Une chronique de Lieven Callant
Michel De Ghelderode, Sortilèges, L’imaginaire, Gallimard, 224 pages, 2008.
12 contes curieux et sombres
Les contes réunis pour une première publication en 1947 aux Éditions A. Maréchal ont probablement été écrits entre 1919 et 1939. Chaque conte est une mécanique parfaitement ajustée, une mise en relation de mots savamment sélectionnés pour répondre à une logique intrinsèque à l’histoire et servir les thèmes de prédilection de l’auteur: la mort, la mort morale, la solitude voulue et recherchée pour se démarquer ou se protéger d’une société humaine trop normative, le temps comme expression passée de la vie, la vie sociale, mascarade consacrée aux mensonges, le rêve, nos rapports à la réalité, les frontières poreuses et floues du rêve fantastique.
Chaque récit est écrit à la première personne et cette utilisation du « Je » est un des artifices du spectacle au quel le lecteur est convié. On est tenté d’associer au narrateur, Michel De Ghelderode lui-même. Se dresse alors une sorte de portrait en douze nuances.
« Je devinai que cet homme empli de visions inexprimées était, comme je suis, un inadapté que l’existence ordinaire désenchantait et qui se mouvait dans un monde imaginaire. »
« Je ne fus bientôt plus que le quotidien passant, le petit personnage du tableau craquelé qu’était la plaine Saint-Jacques. Je ne résistais plus à la mystérieuse attraction. »
Les univers créés par Michel De Ghelderode sont donc régis par une mise en scène somptueuse, sombre sans être glauque, burlesque, grotesque peut-être mais sans jamais trahir la part profondément singulière des interrogations ou des inversions de situations. On invite le lecteur en toute discrétion à ne pas se fier à ce qu’on appelle « la réalité ». À comprendre qu’un mystère ne s’élucide pas forcément en faisant appel à la raison et qu’il vaut mieux laisser reposer les eaux tranquilles. Les titres attribués aux différents contes fonctionnent à la fois comme des avertissements, comme le parfait résumé, le coeur de l’énigme.
Les lieux, les différents décors où se déroulent les différents contes, excepté, « Un diable à Londres », dédié à Franz Hellens dépeignent une certaine Flandre des petites villes provinciales comme Gand, comme « Nazareth » du même nom que la ville de naissance du Christ. On reconnaît aussi Bruxelles ou Ostende, la ville d’Ensor.
Dans « Sortilège », nouvelle au centre du recueil, de multiples allusions sont faites à Ostende. Sans jamais la nommer explicitement, De Ghelderode fournit des indices réservées à ceux qui connaissent intimement la ville. Sa gare du bout du monde, le narrateur s’y arrête car il ne peut aller plus loin pour chasser son ennui et vaincre sa mélancolie. La mer met fin au trajet du train. Le centre de la ville est constamment menacé par les eaux parce qu’il est en dessous du niveau de la mer. Ce qui protège la ville de l’enfouissement c’est probablement un carnaval, une population qui s’enivre mais sauve de la mort par suicide un anonyme passant. La vie sociale, les carcans imposés aux vivants font qu’ils ont besoin de céder sous l’effervescence de carnavals. C’est naturellement ce qu’on peut aussi observer dans les tableaux de James Ensor. Pour se divertir, pour oublier et dépasser son sort, un grain de folie devient nécessaire. On aime porter des masques de morts, manger et boire à outrance, danser et faire la fête pour par exemple accueillir le fils de Dieu à Bruxelles.
« La ville et son chargement de monstres descendraient lentement sous les eaux, en une universelle noyade des esprits et des sens, dans le plus absurde rêve ou le plus horripilant cauchemar. »
« Je n’étais plus un homme en fuite, j’étais un homme immobile, accoudé au parapet et contemplant les eaux fluant dans le chenal, sous la protection des glaives ardents que le phare tendait sur ma tête; un homme simplifié, purifié, qui venait de passer le seuil de l’infini, comme celui d’une cathédrale, et qui se penche sous les voûtes nocturnes. »
À l’instar d’autres écrivains ou artistes de l’époque, De Ghelderode est un flamand qui « a choisi » d’écrire en français. Cet entre-deux langues, entre-deux cultures semblent provoquer chez les auteurs belges du début du 20ème siècle comme un détachement serein, amusé mais aussi terriblement lucide, ce pseudo-déracinement culturel ne crée pas de blessure à proprement parlé, il est le lieu de la « Belgitude », lieu de contrastes, lieu où les incohérences adhèrent entre elles malgré elles.
