Chronique de Nadine Doyen
Vers la beauté, David Foenkinos, roman, nrf, Gallimard, février 2018 (222 pages – 19 €)
Rendez-vous au Musée du quai d’Orsay pour faire connaissance avec la nouvelle recrue comme gardien de salle. Antoine, « ce fonctionnaire de la chaise » radiographie avec acuité le flot de visiteurs attirés par la rétrospective Modigliani. Si David Foenkinos fut « Charlottisé », son personnage principal connaît une forte attirance pour Jeanne Hébuterne, la muse de Modigliani, au point de lui parler.
A peine la lecture entamée, le connaisseur de la griffe Foenkinos, est aux aguets ! L’auteur aura-t-il glissé ses constantes ? A savoir : le jus d’abricot, les cheveux, les deux Polonais. Les notes de bas de pages sont bien là, les aficionados s’en délectent !
Après Le mystère Henri Pick, voici le mystère Antoine Duris. Comme pour la DRH Mathilde Mattel qui vient de l’embaucher, Antoine nous est une énigme. Pourquoi s’est-il ainsi évaporé, à la mode japonaise, laissant sa sœur, sa famille, ses amis dans l’incompréhension totale ? Les plongeant dans une inquiétude grandissante.
Comment expliquer une telle reconversion, qui fait figure de régression pour Antoine ce professeur d’histoire de l’art aux Beaux-Arts de Lyon, expert de Modigliani ?
Coïnciderait-elle avec une séparation ? Le voici, « devenu timoré social », taciturne, pris pour « un déséquilibré », « un psychopathe » par ses collègues ! Mais capable d’indiquer les toilettes en huit langues, signale l’auteur globe-trotter avec amusement !
David Foenkinos a choisi une construction qui aiguise d’autant la curiosité que la cause du traumatisme de son héros n’est révélée qu’à rebours.
Un second mystère se greffe avec l’escapade d’Antoine et Mathilde jusqu’à un cimetière de la banlieue lyonnaise. Qui est cette Camille, morte si jeune, sur la tombe de laquelle il tenait à venir se recueillir, en présence de Mathilde ? C’est dans le huis clos de la voiture de cette femme, « qui l’aurait suivi jusqu’au royaume de l’incompréhension » qu’Antoine s’épanche, se déleste du poids du secret et révèle toute la vérité.
Le portrait de Camille se tisse, scolarité plus que chaotique. Des parents démunis, dans la détresse face à la souffrance de leur fille, à ce mal être pris pour de la dépression. Sont évoquées ses aventures amoureuses, sa fugue à Nice, l’obtention du Bac. Il y a deux Camille, celle d’avant « l’incident » et celle d’après.
Son talent pour la peinture, remarqué, encouragé par sa psy l’oriente après le bac vers l’école des Beaux -Arts de Lyon. On assiste à son épanouissement grâce aux cours d’Antoine Duris, enseignant émérite, plein de charisme. Un climat de confiance s’installe entre eux. Camille, « âme blessée », y voit « un compagnon de tristesse.
C’est un choc, le jour du drame, partagé par le lecteur qui, lui, sait quel « Monstre » l’a tuée. Et c’est un Antoine dévasté, rongé de culpabilité, qui va chercher à comprendre, puis à se faire le gardien de la mémoire de cette étudiante si brillante, à la « voix artistique singulière » dont les dessins l’ont émerveillé, ébloui.
L’écrivain décrypte également la culpabilité de Camille, qui avec fatalisme, est convaincue que c’est de sa faute. Celle de la mère de la victime qui se sent la coupable numéro un pour avoir précipité sa fille « dans les griffes du démon ».
L’auteur dissèque la relation professeur élèves sous toutes ses formes : la toxique, et la bienveillante.
David Foenkinos aborde un sujet grave, ce crime qui peut fracasser une ado fragile, qui n’a pas pu se confier, muselée par la menace, le chantage, par un harcèlement psychologique. La blessure psychique de Camille est abyssale. Sa souffrance de reviviscences suscite la compassion. Une situation révoltante, que la vague du « me too », peut-on l’espérer, va désormais contrer, enrayer.
L’auteur explore le couple, l’improbable, le recomposé, le passager : « Un couple ne pouvait être une union solidaire contre l’ennui ». Il souligne la complexité des sentiments et la difficulté du bonheur à deux. A noter que dans ses romans, les couples se séparent souvent, après moult tensions.
