Juliette Nothomb, Éloge du cheval, Albin Michel, ( 14€- 199 pages), Septembre 2022

Une chronique de Nadine Doyen

Juliette Nothomb, Éloge du cheval, Albin Michel, ( 14€- 199 pages), Septembre 2022


Juliette Nothomb revisite son enfance et son rapport aux animaux en particulier.

Même si toute jeune enfant, elle a connu les genoux des adultes chantant «  à dada… », le coup de foudre de l’auteure avec les chevaux a lieu au Japon, à l’âge de huit ans. L’écrivaine en a certes croisé auparavant, lors des voyages avec sa famille au Canada, mais de loin. Précisons que son père, diplomate, a occupé plusieurs postes à l’étranger et que la famille a vécu aux quatre coins du monde et engrangé des valises de souvenirs.

Le cheval, quand on est enfant, on commence par le contempler en photos ou en vrai. D’où cette réflexion : « Dans la mémoire et le vécu de chacun d’entre nous, il y a au moins un événement, une histoire qui nous relient à cet animal exceptionnel ».

Les canassons qui ont d’abord fasciné l’enfançonne, sont ceux observés dans un manège. L’envie d’en monter ne tarde pas à se manifester. Un gène familial ?

Sa grand-mère maternelle, admiratrice des chevaux, l’encourage instantanément et voilà Juliette, gamine, le pied à l’étrier. C’est alors qu’elle ressent pour la première fois « une onde électrique » traversant son corps, « à l’unisson avec le frémissement et la chaleur de l’échine » et découvre le parfum équin. La fillette égocentrique devient emphatique et audacieuse au contact de son animal préféré. 

Elle confie qu’enfant, il lui a fallu un doudou en peluche, un poney nommé Poly,  également vénéré par sa sœur Amélie.

Mais durant son séjour en Chine, Juliette, petite fille, a connu la frustration. Plus de chevauchées fantastiques. En Chine, l’équitation est bannie, « jugée contre-révolutionnaire »,  « sport d’aristocrates ». Les seuls cavaliers croisés étaient des vieillards ou des enfants. Tentée d’explorer la campagne à vélo avec sa famille, elle souligne  avec une pointe d’humour, que cette activité pratiquée uniquement par les ressortissants des pays capitalistes paraissait louche ! D’où la présence d’un pseudo-berger en faction.

Comme ersatz, les parents Nothomb offrent des livres équestres. Quant aux deux sœurs, Amélie et Juliette, elles ne manquent pas d’imagination pour s’inventer des destriers, à partir d’échasses. La connivence entre elles est déjà exceptionnelle dans leurs jeunes années. Est-ce pour cela qu’Augustin Trapenard ose parler de «  livre- soeur » ? Les aficionados de la baronne belge vont d’ailleurs la retrouver ici en «  chroniqueuse, journaliste sportive » !

 La journaliste rappelle que l’agriculture chinoise était encore rudimentaire dans les années 1970. Le cheval ou autre bête de somme devaient aider le paysan au transport  de marchandises au moyen de charrettes. Situation qui n’est pas sans rappeler les images du film «  Le retour des hirondelles » de Li Ruijun montrant une Chine rurale.

Le départ ( en 1975)  de la fratrie Nothomb pour les États-Unis s’avère donc un grand choc : passer de la dictature au monde ultralibéral! Juliette entre en sixième au lycée  sélect de New-York et rêve d’endosser la tenue traditionnelle de cavalière : « jodhpurs, bottes et bombe à mentonnière en velours noir » !

Elle a connu le graal dans Central Park , grâce à l’invitation d’une amie.

Elle découvre l’engouement des Américains pour les parades.

 Bonheur d’être au pays des cow-boys, des Indiens, de Lucky Luke et son cheval Jolly Jumper, prête pour la conquête de l’Ouest américain ! 

L’écrivaine n’élude pas le fait que le cheval est source de clivages sociaux,  « symbole de richesse et de pouvoir ». Elle se souvient avoir été méprisée, tout comme sa sœur,  deux « jeunes plouquettes belges » réduites à monter des chevaux de manège !

Dans ce livre, la philologue s’intéresse à l’étymologie du mot « cheval » : «equus »,  « caballus, «  kaballes »… et décline maintes métaphores et expressions courantes : « faire cavalier seul », « œuf à cheval, «  avoir une fièvre de cheval » …

 L’art du dressage n’a plus de secret pour elle (dompter un cheval est une gageure). Elle passe en revue tout le vocable équin ( on apprend un autre sens du mot « pouliche »), elle détaille les façons de monter l’animal «  à l’anglaise ou western, à cru », en amazone (comme sa grand-mère paternelle), les tenues vestimentaires. 

Au Wyoming, on enfile les « chaps », culottes de cuir à franges.