Michel De Ghelderode a en lui le pouvoir de créer des mondes parallèles, des univers en dessus ou en deçà de la réalité ordinaire. Les spectacles offerts par De Ghelderode ressemblent à ceux que nous offrent d’autres artistes belges. Je pense à Breughel qui résume la chute d’Icare à un petit remous de vagues sur le point d’engloutir les deux petites jambes d’une poupée. Le peintre préfère montrer en avant plan un paysan flamand labourant la terre comme indifférent au drame qui se joue derrière lui. N’est-ce pas vouloir nous avertir sur l’absurde place que nous pensons occuper au centre de la création? La vie ordinaire, la peine du paysan ne vaut-elle pas un tableau? Toute oeuvre humaine n’est-elle pas dérisoire?
Mais il y a aussi Jérome Bosch qui fait des enfers des jardins où les « monstruosités » se côtoient dans ce qu’appellent les biens pensants, le vice. La mort comme la vie n’est-elle pas une mascarade morale? Qui se sert de nous? De quoi devons-nous avoir le plus peur si ce n’est de nous-même?
Dans « Le jardin malade» c’est sous la forme de journal que nous est conté l’histoire. Chaque jour, le mystère s’épaissit autour d’un jardin. Le type de jardin qu’aurait pu peindre Bosch. Un jardin malade d’une humanité affreuse, néfaste. Le conte se termine par la page du journal du 25 décembre, il a neigé.
« Le jardin malade est mort – il est enlinceulé. Les souvenirs, qu’ils se dissolvent avec les cristaux du Ciel! Je dis adieu – Je jette les dernières goutes du vin sur la neige immémoriale… »
Et ces phrases ne nous mettent-elle pas au centre d’une oeuvre de Jules De Bruycker? Le conte « Un crépuscule » lui est dédicacé.
« Les nuages avaient pris relief et, en une frise sculpturale, figuraient une impitoyable bousculade de bestiaux ocres, bruns et bleuâtres, une silencieuse charge vers les barrières du couchant. »
« L’église disloquée se reconstituait géométriquement à l’ordre d’un invisible architecte, qui n’était autre que la lumière. »
Chez Renée Magritte, ou chez Marcel Broothaers créant le « département des aigles dans son musée d’art moderne, je retrouve également comme un écho des univers crées par Ghelderode. Il y a un amour de la provocation mais aussi un désir profond de défendre tout ce qui sort de l’ordinaire. Il réclame le droit à être « autrement », à marcher en dehors des sentiers balisés. Mais il combat aussi l’aveuglement du public. La vie est un spectacle! On peut en rire, on se doit d’être libre de le faire.
Dans le premier conte, « L’écrivain public », on lit avec délice l’étrange rapport au public que parvient à créer Michel De Ghelderode. Il n’hésite guère à se moquer de l’élite , de l’écrivain qu’il est lui-même.
« On ne calligraphie plus, on n’écrit plus qu’au moyen de machines ou d’instruments barbares; mieux: le dernier des imbéciles est lettré ou instruit, voire porteur de diplômes, bien que peu de gens sachent écrire ou lire ou parler avec un minimum de correction… »
« J’eusse aimé être Pilatus, dans un éternel silence: un homme oublié des hommes, qui sait écrire merveilleusement et qui n’écrit jamais, sachant que tout est vanité. »
Notons au passage que Pilatus n’est pas le préfet de Judée mais est un mannequin de cire qui représente le métier d’écrivain public au sein d’un musée vieilli, désuet et sans public. Un pied de nez de plus à la religion, à la morale chrétienne.
Dans « Le diable à Londres » le narrateur lance ceci:
« La vie des autres ne m’intéresse pas et je présume que la mienne ne doit intéresser personne. » C’est un peu De Ghelderode qui met en garde son lecteur.
Comme ici à la presque fin du recueil «( …)vous ne m’êtes rien, lecteur; je crache hors de moi, cette histoire, pour me soulager, voilà! »
On lit plus loin : « je ne redoute pas les morts, pas tous les morts et comme me l’enseignait ma mère, je crois qu’il faut redouter tous les vivants… »
« Je rêve beaucoup. N’ai-je pas cultivé l’art de dormir éveillé, debout et les yeux ouverts, de sorte que je ne suis presque jamais de plain-pied dans la réalité?(…) Ceux qui m’ont connu savent que j’apprécie tout ce qui s’éclaire par le sourire de la Folie. » et il n’oublie pas d’écrire « On m’a trop menacé naguère, mes parents et les prêtres, et ma vie s’est édifiée sur la peur. »
Rien dans ces contes ne nous permet d’établir une conclusion moralisante qui servirait d’exemple. Au rêve ne s’oppose pas la raison. À l’illusion, la lucidité. À la vie, la mort. Sont déjà morts sans s’en rendre compte ceux qui ont éteint en eux l’imagination. Ceux qui ont fermé la porte aux pouvoirs qu’elle concède à l’intelligence pour répondre aux défis qui nous sont posés quotidiennement.
