Jean-Charles BOUSQUET – On suppose le silence – La rumeur libre (2014)

  Chronique de Marc Wetzel

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      Jean-Charles BOUSQUET – On suppose le silence – La rumeur libre (2014)


Monsieur Bousquet,

J’ai découvert votre œuvre en vous écoutant nous en lire quelque chose (la semaine dernière, à Frontignan).

J’ai été très sensible à votre livre (« On suppose le silence »).

Ce titre m’a intrigué, et conquis : le silence renvoie à ce qui n’a pas besoin de faire du bruit pour être, à ce dont l’existence va tellement de soi qu’aucune parole ne se charge de l’établir. Et ce que c’est, dès lors, que cette réalité omni-silencieuse, on le devine seulement, on le « suppose », comme (puisque aucun langage n’y mène) une hypothèse qu’on ne testera jamais. Ce qui fait que toutes choses ici se voient les unes les autres, cela est « là-bas, de l’autre côté » (p. 88) et ne se voit pas. On peut juste croire en quelque chose qui tiendrait tout ce qui parle ou est dit. On en est réduit à le supposer, en effet.

Mais ce qu’on n’a pas à supposer, à l’inverse, c’est ce que tout le réel de toutes les façons se dit à lui-même, et que vous entendez et formulez admirablement bien.

La proximité constante de votre poésie avec les conditions réelles de la vie est ainsi surprenante (par son intensité) et troublante (par sa vérité).

Les personnages qu’on y découvrira (le pèlerin et son fanatisme au quotidien, le bourreau Gaong-Dzhi et son assurance raffinée, le vieux libraire préférant mourir entre ses seuls livres, la Souèze horrifiante et déchue qui pisse debout dans la rue sombre, le grand-père, Léon…) sont admirablement rendus, dans le jus de leur destin vrai. Là aussi, les conditions véritables de vie sont restituées, faisant qu’on assiste exactement à la vie inévitable de ces gens. On voit leur créneau étroit, et le carcan qu’ils se deviennent. Vous ajoutez des guillemets à leurs parenthèses.

J’ai été très frappé aussi par le relevé des sentiments (= des impressions constantes d’appartenance et d’exclusion, des souhaits de totalisation et de séparation) par vous exprimés : plutôt que les usuelles tendresse, nostalgie ou même admiration, on a ici la rage froide, le dégoût, l’ambivalence, les frayeurs nocturne et diurne, la résignation à l’incapacité des autres à se renouveler – c’est à dire une sorte d’ennui fraternel et qui pardonne. Mais aussi une sorte de constant chagrin exalté :
« Les cris dans la nuit n’y font rien, pauvres exorcismes inachevés, balbutiés, venus du fond du ventre, du bord de la mort, de l’angoisse sanglante des appels perdus, du souvenir de ceux qui ne se retournent pas, ou s’en vont, ombres bleues dans des vapeurs de sang ; du souvenir de ceux qui sont morts (…) ; du souvenir de ceux qui ne sont pas nés, qui ne naîtront pas (…) ; du souvenir de ceux que l’on n’a pas aimés, ou pas longtemps, ou pas suffisamment, ou mal (…). Et les démons qui vous arrachent l’âme, et Dieu qui est absent, ou qui regarde ailleurs, ou qui s’y perd dans sa Trinité … » (p. 113)

Oui, le sentiment de l’incompensable (plus précis encore que l’irrémédiable) est omniprésent, et se marie durement mais véridiquement avec un réalisme de la hantise (les spectres aux yeux blancs, aux mâchoires béantes). Il n’y a jamais aucune idéalisation, pas même de la liberté !
« Une autre fois, un autre temps, un printemps viendra, neuf, jeune ; mais ce ne sera pas celui-là qui jamais ne viendra » (p. 47)

La moralité discrète, pudique (sur la contagiosité de la violence, son retour en boomerang à terme, son parasitage par les plus faibles – qui sont comme des glaneurs de la destruction) est très belle aussi, surtout qu’elle s’adosse aux douleurs des bêtes, aux perplexités des bêtes (je suis frappé par l’unité de vie animalo-humaine, dans leurs communs risques et diversions, le partage de tragédie entre prédateurs et proies).

« Une fois encore la bête le reprit, le fit tournoyer ; il eut le temps d’apercevoir le regard du monstre qui s’acharnait sur lui (…). Il reconnut ce regard, ce regard de vengeance, ce regard apeuré, ce regard suppliant, il reconnut le guerrier qu’il avait, lui aussi, démembré, déchiqueté : la bête en était la réincarnation. Quand elle comprit qu’il l’avait reconnue, elle le laissa agoniser sur la terre, les hyènes vinrent l’achever » (p. 19)

Vous n’en rajoutez jamais, monsieur Bousquet. « Marcher parce que courir ne sert à rien, le but s’éloigne d’autant, la fin est aussi proche » (p. 134) est comme la devise de votre rude arpentement du silence.