La journaliste souligne le caractère ombrageux du cheval. Au contact de cet animal, elle éprouve « un sentiment débordant et paradoxal de soumission et de puissance », d’ivresse, de griserie et de liberté. Elle se remémore son histoire d’amour à 13 ans pour Charlie, « merveilleuse monture », avec qui elle a participé au Horse Show annuel du club. Avec humour, elle prévient que «  faire du cheval » ne dote pas d’une silhouette de sylphide ! 

Elle émaille son récit d’anecdotes dont l’incroyable baignade avec Charlie dans un lac. Moment surprenant et déconcertant, avec cet « état proche de l’apesanteur »,   batifolages, jeux, «  tous deux aussi légers que deux truites ». Après cette acmé, on comprend d’autant mieux son chagrin incommensurable quand il lui faut quitter le pays de son champion, Charlie, pour le Bangladesh, en 1970.

Dans cet essai, la cavalière aguerrie remonte très loin dans le temps, le cheval étant un être culturel. Elle énumère toutes les utilisations du quadrupède au cours des époques, son rôle dans les guerres. ( ce qui convoque le roman Chien-Loup de Serge Joncour). Et déplore le lourd « tribut de morts au combat au cours de l’Histoire », le cheval étant «  sacrifié sur l’autel des conflits ». L’écrivaine n’élude pas la maltraitance et misères chevalines, consciente des travaux forcés auxquels sont condamnés les équins, esclaves malmenés pour les labeurs agricoles et industriels. Ainsi que du sort des chevaux de courses vieillissants.

Elle aborde maints sujets dont l’alimentation des chevaux , la façon de les monter, et la baisse de l’hippophagie (fermeture de la dernière boucherie à Bruxelles en 1980).

L’écuyère émérite évoque les grandes stars ( Ourasi, Jappeloup) qui se sont fait un nom dans le domaine de l’équitation et témoigne de sa reconnaissance envers les chevaux qui ont compté pour elle. Elle se souvient de randonnées au coeur de la forêt de Soignes  ainsi que dans l’Ardenne belge. L’intrépide Juliette nous fait revivre une expérience périlleuse mais grisante, en mer, sur la croupe d’un cheval de race ibérique au Portugal ! Sa devise : « Cavalière un jour, cavalière toujours » !

La littérature, la peinture ( Georges Stubbs, Delvaux, Magritte) et le cinéma  ( Hair, Ben-Hur., Crin-Blanc…) s’invitent copieusement  dans ce livre. Passionnantes les pages consacrées à la peinture chevaline, à laquelle elle fut initiée par son grand-père maternel. Sont cités Marguerite Yourcenar, Dumas et «  Les trois mousquetaires » ainsi qu’un des romans d’Amélie Nothomb : «  Le sabotage amoureux »  où « elle fantasme un vélo en cheval ». Parmi la pléthore de livres qui ont marqué et nourri la lectrice Juliette Nothomb, celui de George Orwell qui met en scène « Boxer, un solide cheval de labour », Don Quichotte de Cervantès, Homère et le cheval de Troie.

La musique, apprend-on, est venue combler ( au Japon) « le désert culturel ». Certains airs célèbres pouvant être associés aux pas du cheval ! Musique  et équitation renvoient aux spectacles de Zingaro, aux ballets de l’École espagnole de Vienne, aux performances des écuyères dans les cirques. Ou au Cadre Noir de Saumur.

A New York, la télévision était remplacée par la danse, les chorégraphies modernes et les comédies musicales de Broadway ( West Side Story).

Dans le dernier chapitre, la journaliste culinaire prodigue divers conseils pour gratifier « son équin au bec sucré » : éviter le sucre, préférer une pomme, une carotte et livre une réflexion sur l’évolution de l’alimentation dans les centres équestres.

C’est avec émotion que l’on referme cet ouvrage (illustré par une photo touchante)  dans lequel en filigrane apparaissent les parents bienveillants Nothomb ainsi que sa sœur cadette qui a aimé remplir l’album familial des rubans gagnés par son aînée. 

Dans cet opus érudit, dense, l’écrivaine décline l’historique du cheval de façon très documentée, fouille son passé, ce qui apporte beaucoup d’intérêt au lecteur. 

Juliette Nothomb y adjoint un côté plus intime où elle livre ses souvenirs de cavalière, perchée sur « la plus noble conquête de l’homme » , selon Buffon, et ceux de ses voyages en famille. Pèlerinage en Irlande, lié au prénom de son père, Patrick !  Randonnées en Inde, Birmanie, Népal, Jordanie, où « seul le cheval pouvait offrir l’extase ». Tout se déroule comme si le lecteur, de simple spectateur, devient partie prenante du récit, grâce à une écriture captivante, pétrie d’humour, enrichie de  comparaisons inattendues et suggestives. Elle confie que le séjour pékinois l’a « fait grandir et lui a ouvert les yeux sur l’étrangeté et la diversité du monde ».