Aux spectacles qui nous sont offerts succède l’illusion de la vie telle qu’elle est vécue la plupart du temps. À la vie qui n’est qu’une formalité faites de contraintes sociales ou morales succède la mort. Un néant pour un autre? Non, les mots, les images chez Michel De Ghelderode interrogent la représentation, la réalité un peu à la manière de René Magritte qui précise en dessous d’une pipe peinte : « ceci n’est pas une pipe ».
« Le normal a des limites, l’anormal n’en a pas. »
« Il ne s’agit pourtant que d’une réalité s’enchaînant à d’autres réalités; mais l’on n’ose concevoir quels aspects la réalité peut prendre. Qui la décrit ou la peint telle risque d’être réputé visionnaire sinon fou. »
L’humour, l’ironie, la dérision sont des voies de secours. Il faudrait ne jamais se prendre trop au sérieux. Dans « Le diable à Londres » on peut lire comme une provocation:
« Que le diable existe, je n’en doute pas: les éducateurs m’ont enfoncé cette croyance dans la tête et jusqu’à ce jour, aucun rationaliste n’est arrivé à me prouver que cette croyance, ou ce dogme, fût une fable pour enfants. Si je crois au diable? parbleu! Et de manière plus permanente qu’à Dieu et ses saints! »
« J’accepte de tout supporter, au physique comme au métaphysique, toutes les turlupinations; oui, je supporterai tout de la part du diable, sauf qu’il me prêche, se mette à moraliser et me fourre dans les poches des petites bibles ou des brochures antialcooliques! …. »
« à part des affiches de music-hall, rien n’avait de signification diabolique. Au contraire, ce diable était le plus humain des hommes, collectionneur de reliures, amant des fleurs, ami des oiseaux . »
Dans « L’amateur de reliques », l’antiquaire est « l’ornement de cette sordide collection, le concierge de cette caverne de pilleurs d’épave » plus loin le narrateur s’exprime: « cet homme n’a pas de destinée! À l’image de sa marchandise désuète et sans signification, il se contente d’exister, légalement, et de n’attendre rien du tout. » C’est sans doute pour cette raison et parce que le boutiquier se moque de lui en disant « Monsieur est poète » que le narrateur décide de lui jouer un tour en disant qu’il est amateur de reliques. Cette farce aura une issue inattendue car « le hasard, dont on ne saurait jamais assez admirer les machinations m’apprit que l’aventure n’était pas près de banalement finir. » Dans ce passage on peut lire tout le bien que pense De Ghelderode du boutiquier ordinaire, du petit commerçant qu’attire l’occasion et peut importe laquelle de faire un bénéfice.
Dans « Rhotomago » le cinquième conte, on lit: « Pourtant, je concède que Rhotomago peut en connaître plus long que les hommes si rationnellement ignorants. » Rhotomago est un petit diable contenu en suspension dans un liquide dans un bocal qui peut selon qu’il monte ou descente prédire l’avenir.
« Que m’importa jamais l’avenir, à moi qui ai le coeur sans désirs et qui sais à l’imitation de mon chat Mima, vivre intensément l’heure qui s’écoule au sablier, dans une quiétude parfaite! » Ce que veux pénétrer le narrateur c’est « le passé, le grand mystère du passé, l’impénétrable nuit du passé ». Non pas le passé immédiat, le nombre des jours vécus depuis ma naissance; je dis le passé antérieur à cette naissance, tous les passés qui forment le Passé depuis que j’existe, toutes les existences qui m’ont conduit à mon existence actuelle!»
Histoires singulières, personnages comme sortis d’un théâtre d’ombres et de lumière, mises en scène dignes d’un spectacle de carnaval, dérision, mise en garde, ces douze contes m’ont plongé dans les univers bien particuliers de quelques peintres et d’artistes belges d’époques différentes. Ils sont ces contes, les produits révoltés d’un visionnaire. La langue de Michel De Ghelderode est subtile, audacieuse et merveilleuse. La vision qu’elle offre est kaléidoscopique: on en croit pas son âme.
« Seul, un poing surnaturel avait pu frapper l’heure d’or, sur le gouffre du Temps. (…) L’église disloquée se reconstituait géométriquement à l’ordre d’un invisible architecte qui n’était autre que la lumière. »