Jirô Taniguchi, L’homme qui marche, Casterman, nouvelle édition pour le 20ème anniversaire, 2015, 226 pages

Chronique de Lieven Callant

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Jirô Taniguchi, L’homme qui marche, Casterman, nouvelle édition pour le 20ème anniversaire, 2015, 226 pages


« S’émancipant peu à peu des contraintes et des standards de la production industrielle? Jirô Taniguchi est devenu l’un des principaux passeurs entre le monde des mangas et celui de la bande dessinée. Mais il est surtout, tous domaines confondus, l’auteur d’une des œuvres les plus fortes et les plus universelles de notre temps. » Benoît Peeters (Jirô Taniguchi, « L’homme qui dessine, entretiens » 2012.

On pourrait penser que le titre de ce livre fait allusion à l’œuvre d’Alberto Giacometti ou encore à celle de Rodin. On imagine un homme représentant l’humanité depuis les premiers instants où il s’est mis à marcher, à partir à la découverte de son environnement. On pourrait aussi penser aux Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau. Sur la couverture, un homme nous regarde en haut d’une ruelle quelque part au Japon. Il est accompagné de son chien.

En parcourant les titres des différents chapitres qui fonctionnent comme autant de nouvelles: « Observer les oiseaux », « Nager la nuit », « Il pleut », « Sous le cerisier », « Le plus court chemin », « Voir la mer », on comprend que les références sont surtout japonaises. Tous ces titres m’ont fait l’effet de cette poésie qui a la faculté de condenser en termes simples, brefs, limpides, des situations complètes, intenses et qui ont pour but de révéler le quotidien sous ses aspects les plus universels au genre humain. Une pluie n’est pas une simple pluie, le plus court chemin n’est pas forcément le meilleur. Le cerisier repose sur bien plus qu’un simple tapis de pétales, il est comme l’endroit où se rencontrent l’éphémère instant et les éternelles répétitions des saisons.

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L’homme qui marche est curieusement celui qui arrête les allers-venues brutales du temps. Ce ne sont plus les habitudes quotidiennes qui imposent leurs rythmes frénétiques. C’est le marcheur qui détermine l’ordre des choses. Leur importance et la valeur parfois absurde qu’on leur accordait sont revues. Ainsi se perdre n’est plus considéré comme une perte de temps, c’est l’occasion de renouer avec soi-même, avec ses souvenirs, c’est offrir du temps à l’autre sans avoir le sentiment de gâcher le sien. C’est reprendre sa destinée en main et accepter qu’elle ne nous mène pas forcément là où il faudrait qu’elle nous conduise.

L’homme qui marche s’il est d’abord celui qui renoue avec le temps, la vie et explore librement son environnement, il est aussi celui qui s’ouvre sans réserve, sans crainte et

avec une certaine curiosité à l’inattendu, à l’inconnu. L’inconnu, cette part incontrôlable de la vie et que je nomme parfois joyeusement la poésie. L’inconnu c’est aussi cette part de nous dans l’autre que nous nous efforçons de reconnaître. L’homme qui marche, rencontre ainsi, un homme qui observe les oiseaux, un homme qui pêche sans avoir le désir d’attraper quoi que ce soit mais qui simplement aime se retrouver là chaque jour, au bord d’une rivière pour l’observer. L’homme qui arpente son quartier rencontre ses voisins: une vieille femme qui cherche son chemin, une jeune-femme qui cherche à retrouver les sensations de son enfance en s’allongeant sous un cerisier, des enfants qui jouent. Ses propres souvenirs l’invitent à revisiter des lieux qu’il a connu autrefois.

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L’homme qui marche affronte pluie, neige, chaleurs de l’été ou rigueurs de l’hiver, son parcours est parfois complexe comme celui d’un dédale de maisons, de ruelles, il est aussi celui épuré de la nature à la campagne. La promenade est une nécessité qui ne recule devant aucune difficulté. Le promeneur traverse rues défoncées qu’elles grimpent ou qu’elles descendent, rivière ayant débordé de son lit, ville mal menée pas une tempête.

L’homme qui marche revient finalement toujours chez lui. Sa femme le reçoit sans le moindre étonnement, sans la moindre question par rapport à ses retards, comme si l’amour était dans cette acceptation simple et pure de l’autre, de ses mystères, de ses besoins de liberté et de flottements, de rêveries. La vie est accueillie telle qu’elle arrive.

Comme l’a signalé Benoît Peeters que j’ai cité en début de texte, « L’homme qui marche » est une œuvre qui oscille entre plusieurs genres: manga, bande-dessinée et qui reprend en les questionnant les codes de l’un et de l’autre. Jirô Taniguchi bouscule les genres. Pour moi qui ne suis pas une spécialiste dans le domaine, j’ai malgré tout apprécié la précision des dessins, l’importance accordée à ce qui s’évapore, est léger et presque intangible: mouvements de feuillages, transparences de nuages, lueurs solaires après la pluie, lumière lunaire, étoiles dans la nuit. Ce qu’on considère comme faisant partie du décor, le détail d’un lieu, d’une texture, d’une odeur prend une importance considérable comme si tous ces petits éléments contribuaient à caractériser le personnage principal, sa psychologie, ses états d’âme. J’ai l’impression qu’il n’est pas important de savoir qui il est, quel est son nom, son métier, son âge. Ces aspects par rapport aux autres sont les détails. Probablement que le marcheur est l’auteur lui-même mais comme je l’ai laissé déjà entendre, c’est peut-être moi, ce peut être n’importe qui.

Si les cadres sur les pages s’organisent harmonieusement et règlent par leurs tailles, leur formes le déroulement du temps de l’histoire, les passages d’un lieu à un autre, d’un espace mental à un autre ils fonctionnent aussi à l’instar des caractères japonais comme des idéogrammes. Leur agencements subtils et différents ordonnent les mots, les phrases au delà des bulles peu nombreuses où sont inscrits les textes, les dialogues, les sons. Ainsi plusieurs histoires et donc plusieurs lectures se superposent avec une légèreté surprenante.

La réédition d’une très belle qualité, reprend les planches en noir et blanc mais aussi celles en couleurs. Un ravissement pour les yeux, pour l’esprit. Une étonnante combinaison d’éléments légers, évaporés comme appartenant à un rêve, un rêve qui arpente le quotidien.

©Lieven Callant