Avec générosité, elle partage son amour inconditionnel pour « cet animal singulier, multiple et si extraordinaire », qui impose le respect. La cavalière ne tarit pas d’éloge sur le cheval «  doté d’une sensibilité et d’une intelligence hors du commun », «  cet animal singulier multiple et si extraordinaire », « indispensable à l’humanité ». Un essai enrichissant, à la fois documentaire et autobiographique.

Alors , en selle pour une chevauchée inédite et instructive, sans danger !

Et décernons une «  rosette » à celle qui nous a fait voyager autrement.

© Nadine Doyen

Fréderic Vitoux de l’Académie française, L’Assiette du chat, Un souvenir, Grasset  ( 18€ -172 p), mars 2023.

Une chronique de Nadine Doyen

Fréderic Vitoux de l’Académie française, L’Assiette du chat, Un souvenir, Grasset  ( 18€ -172 p), mars 2023.


Frédéric Vitoux, l’auteur du Dictionnaire amoureux des chats, dédie cet opus à la regrettée Zelda. Baptisée  Zelda, comme un clin d’oeil à l’épouse de Francis Scott Fitzgerald, apprend-on à l’entrée intitulée : Les chats de ma vie. 

Le titre intrigue.  Quel mystère entoure cette assiette du chat, « une soucoupe de faïence » avec décor hollandais. ? À qui appartenait-elle ? Pourquoi déclenchait-elle des hostilités parmi sa fratrie au moment de la mise du couvert? Personne ne voulait manger dans cette assiette ! Quelqu’un se dévouait.

L’ académicien brosse le portrait de son père, déjà familier à ceux qui ont lu ses livres. Par exemple dans le  Grand Hôtel Nelson il est question des clichés pornographiques du grand-père Vitoux auxquels il est fait allusion dans ce livre.

Il se souvient d’une chatte Fagonette et subodore que sa grand-mère lui aura trouvé un autre toit, sous prétexte de l’asthme de son fils, (père du narrateur). Un père «  vieux comme le monde ou incompréhensible comme le monde. » Un homme taciturne qui a caché son enfance, qui a verrouillé ce qui le concernait. 

Dans ce livre, le romancier revisite sa propre enfance, évoque celle de son père en alternance . Il convoque également sa mère, sa fratrie et ses grand-parents. Une famille de taiseux, où on ne parlait pas.

Frédéric Vitoux a donc été «  élevé dans  « un désert de chat » ! Ceux qu’il croisait , c’étaient ceux qui déambulaient le long des quais,  dans le quartier de l’île Saint-Louis. Peu de ses amis d’enfance avaient un animal, alors les chiens de ses camarades de classe le fascinaient.

Enfant ,  c’est surtout par la littérature qu’il a connu les animaux , la nature, la forêt. Il se remémore les jeux en famille à table, autour de Tintin. Il décrypte leur rapport  père/fils .

Il évoque son parcours scolaire, (l’aide aux devoirs),  les espérances des parents : le voir embrasser une carrière d’officier de marine . Ces attentes deviennent  «  un fardeau » pour l’adolescent. Toutefois il a bénéficié  finalement d’une grande liberté au moment de ses orientations et de ses engagements. Lui dont les opinions étaient à l’opposé de son père, « homme de droite », aux positions conservatrices.

Puis, il retrace sa carrière, ses débuts à la revue Positif avant son entrée  à la rédaction du Nouvel Observateur. Il s’interroge  sur le silence qui a régné quai d’Anjou et tente de percer les énigmes.

En même temps, il ressuscite la dynastie des chats qu’il a connue , rappelle les circonstances de leur adoption successive. ( Mouchette,  Papageno, Zelda) et quelques anecdotes. C’est son épouse Nicole qui lui a transmis cet amour et cette passion pour les félins, au point de vivre en leur compagnie et de leur consacrer des dictionnaires et l’ouvrage Les chats du LouvreC’est le coeur serré que l’on assiste à la piqûre létale de Zelda, cette chatte que la famille Vitoux avait sauvée un soir de décembre 2008 puis recueillie. Et définitivement adoptée.

L’auteur nous émeut également quand il relate la maladie de son père et les confusions qu’elle provoque. 

 En lisant les carnets de souvenirs consignés par son paternel, l’auteur  n’a pas réussi à comprendre pourquoi il y a tant de pans de vie occultés. « Les lambeaux de  souvenirs de nos  enfances ne sont jamais factuels. » Pas de trace de la chatte Fagounette, animal redouté du père. De même Clarisse semble avoir été reléguée de sa mémoire.  Pourtant cette femme  a joué  un rôle primordial dans l’éducation de l’auteur, à la fois nounou, tante. Il lui a d’ailleurs rendu hommage dans une biographie.(1)

Mais pouvait-elle être responsable de la mésentente, de la désunion de ses grands-parents ? Cependant ausculter l’intimité conjugale a des limites. «  Il y a un seuil qu’aucun étranger ne parvient à franchir ».

