduit de l’anglais par Jean-Marcel Morlat (Grande-Bretagne)

  • Ces extraits sont tirés du livre Looking for the Lost: Journeys Through a Vanishing Japan d’Alan Booth publié par Kodansha International, New York/Tokyo/London. Copyright © 1995 Estate of Alan Booth. Ils sont publiés avec l’aimable autorisation de l’ayant-droit.