Vous mettez en mots la vie en train d’être (difficilement) vécue, dans l’ordinaire des nausées du mal de voiture, les odeurs de soupe rance, de mauvais vin et de ragoût froid, la suie – et le rythme vrai (lent, à mesure, attendant de voir, progressant pour attendre !) des décisions de vie (le café qu’au comptoir on finit par ne pas boire, la cigarette qu’on délaissera – parce que, comme les « chandeliers » des églises abandonnées, le vice lui-même « s’emmerde »!) :

« Un vieillard assis au coin d’un escalier compte les morts, roule entre ses doigts une cigarette qu’il ne fumera pas » (p. 53)

Je ne connaissais pas de poésie approchant de si près la texture d’un monde dont la vie a disparu.

Et le couloir de vie restante sans « porte de secours » est d’une bouleversante honnêteté et d’une rare justesse.

La leçon de chaque scène par vous rapportée me paraît celle-ci : l’incomparable est éphémère, et « l’éphémère est une mort » (puisque d’une unique fois on ne revient par principe pas !). C’est une leçon ardue, ingrate, et constamment belle.

« Dans cette rue, on ne jouait pas, on ne riait pas, on allait aussi silencieux que possible. Au fur et à mesure de l’avance, les pas se faisaient plus rapides et plus courts, la hâte d’en finir, la crainte d’aller plus loin »  (p. 101)

Je ne sais pas dès lors si votre lucidité évite le désespoir ; mais – si désespoir il y a – il est rendu plus serein par le fait que toujours ici l’espoir se sait faillible, dupable ou déloyal à lui-même, et il le sait parce qu’il repose, comme en chacun, sur des facultés (mémoire, imagination, volonté) qui, devenues adultes, sont (et se comprennent) agitées, myopes, incertaines, parce qu’elles se racontent aussi peu d’histoires sur ce qu’elles ont fait vivre que sur ce qui les a fait vivre.

On lit directement cela dans vos

« vitres sales des souvenirs troublés », dans « le noir léger des rêves enfuis », le « blanc bleuté de l’usure », les « mirages flous », le « saint perdu ».

Vous nous avez lu dans la soirée « J’habite », un beau poème. Chaque strophe, je crois, vous certifiait habiter, en effet, vous maintenir hardiment, résider sciemment, vous établir exclusivement, dans les choses invivables : le vent, le gouffre, l’océan, les mots des langues perdues, ou dans les choses inhospitalières (parce qu’elles vomissent leur hôte, parce qu’elles sont les ombres des seuils manqués) : la colère du guerrier, la peur de l’orphelin, la vexation des dieux trahis, l’imploration des disparus. Toujours votre mot d’ordre est de les habiter plus, de les habiter mieux, de loger dans ce dont on vit (même si cela nous quitte), d’occuper pour ce qu’elles sont nos propres aptitudes, de fréquenter loyalement notre déclin même :

« Le regard se perd et l’âme le suit »

Cette âme qui emboîte le pas d’un regard qu’elle sait avoir mérité, – cette âme, monsieur Bousquet, de l’homme que vous êtes : un poète à l’intelligence nue, à l’héroïque sensibilité, aux austères nuances, à l’ardente intégrité, – cette âme est notre amie. A notre tour, grâce à vous, nous la suivons où elle revient :

« Dans le creux de la nuit à l’heure où les démons envahissent les églises, où la lumière à travers les vitraux bleus et jaunes tombe et glace l’âme, à l’heure où les terreurs remontent à la gorge, que les prières se perdent et que ne reste que le secours des anges, je n’ai, pendant longtemps, pu que me rappeler la voix de ma mère, sa douceur et parfois ses colères, son regard et le lent sourire de ses lèvres (…). Quand encore la portant dans mes bras, le long de ces escaliers abrupts, jusqu’à son lit, je savais qu’elle seule me donnait cette force désespérée qui m’habitait, celle de la porter lourde, si lourde du poids de sa mort à venir » (p. 130)

C’est que, comme vous en témoignez, monsieur Bousquet, la vie d’avance qu’est par principe une mère n’a aucune objection à craindre de la mort (fût-elle la sienne). Là, c’est son silence qui nous suppose.

Marc Wetzel

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