Le romancier biographe sonde sa mémoire, et se retrouve confronté à une pléthore d’interrogations qui tournent à l’obsession. Une phrase traumatisante, entendue à cinq ans l’a hanté : « On aimerait te manger à la croque-au-sel » !

Parmi les non-dits, on retiendra les points suivants :

L’orientation sexuelle du  couple formé par son cousin Jojo et son compagnon Monsieur Félipe, chez qui l’auteur, alors âgé de treize ans, a séjourné à Marseille après un camp de scouts. Dans la famille Vitoux la tolérance et le silence prévalaient. 

L’amour inconditionnel de Clarisse pour Henriette Rouyer/Vitoux, son professeur  de français et d’anglais avait « quelque chose d’insensé ». Auraient-elles partagé une forme d’amour saphique ? Cette ferveur, cette adoration hors normes ont fait naître chez Clarisse la vocation d’enseigner à son tour.

La  filiation d’Odette Lévêque, fille de la domestique des grands parents, présentée comme la sœur de lait. Mais ne serait-elle pas plutôt le fruit d’amours ancillaires au sixième étage  du quai d’Anjou ? Donc une demi-sœur. Un secret bien gardé. Exilée aux USA., Odette aimait retrouver le quai d’Anjou. Elle reste une comète qui « a laissé  un sillage lumineux, tant sa présence avait été phosphorescente et joyeuse ».

On devine la frustration de l’enquêteur qui n’a plus de témoins potentiels à questionner,  qui ne dispose que de cassettes d’interviews inaudibles. 

« Les bandes magnétiques s’effacent, les sons deviennent une bouillie sonore ».

 Il se reproche son incuriosité. Pas de courriers à consulter, aucun objet palpable, juste des albums photos que son épouse Nicole se plaît à compulser.

Espère-t-elle y débusquer des indices ?

L’écrivain signe un récit à la veine autobiographique, pétri de sincérité, teinté de regrets, qui incite à lire ses romans précédents. Le chapelet de souvenirs fait revivre les fantômes qui ont taraudé l’auteur. «  Le souvenir, c’est la présence invisible » selon Hugo. «  Le passé est un trou noir à la formidable puissance d’attraction ».

( 1) Clarisse de Frédéric Vitoux

© Nadine Doyen

Hélène Honnorat, KL, complots et caducées, Éditions GOPE, (189 pages), Février 2023.

Une chronique de Nadine Doyen

Hélène Honnorat, KL, complots et caducées, Éditions GOPE, (189 pages), Février 2023.


L’écrivaine gobe-trotter Hélène Honnorat nous a déjà fait voyager avec la version illustrée de Sois sage, ô mon bagageDans ce roman, elle campe cette fois son intrigue en Malaisie, plus précisément à Kuala Lumpur, en 1998, année riche en événements. Une ville « où les gratte-ciel émergent des marécages comme des lotus ». La narratrice explique le sens du nom : « Confluent vaseux ».

Un congrès coïncide avec les seizièmes jeux du Commonwealth auxquels assistent la reine Elisabeth II et le Prince Philip, si bien que les hôtels débordent ! 

Un vrai casse-tête pour les organisateurs de Caducée Tours. On suit donc les échanges entre Caroline sur place et ses collègues à Paris. Sa mission : recevoir, loger et « cornaquer » un groupe de sommités du monde médical, dans ce pays naguère sous-développé que le chef de gouvernement a transformé en « jeune dragon ».

Ses inquiétudes sont palpables à cause du retard des travaux dans la finition des hôtels qui doivent loger les participants au séminaire. Des palaces ! Il faudra répartir les participants dans deux hôtels. Dans les couloirs du Sabah flotte « une odeur amère ».  Le drapeau malaisien, en guise d’ornementation.

Caroline part donc faire l’état des lieux avec un chauffeur guide et commente l’architecture futuriste, les différents quartiers. Le Padang, « la miraculeuse gare anglo-indienne à clochetons », le terrain de cricket. La mosquée nationale « hissant son minaret en forme de parapluie fermé. »

 Le Nouveau Village, le quartier des ambassades. Des buissons d’hibiscus mais aussi  « des cratères boueux d’où émergent des grues ».

La population croisée est un vrai melting pot : Chinois, Malais, Japonais, Philippins,  Indonésiens… aux confessions diverses. D’où les différents lieux de culte : temples,  mosquées, la cathédrale Sainte-Marie.