Mathilde, la DRH, a deux enfants à charge, en garde alternée le week-end.
Antoine vient de se séparer de Louise. Fini « le temps des papillons dans le ventre ».
Sabine, sa collègue, qui a mis fin à une relation avec un homme marié, devient juste sa partenaire sexuelle. Mais « Le sexe avait détruit tout ce qui auparavant les unissait », « l’amour sans le faire », comme dans le roman éponyme de Serge Joncour aurait « sauvé les meubles » !
Peuvent-ils encore croire à l’amour ?
Toujours est-il que Mathilde accepte d’accompagner Antoine, peut-être flattée et intriguée par son insistance : « j’ai besoin de toi ». « Être utile à cet homme » torturé la rend tout simplement heureuse. Et de constater leurs affinités électives.
Si on lit entre les lignes, on perçoit la déférence du narrateur pour les métiers d’enseignant et d’infirmières où le burn out est fréquent.
Le romancier soulève des questions sociétales relatives au suicide des ados, à la violence faite aux femmes, au viol. Antoine rend un touchant hommage à Camille, en mettant en lumière ses travaux lors d’une exposition posthume.
Il la ressuscite, la voilà partout avec eux à travers ses peintures. Il sait « la puissance cicatrisante de la beauté ». Une fois seul devant son autoportrait,« Il sentit alors un souffle passer près de son visage, comme une caresse ». Son ravissement émeut. On peut subodorer que « le souvenir douloureux de la douleur » finira par s’écouler de son coeur, comme le chantait le choeur d’Eschyle. La contemplation de la beauté pour viatique. La beauté n’est-elle pas promesse de bonheur ? L’écrivain démontre la possibilité de la résilience par l’art pour supporter l’indicible. « Tout ce qui se dévoile est beau. », nous rappelle Sylvain Tesson, citant Priam.
L’épilogue apporte une note d’optimisme : le sourire de connivence entre Antoine et Mathilde, leur passion commune pour l’art, leur complicité vont oeuvrer à la renaissance du maître de conférences. Le salut par le beau.
A chacun « son propre chemin vers la consolation. »
David Foenkinos a réussi un coup de maître. Il signe un chef d’oeuvre, incluant un vibrant plaidoyer pour l’art. Une incitation à franchir les portes des musées.
Un roman bouleversant, prégnant, térébrant, grave, profond, teinté de « mélancolie joyeuse », en résonance avec le destin de Jeanne Hébuterne et de Charlotte Salomon. Après Charlotte for ever, voici Camille for ever.
Quelques réflexions supplémentaires :
Les prénoms :
Antoine Duris a-t-il la tête de l’emploi ? On devine le clin d’oeil du cinéaste à l’acteur Romain Duris !
Eléonore, renvoie à une chanson des Beatles, groupe culte pour l’auteur musicien.
Camille, une artiste passionnée et tourmentée comme Camille Claudel.
Mathilde Mattel a été « comme un oracle qui annonce une possibilité de survie ».
Les lieux chez David Foenkinos :
« Chaque être, au cours d’une vie, cherche le lieu-physique, moral, professionnel, artistique où il va se révéler. Le lieu où il va s’accomplir. », déclare Philippe Claudel. C’est le cas pour Antoine Duris, pour Camille toute épanouie lors des cours aux Beaux-Arts ou en visitant Orsay où elle percevait le pouvoir « cicatrisant de la beauté ».
C’est à Crozon,(1) lieu mythique pour David Foenkinos, que Camille « revient à la vie par l’art », y retrouve « une puissance accrue ».
(1) Crozon, décor du roman précédent : Le mystère Henri Pick,et où a eu lieu, en avril 2018, le tournage du film de Rémi Bezançon avec Fabrice Luchini
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Mes suggestions :
Écouter le podcast : En balade avec David Foenkinos et Nikos Alagias , émission du 15 avril 2018, sur Europe 1
Pour rester au Quai d’Orsay, écouter les deux émissions retransmettant les « Papous pour la fête avant les fêtes en public au Musée d’Orsay » du 22/ 12/ 2013 et du 29/12/2013
Lire : Je suis Jeanne Hébuterne d ‘Olivia Elkaim, Stock