Une chronique de Lieven Callant

Aragon, Les Poètes, poèmes, NRF, Poésie/Gallimard, 250 pages, mai 1985.
Quand ma soeur fut partie, nous avons partagé, nous ses frères et soeurs, ses enfants, ses amis, ses livres. Tellement l’ont semble-t-il accompagnée tout au long de sa vie. À travers eux, c’est elle qui encore me parle. Il est donc normal que je ne puisse retenir mes larmes.
À travers ces textes, naturellement, Aragon s’adresse à moi, lecteur anonyme et il se veut passeur de mots, « montreur » puisqu’il invoque de nombreux poètes parfois sans même les nommer. Aragon choisit une forme sans ponctuation. Le livre semble emprunter sa présentation à une pièce de théâtre dans laquelle Aragon est à la fois acteur, spectateur et metteur en scène. Comme si la vie était une représentation, la mort, la fin du spectacle, simplement un rideau qui tombe.
Le poème peut finalement prendre toutes les apparences, ce qui le détermine, ce qui fait qu’il est, est ailleurs. Entre les lignes, parmi les textes divers qui peuplent mon imagination, ma mémoire et même ses oublis. La poésie est intertextuelle, elle participe à tous les textes, elle va aussi au-delà des mots. Elle nous emporte d’un texte à un autre, d’un poète à un autre.
Il faut une certaine forme d’abandon, de désir amoureux pour se rendre compte que le poème porte en lui un inassouvissement intrinsèque, une impossibilité tragique de concilier les mots entre eux avec ce qu’ils suggèrent d’un message, d’une volonté, d’une espérance, d’une idée.
Aragon utilise comme métaphore le radar de la chauve-souris: c’est sa voix, sa parole, son cri et sa répercussion sur les obstacles qui la guide dans la nuit. Sans voix, silencieuse, elle ne peut se défaire de sa prison. Le poème est un cri. La poésie le radar.
Parfois, au rythme des pages jaunies par le temps, je surprends un tremblement, un signe, une étoile pour marquer une page, mettre en avant un mot, une image. Ma soeur indique de nombreux passages afin de ne jamais oublier ce qui lui semblait si important, si merveilleux.
« Et si cela se mettait à signifier
Comme la tapisserie à petit point toujours défaite
D’une inutile Pénélope »
Il y a aussi ces appels qui sonnent désormais comme des prémonitions dans ce monde qui se moque de l’excellence, de la particularité :
« Il faut reprendre les choses par leur parfum
Se plonger dans le bain phosphorescent des paroles
Extraire le nard des mots
Éveiller séparément les lettres à la vie
Que la sonnaille des syllabes comme un lépreux précède le poète
Et non l’inverse »
« Ce colloque secret de parfums dans une armoire
Ce long choix des mots cachant une blessure »
La poésie est une femme, un corps charnel désirable, aimé. Au creux de chaque poème le fin’amor, cet amour touchant du doigt l’extrême saveur sans jamais la dénaturer, la déposséder. Par l’écriture poétique Aragon se joint à l’être aimé Elsa, se rapproche de l’ami sans jamais le perdre de vue.
« Mais toi toi qu’ils n’ont point noyé dans les eaux noires
Invisiblement tu demeures le même »
Ma soeur était une révoltée comme le sont les poètes. Aucune conciliation n’est possible. Le compromis est inexistant car la poésie est ou n’est pas. Le poème est souvent un lieu de luttes. « Un poème dit le second c’est un charnier » écrit Aragon à la page 147. Je comprends bien l’allusion à la première guerre mondiale, horreur absolue qui avait marqué l’auteur et pas que lui. « Il y a pour vous jeunes gens toujours une guerre où partir » Ma soeur est partie avec la dernière de ses guerres. Elle les as toutes gagnées même si on pourrait penser le contraire.
« La nuit s’il est encore une nuit en ce monde
Une nuit de néant et de branches barrant
La route de l’oeil une nuit de chant sans paroles
Une nuit de velours comme une voix du ventre
Une nuit où s’endort un siècle et s’éveille l’avenir
Les trois formes de l’avenir encore couvertes
Des anciennes toiles d’araignée
Où les mots usés font mouche »
Plus loin, je lis :
« Un poème dit le second c’est la neige des peupliers »
Mais aussi :
« Un poème dit le second comme à court de comparaisons
Et son silence est une menthe odorante quand on la fauche »
« Le langage perd son pouvoir au-delà du halo de notre haleine
C’est assez d’un peu de poussière et qui déchiffrerait les mots écrits »
Car le poème n’exige pas de nous qu’on se défasse de la lucidité bien au contraire plus que tout art, il est celui qui regarde en face et la vie et la mort quotidiennement et en mesure sans doute avec le plus de justesse la valeur toute relative.
« Faire mon deuil », « passer à autre chose » c’est comme cesser le combat de la vie, accepter que la mort s’invite partout même dans l’amour. Avec le départ de ma soeur, je n’ai pourtant pas cesser de l’aimer. Non, la tristesse ne s’évapore pas, mon coeur n’apprend pas à se taire avec la mort. Je continue de pleurer en secret ceux et celles que j’ai perdus. Ils s’adressent invariablement à travers les poèmes qu’ils ont lus et aimés.
Lire ce livre, c’était comme à nouveau me promener en compagnie de ma soeur, pas avec son fantôme mais avec son poème.