Le lecteur n’a plus qu’à consulter une carte de la capitale, des photos des lieux cités pour prendre conscience de la hauteur des imposantes tours Petronas. 

Pour Caroline, ces « princesses » lui rappellent « Le Cantique des colonnes de Paul Valéry ». Des « championnes planétaires, avec leurs pinacles jumeaux embrochant à leur base deux globes d’acier creux. »  En clé de voûte s’allume dans la nuit WASASAN 2020, la vision de Mahathir Mohamad. Sa mégalomanie est fustigée.

La Malaisie ouvre grand les yeux sur l’horizon 2020, autrement dit 

 « dua puluh dua puluh » !

Avec Boris, le médecin attaché à l’ambassade, Caroline devise sur la situation politique du moment, des rumeurs concernant les accusations contre le dauphin  Anwar Ibrahim, le joker de Mahathir, le «  Doctor M ». Déchu, Anwar s’est retiré dans la banlieue résidentielle de Bukit Damansara, où un chauffeur accepte de conduire Caroline moyennant quelques dollars ! Mais celle-ci sera sommée par des policiers de quitter le site.

Le lecteur est vite mis dans l’ambiance : on boit du rooibos, on paye en ringgit. L’exotisme réside dans les plats offerts aux congressistes : du roti (petite crêpe épaisse), un nasi lemak (riz au lait, œuf dur, poulet), laklaks, onde-onde (connu comme boule de sésame sur une feuille de bananier), du « bubur ayam ou du bubur ikan » (porridge). On sert du poulet tandoori dans les marchés de nuit, des « glass noodles, des dumplings » dans les hôtels. On fréquente le marché du dimanche (« Sunday market) et on subit les embouteillages au retour.

Le vocabulaire est déroutant : « palu » (pan de sari), « baju kurung » (jupe longue …), « songkok » (traditionnel petit chapeau malais de feutre noir), « vinâ » (luth indien), « cristao » (langue), « wayang kulit » (marionnette). On circule en trishaws.  On pratique l’écriture phonétique pour les panneaux signalétiques. 

 On décourage Caroline de conduire ses congressistes à Malacca, capitale pourtant digne d’intérêt.  

Car la ville est en ébullition, non pas seulement du fait de la présence d’Anwar Ibrahim (le dauphin banni en campagne), mais aussi par celle des pèlerins rendant hommage à la « Santa Cruz » en ce deuxième dimanche de septembre. Le Dr Wang propose à Caroline d’aller écouter Anwar, lui qui sait galvaniser les foules, et dresse le portrait de ce dernier. Il se montre inquiet pour ce dirigeant politique victime de complot et d’accusations « d’inconduite sexuelle ». Ne risque-t-il pas la prison ? 

Un pamphlet circule à son sujet, que Caroline définit comme un « butin méphitique » dans lequel sont énumérées les tares du dauphin déchu. 

 Des visites d’hôpitaux sont organisées. Caroline, qui fantasme sur Maxime, rêve de prendre pension dans une « Two Bedded Deluxe, une VIP suite ». 

Des visites surprises sont annoncées pour les jours suivants. La place « Merdeka », plus connue sous le nom de la place de la « Liberté » est pavoisée pour les Jeux. Une stèle a été érigée pour commémorer l’indépendance du pays, le 31 août 1957. L’Union Jack ne flotte plus. Toutefois la reine Elisabeth et son époux assistent à la clôture des jeux. Occasion pour évoquer le sultan du Brunei qui reçoit dans son palais résidentiel à plus de 1700 pièces. Sont évoqués ses projets, dont l’acquisition de biens à Paris !

Un ingénieur nous donne le vertige avec les chiffres relatifs aux tours jumelles et en nous propulsant au sommet des tours qui ont détrôné la « Sears Tower » de Chicago.

Grâce à cet ingénieur, une vingtaine d’impétrants ont pu accéder au Saint des saints !

Le groupe dont s’occupent les organisateurs est désigné tantôt comme un « cheptel », tantôt comme des « zèbres » ou encore « des ouailles », « un essaim », « une escouade », « une fournée » ! Véhiculer « ce troupeau de toubibs » avec tant de nationalités peut entraîner des différends quand les susceptibilités sont heurtées. La diplomatie s’impose. Le rythme effréné s’accélère en fin du roman avec simultanément la visite de la reine (qui débarque en pleine tempête politique), une agression, une arrestation. 

Le suspense s’installe avec cette histoire de python, la présence de seringues.

Avalanche de télégrammes diplomatiques. Un autre complot se tramerait-il ?

 Que cache l’expression « classé secret » ?

Hélène Honnorat ponctue son roman de nombreuses références littéraires : Les saisons de Maurice Pons, Boris Pasternak, Cendrars et d’une pléthore de termes en anglais « haze », spectacular », « blood and bandage ». L’auteur a une propension aux énumérations, ce qui génère de longues phrases.

