Ivan Blatný, Le Passant, Traduit du tchèque par Erika Abrams, Présentation de Zbynek Hejda, Orphée, La différence, 189 pages, 1992. 


En préparant la mise en page pour l’article de  Vladimir Claude Fišera, sur un nouveau livre concernant l’artiste Toyen, je me suis rendue compte que je ne connaissais guère les poètes tchèques qui faisaient partie de l’entourage de l’artiste et du groupe 42. Il me fallait donc absolument combler cette lacune. J’ai trouvé à acheter quelques livres et le premier à m’être parvenu est celui que je présente ici. Lu ou plus exactement dévoré en quelques heures, oubliant toutes les trop futiles obligations de la journée. 

Pourquoi un tel empressement ? Certes, il me fallait combler un vide mais je constate presque tous les jours ce genre de manquements en ce qui concerne mes connaissances. On me répliquera qu’il ne s’agit que d’une traduction et je reconnais que même si l’édition est bilingue et que j’ai donc accès au texte original, je ne parviendrai sans doute jamais à comprendre l’univers de subtilités, de nuances qui échappent à toute traduction. Je ne peux qu’imaginer ce monde inaccessible et profiter avec délice et prudence de celui qui m’est offert.

Ce Livre en quatre grandes parties reprend des poèmes datant de 1945 pour la première partie: « Ce soir », de 1947, 1948, 1954 pour la deuxième partie « À la recherche du temps présent », de 1979 pour la troisième partie: « Vieux domiciles » et de 1980 pour la quatrième partie: « Cours Bixley pour retardés ».

Le Passant qui est-il? Il est d’abord cet être anonyme sans nom qui ne reste pas en place mais va d’un endroit à un autre. L’habitant quelconque d’une ville quelconque. Il occupe tour à tour une place dans le bus, le tram, le train. Transite sur une place, dans une gare, habite l’appartement d’en face ou du premier étage. Le Passant est aussi une sorte de fantôme capable de voyager dans le temps celui du rêve comme celui du souvenir. C’est un voyageur. Le Passant est le poète lui-même à l’instar de Rimbaud et d’autres, il ne tient pas en place. Un vagabond. Je pense en particulier au dernier poème repris par le livre « Le vagabond dort dans un pré » 

Le bon à rien traîne dans les rues de la ville
always under pressure of the moral institutes 

Dans ce poème et quelques autres, on comprendra comment Ivan Blatný en mélangeant plusieurs langues (anglais, allemand, français, tchèque) au sein d’un même poème, il crée une nouvelle langue poétique à plusieurs attaches. Comme pour nous dire que le poème est au-delà de toute langue tout en les concernant toutes.
Le Passant est poète mais aussi cet autre qu’il ne peut être, cet autre auquel le poète s’adresse tout en sachant qu’il se parle à lui-même, qu’il parle de lui et de son étrangeté au monde. Une sorte de double, de frère, d’ami. Le Passant est la solitude incarnée, le voyage poétique implique pour ne pas dire impose la solitude. Le Passant est passeur. La mort le regarde en face sans l’effrayer. Pas de fatalité, juste des faits, la réalité, les réalités.

Une partie de ma fascination pour les poèmes de Blatný s’explique sans doute aussi pour le rapport à la réalité qu’ils impliquent. À cette réalité (connue de tous) se superposent d’autres réalités impliquées par le rêve, le souvenir, la création. À la multiplication des réalités, comme s’il s’agissait d’un millefeuille, s’associe une démultiplication de la personne (le passant, l’homme ordinaire, le poète, le créateur) et une superpositions des temps (de la création, de l’écriture et celui de la perception et donc de la lecture). 

Le fabuleux poème Terrestris est un exemple de cette mise en abîme, de cet enchâssement de plusieurs réalités: l’emboîtement les uns dans les autres de divers univers appartenant au rêve, au souvenir, à la création pure telle que la pratique Blatný .

« À la recherche du temps présent » ne fait pas que répondre à Marcel Proust. Le temps est élastique, un parfum, une saveur rapprochent deux époques différentes et séparées par des années lumières. Blatný cherche le temps présent, il « n’est pas un poète des profondeurs » nous apprend la préface pour nous révéler que « Dans le monde de Blatný, le souvenir d’un poème, d’un poète ou d’un peintre occupe une place ni plus ni moins importante que celui d’un match de football. Pour reformuler un de ses propres vers, chaque instant, chaque situation lui paraît digne d’un poème. »

La poésie d’Ivan Blatný ne se limite pourtant pas à la surface des choses, évidement l’homme a sondé le monde, a interrogé ses habitants, leurs moeurs et coutumes, leurs habitudes, leurs mesquineries, leurs peurs, leurs prises de position et leurs erreurs. Malgré sa solitude, son étrangeté au monde, le poète n’est pas dans le jugement, dans la critique ou le constat amer. Il tente d’être dans la compréhension sans devoir être dans le rejet. La vie du poète ne fut pourtant pas facile, exilé, malade, n’écrivant pas durant presque deux décennies. Sa poésie reste innovante, savoureuse et piquante, intemporelle, elle titille pourtant toujours le quotidien, notre quotidien d’être humain et d’animal destructeur, de prédateur indifférent au sort qu’il réserve à l’autre. Ivan Blatný a choisi d’être un passant, un voyageur, un créateur de lumières et d’ombres, un artiste. Faut-il s’adapter au monde? S’y plier, s’y résoudre?

Porter le monde
dans la tête comme une roche erratique,
je n’ai rien su faire de plus ici-bas et sans doute est-ce
peu,
comme dans les poèmes chinois
il y a parfois peu de chose,
rien de plus que le ciel et un oiseau qui y vole,
qui y vole, un oiseau, mais le vrai,
qui a cessé de jouer le jeu, qui ne joue plus,
et pour ce peu, pour ce presque rien,
je donnerai ma jambe à couper,
tout comme le Passant,
tout comme le Passant,
mais bien au contraire.