Les entrefilets, les extraits de coupures de presse rendent compte de la situation politique du moment. (Corruption, complots, islamisme). 

L’épilogue daté de 2021, puis de 2022, informe du « coup de cymbale : valse de trois chefs du gouvernement en quatre ans, le roi de Malaisie nomme Premier ministre celui que les adversaires voulaient éliminer, Anwar Ibrahim, « le miraculé de la politique » ! 

Notre guide a réussi le tour de force de nous faire voyager, de nous donner le tournis, de nous immerger dans une autre culture et d’attiser notre curiosité pour ce pays. 

Un style enlevé, imagé, corsé d’humour, d’ironie. Avec en toile de fond, « une symphonie puissante » et bruyante et les effets du passage de la mousson. 

© Nadine Doyen

Jérôme Garcin, Mes fragiles, Gallimard, décembre 2022, ( 14€ -103 pages).

Une chronique de Nadine Doyen

Jérôme Garcin, Mes fragiles, Gallimard, décembre 2022, ( 14€ -103 pages).


Faire d’un proche disparu un personnage de roman, c’est le maintenir vivant, une façon de le ressusciter et de lui rendre hommage. Ce que Jérôme Garcin a déjà réalisé plusieurs fois. Rappelons l’ouvrage Olivier, en mémoire de son frère jumeau, fauché à six ans par un chauffard, en 1962. Un absent qui l’habite, vit en lui, grandit avec lui. Puis celui sur son père, tué accidentellement d’une chute de cheval, en 1973. 

Le voilà comme pris dans une spirale dramatique, fatale. Écrire, n’est-ce pas prolonger la vie des disparus? Les rendre immortels ? Lui qui est «  dans la révolte » face au destin. Il poursuit le portrait de ses défunts avec d’autant plus de courage qu’il fut doublement touché en 2021. Qui sont donc ses  « fragiles » ?

IL commence par le dernier parti, le 22 mars 2021 ce frère artiste, dont il a eu la charge par le juge des tutelles. Inconsolable depuis la disparition de leur mère, six mois avant, le 14 septembre 2020.

Jérôme Garcin  retrace le parcours médical de son frère Laurent à l’hôpital Pompidou. Atteint de  plusieurs comorbidités auxquelles s’ajoute le syndrome  de l’X fragile.  Victime d’une crise d’épilepsie, il est  terrassé ensuite par le covid. Le narrateur confie avoir refusé l’acharnement thérapeutique, décision qu’il a jugée sage. Il évoque ses visites épuisantes, limitées à une heure durant des semaines, endossant la tenue de cosmonaute, avec des instants d’espoir. 

Avec beaucoup de délicatesse, le narrateur détaille l’enfer que vit la famille proche, le maelstrom qui s’empare  des pensées intérieures. Comment ne pas flancher. Difficile d’imaginer quand l’animateur du  « Masque »  orchestre l’émission phare  avec bonne humeur, qu’il vient de courir d’un hôpital à l’autre. Juste le temps de changer de masque. Il recourt à la métaphore de l’orage qui se rapproche avant le  foudroiement, et convoque une phrase du Général de Gaulle qu’il adapte : «  Maintenant , et pour toujours, Laurent est comme les autres ».

Après le portrait de Laurent, il dresse le portrait de cette mère « invincible », qui a dû faire face à deux disparitions accidentelles. Il expose sa formation artistique, sa carrière de restauratrice de tableaux pour le Louvre, met en lumière son talent de peintre.

 Il évoque ce qu’elle a été, une artiste passionnée par l’art italien, dotée d’une «  inexpugnable joie de vivre » et « d’une propension à l’émerveillement ». Une lectrice de Colette, de Christian Bobin, de François Cheng. Une oreille qui aime écouter Brahms, Mozart, Debussy.

Par petites touches, il compose un touchant tableau pétri de déférence, il met en valeur sa générosité envers un peintre sdf.

A  89 ans,  « cette vaillante maman capitulait », souffrant le martyre, «  même la religion, qui était son socle et son Ciel, ne semblait plus lui être d’aucun secours ». 

On suit ses transferts successifs d’hôpitaux, puis établissement spécialisé en soins palliatifs. La phrase : «  elle entrait ,en plein été, dans son dernier hiver » convoque le titre : «  Le dernier hiver du Cid », opus dans lequel Jérôme Garcin  évoque les dernières heures de Gérard Philippe. Comme sa famille lui avait remis un portable pour la tranquilliser, elle n’a eu cesse d’appeler au secours afin de quitter cet enfer/prison.

L’hécatombe s’est poursuivie avec le décès de sa tante ( en août 2022) qu’il considérait comme sa seconde mère. « Le destin le prend au collet » une fois de plus.

Les cérémonies d’adieu récurrentes qui se déroulent au cimetière de Bray-sur-Seine convoquent le tableau émouvant du peintre Emile Friand, «  La Toussaint » représentant l’hommage d’une famille pour ses morts. Comme un instantané photographique, l’impression d’un travelling sur le cortège.

Jérôme Garcin reconnaît être taraudé par cette idée de culpabilité et se demande encore s’il a bien fait de cacher à sa mère le secret de cette maladie génétique rare, sans traitement spécifique, difficile à diagnostiquer. Il explique en ses propres termes et non ceux d’un médecin ce qu’elle implique. « La culpabilité est un sentiment illégitime et légitime » pour lui, porteur sain. Il se sent « responsable d’avoir propagé », à son insu, ce dont il a hérité. Et descendant d’une dynastie de médecins, il fait le constat que «  les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés ».

Dans une émission, le narrateur confie son apaisement de constater que les peintures de son frère Laurent , « peintre débordant »,vont être consultables de façon permanente. Le psychanalyste Henri Bauchau avait d’ailleurs compris «  combien l’art était son vrai langage… ». « L’exposition annuelle de ses tableaux aux couleurs vives de vitraux favorisait ses dons clandestins et négligeait de reconnaître ses handicaps visibles ». 

Dans ce récit, l’écrivain décline son amour absolu pour son épouse, Anne-Marie, sa profonde gratitude envers sa famille «  qu’il aime d’une façon exclusive et animale », « qui le serre, le consolide, l’étaye et l‘empêche de chuter trop bas » et forme « une digue impérissable ».

Quand vient le moment douloureux de vider l’appartement, le journaliste retrouve un cahier, sorte de journal tenu par sa mère, où figure son ami Michael Lonsdale, tombe sur des lettres dont ses propres lettres. Il les relit, en consigne quelques-unes, ce qui fait défiler sa vie et celle de ses parents. La malle aux souvenirs déborde avec les lettres amoureuses de son paternel adressées à sa femme, quand il voyageait  en tant que directeur des Presses Universitaires de France. L’époque du bonheur comme il le souligne.

Certains paragraphes contiennent  des phrases très longues, comme si elles reflétaient le poids à supporter pour « la petite famille démantibulée » ou des énumérations décrivant chacun des tableaux. D’autres contiennent des étincelles de poésie comme dans l’évocation du pays d’Auge : «  les trilles des mésanges, le staccato des rouges-gorges…, le bruit d’eau cristallin » jailli des «  ramures des peupliers ». Un style d’une élégance et d’une délicatesse qui transcende le livre.

Le désir de poursuivre une conversation avec les absents rappelle la démarche identique  d’autres écrivains terrassés par la perte d’un géniteur : Premier sang d’Amélie Nothomb et plus récemment l’opus d’Albert Strickler Petit père.

Jérôme Garcin livre un témoignage poignant sur une maladie méconnue, découverte en 1991, « le syndrome de l’X fragile », dont ses descendants ont aussi hérité . 

En même temps il décline une radiographie de la situation des hôpitaux, frappés de plein fouet par la vague du covid et de la recherche médicale. On est saisi d’empathie. La lecture pourrait s’avérer éprouvante pour les âmes sensibles, mais elle est adoucie par les tableaux tissant un cocon réconfortant pour la famille de l’auteur. Ceux chamarrés de Laurent, le cubiste, qui « éclairent, embellissent son souvenir » et ceux de la mère paysagiste qui apportent de la sérénité à Jérôme Garcin.  En plongeant son regard dans leurs toiles, véritables « épiphanies », il sent leur présence en permanence, « une compagnie invisible, heureuse et bienfaisante ».

Le tombeau de papier dans lequel il drape ses disparus revêt une portée universelle. Le lecteur quitte ce bouleversant récit autobiographique secoué. Le chemin de la résilience sera long.

© Nadine Doyen

Albert Strickler, Petit père, Editions du Tourneciel, Collection lignes de vie, ( 20 € – 234 pages)

Une chronique de Nadine Doyen

Albert Strickler, Petit père, Editions du Tourneciel, Collection lignes de vie, ( 20 € – 234 pages)


Comme Amélie Nothomb l’affirme dans son dernier roman : « La mort n’est pas la cessation de l’amour. ». Le dialogue n’est pas interrompu. Dans cet hommage au père, le diariste ne veut pas que ce livre soit considéré comme un tombeau de papier, mais un partage de scènes de vie, un prolongement de leurs conversations qui en appellera d’autres. Une absence difficile à apprivoiser.

La photo de la couverture frappe quant à la ressemblance entre père et fils. On subodore, au vu du panier de poussins, que c’était un homme de basse-cour ! Qu’il avait une passion invétérée de colombophile, d’aviculteur émérite. On devine vite d’où vient la capacité de l’auteur à s’émerveiller de ces « riens somptueux » qu’il distille dans ses journaux pour le bonheur de ses lecteurs.

Autre héritage légué : « vivre en état de poésie » et au contact de la nature. Pour honorer ce culte de la poésie, des poèmes ponctuent le récit. Admirable, ce poème pétri de gratitude à l’encontre du père, « beau mendiant de lumière », qui lui a appris à « déchiffrer les hiéroglyphes des oiseaux dans la neige. »

Les oiseaux, il les aimait tant que le jardin regorgeait de mangeoires. De multiples facettes sont évoquées : homme de devoir, manœuvre, second, commis, groom, son apprentissage du métier de cordonnier, pêcheur… Un homme illettré, inculte, « l’œil bleu derrière la rosace de sa bonté ».  « Bonté monstrueuse ». Un père qui allait plutôt dans le temple de Baudelaire le dimanche matin ! 

Un père aux mains dépareillées qui n’excellait que dans le maniement du balai. Son accent n’était pas une tare pour lui, pas plus que ses fautes de français. Au fur et à mesure de la lecture, on plonge dans l’intimité de la famille d’Albert Strickler, évoquant ses souvenirs d’enfance (escapades à vélo.) La mère apparaît quand elle doit aider son « mari-enfant » pour mettre les boutons de manchettes, faire les nœuds de cravate. Le samedi était dédié aux bains dans la buanderie, faute de salle d’eau.

Un passage prend aux tripes, celui où Albert Strickler évoque les derniers moments de Père- la- bonté, si généreux en sourires, en embrassades. L’émotion indicible, difficile à endiguer, va crescendo quand les soins palliatifs sont abordés, et atteint le climax avec sa disparition le 24 décembre 2008. 

Quand on lit des extraits du journal correspondant à cette période où le père est hospitalisé, on est saisi par tout le maelstrom qui habite sa famille. Le narrateur « surveille le téléphone comme un bâton de dynamite », redoute « la déflagration de l’annonce », conscient de « l’imminence du départ ». Il cherche à quoi se raccrocher. C’est alors que surgit « le baron perché », cet écureuil omniprésent dans les journaux du diariste ! Venu frapper à la fenêtre le lendemain de sa mort, comme une réincarnation ? Et de rappeler ses dernières paroles : « Avez-vous encore assez de noix pour eux »

Avec ce père qui « préférait la liberté des champs, la tendresse des prés, la cathédrale des forêts », Albert Strickler a partagé les offrandes de la nature, « tapis dans des cryptes de végétation », l’incontournable cueillette du muguet dans un berceau de chlorophylle ». Ce bonheur de « boire la lumière des vitraux du feuillage translucide », d’écouter le vent, se retrouve transposé dans la plume poétique de ses journaux.

Revenant sur les goûts culinaires de son père, en particulier sur sa passion pour le boudin et son breuvage favori, la bière., l’auteur des Sublimes d’Alsace regrette de ne pas avoir réussi à intéresser son père aux vins, et surtout depuis que lui-même habitait au cœur du vignoble.

Il ravive aussi leurs souvenirs en commun : un match à la Meinau, sa collection de pièces disparues, le grand nettoyage de printemps, « l’Oschterputz », source d’émerveillement pour le narrateur gamin, sa première virée en voiture, le permis en poche, qui a tourné au fiasco et en 80, les premières vraies vacances du père à Sainte Maxime, qui avait accepté d’être éloigné de sa base, car le séjour serait bref, le nourrissage de ses nombreuses volailles serait assuré et la cuisinière serait son épouse ! 

Le sommaire détaillé montre la richesse de ces scènes de vie, scandées par la phrase récurrente « la vie est belle », auxquelles s’ajoutent des extraits de quatre journaux. Les fragments de vie s’achèvent sur une merveilleuse et touchante déclaration d’amour à ce père aimant : « je pense désormais chaque jour/ A la radieuse transparence de ta présence/ A ton beau sourire… ». 

D’ailleurs, le fils le devine partout, « dans le jaune citron de la poitrine d’une mésange », «  dans la belle brume bleuâtre qui lèche le ciel d’hiver » ou même «  sur sa langue comme le pépin d’une pomme ». 

Quelle fin lumineuse avec ce poème qui met en exergue « la lumière de sa bonté et le doux bleu de ses yeux lustrés par l’émerveillement. » 

Albert Strickler brosse un touchant portrait de « l’homme des bois », « Natürmensch », dont la présence irradie au fil des pages. Le levain de la tendresse qui les a reliés est bouleversant. Prose et poèmes en alternance. Nul doute que l’on aurait aimé connaître celui qu’il nomme le Ravi, à la bonté exceptionnelle.

© Nadine Doyen