Une chronique de Marc Wetzel

Jacquy GIL – Viatiques – éditions Unicité, 2021, 44 pages, 11€
Jacquy Gil, 74 ans, qui vit là où il est né, dans la garrigue du Nord-Est de Montpellier, est un poète, non pas régionaliste, mais régional : il sait tirer parti de sa région non du tout pour la faire mieux connaître, mais pour mieux lire en lui.
Cette garrigue qu’il connaît par coeur lui révèle ce qu’il ignore encore du sien. Il se balade sans cesse et partout pour trouver les chemins à questions, se concentre et comprend ce qu’il peut s’y demander de nouveau, et de nouveau seulement : ses pourtant innombrables souvenirs là où il passe ne sont presque jamais convoqués. Son passé indigène lui permet seulement de ne jamais se perdre, quoi qu’il parte découvrir : il retrouve du connu dès qu’il veut, ce qui lui évite les nuits dehors. Mais dès qu’il va dehors, il n’est plus chez personne : il arpente le gracieux parcours d’énigmes que lui offre sa promenade. C’est un bénévole du mystère, un homme prodigieusement attentif à ce que pourrait changer en lui (plus exactement en sa propre humanité, car ce qu’il est seul à être ne l’a jamais intéressé) ce que sa pensée rencontre. Esprit autodidacte – car venu sans études à la connaissance – , mais avec une fringale de vérité, un souci de présence, que même des études n’auraient pu troubler !
« Viatiques », ce sont provisions pour la route, c’est ce qu’on emporte avec soi pour soutenir un petit (ou même le grand et ultime !) voyage. C’est ce qui assure ressources lors d’un déplacement qui ne permet ni d’en produire à mesure, ni d’en obtenir où l’on passe. C’est la ferme résolution de supporter (sans ciller) et soutenir (sans peur) les faims et soifs inédites qu’on engrangera. Ce sont devises d’explorateur, faites justement pour assumer, et peut-être assimiler, ce qui les dépasse, et le renouvelle. Ce sont des consignes de mutation privée, dès qu’arrivent les occasions de comprendre à neuf ce qui arrive ! Rêveur hyperactif : rien ne le distraira de sa distraction, sinon ce qui serait plus profond qu’elle – voilà son très tenace mot d’ordre, son rare et méditatif cran !
Il a ses « trucs » de voyant, de dénicheur – modeste, mais têtu ! – de métamorphoses, de fourrier de prodiges. Par exemple l’observation proactive de la vie des éléments : le vent qui devant lui plie et déporte les blés (p.4) lui semble « ajouter un océan au paysage » et comme vouloir dérober leur champ à son regard fini, l’affranchir de son terrestre spectateur. Un vent analogue (p.7) agite ailleurs si fort tel buisson qu’il le grime en animal frémissant, comme « s’efforçant de l’arracher à sa condition première« , où l’univers lui-même semble se mélanger les règnes, soigner comme les épis rebelles de sa poussée, gratter ses propres marges, ménager à son évolution des raccourcis fantômes. Là, l’eau d’une source (p.40) impose sa limpidité au paysage obscur ou chaotique où elle naît, déverse et « décante » son savoir souterrain sur la surface qu’elle découvre, et devant le seul autre savoir souterrain du pays, celui de l’homme « venant sur elle se pencher pour y puiser un peu de lui-même« ; alimentant des ruisseaux qui, à leur tour, semblent « redonner soif aux rivières« ; serpentant, bien que venant du ciel, comme infailliblement sur tous les plis de sol ouverts, elle-même autodidacte du relief terrestre, comme ajoutant sans errance au cours général des choses (« On voyait bien qu’un monde issu du monde s’était mis en marche, allait à dessein, se laissait emporter par un élan unanime » (p.35). Là encore, l’odeur des plantes : il s’en approche en insecte (p.41), vient délibérément au parfum d’une fleur comme au secret payant et prosaïque qu’il est à qui la butine; mais qui aussitôt par contraste, comme à volonté, lui devient mystère gracieux et méditable pour celui qui pense, se butine d’abord lui-même, comprend soudain qu’il est en train de comprendre à la fois du dehors et du dedans une même chose, et se sent comme honteux de trop prélever d’un coup dans la présence : « D’où ce sentiment dès lors d’être interpellé par l’Univers entier qui, conscient soudain de m’avoir instruit d’un trop grand savoir, m’invitait à le taire« …
Tout le fait avancer : même un regard est le bon et suffisant pas à faire (p.23), quand les yeux vont mieux que des pieds dans telle ou telle broussaille, et s’en dépêtrent, le moment venu, à moindre écorchement. Même la raison (le calcul des rapports déterminants) convient au marcheur (p.22) , qui, là où elle seule peut lui offrir des obstacles utiles, l’enfermera (et même, dit le poète, « l’encouragera » !) avec profit (« Où je me cogne se libèrent mes pensées« ). Même les « volte-face » (p.20) sont balises subtiles, car si nous connaissons mieux leur chemin qu’eux, nos pas nous connaissent mieux que nos motifs : comme l’ânesse de Balaam, soudain rétive, insensible aux coups de relance, avait su voir l’ange avant l’ânier. Et le hasard lui-même doit pouvoir avancer !
Ce très remarquable poète, enfin, a comme un usage spontané de tous les âges : des âges de la Terre (il lui suffit de concevoir (p.5) les quelques centaines de millions d’années ayant contribué, par leurs forces et aléas, à un paysage donné pour arpenter de facto la notable partie de l’histoire du monde qui y fut requise); des âges de l’espèce (alors que l’homme ancien, affamé et effrayé par nature, ne pouvait voir dans le jour qu’un répit de vie, l’homme moderne y voit une occasion de se mettre au jour, pouvant (p.38) traiter en chez lui tout ce qu’il lui échoit de connaître mieux); des âges de lui-même enfin (l’enfance savait tirer à peu près tout de ce qu’elle ignorait; même ses caprices puisaient trésor dans leur insignifiance; que l’adulte (p.21) retrouve donc – mais cette fois responsablement ! – cette innocence).
« Et, fermant les yeux, je voyais scintiller une multitude d’étoiles bleues… Comme si le peu d’univers qui était en moi opérait une nouvelle naissance, s’expulsait d’un néant qui, paradoxalement, était issu de l’existence même.
Comme si ma vie, après s’être obscurcie à dessein de me détourner d’elle, s’était donnée du temps pour que je l’extirpe, mais cette fois du plus profond de mon être » (p.3)
Il est merveilleux que des auteurs quasi-inconnus travaillent ainsi, là où ils sont, à servir la poésie par des chemins de pensée aussi singuliers qu’accueillants. Cet écrivain, d’une peu commune authenticité, nous enchante et instruit de son admirable effort.
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« Il faut les laisser mûrir les chemins, ne point leur imposer trop vite la ferveur de nos pas. À trop vouloir les hâter, nous ne recueillerions de leurs élans que des pensées immatures (…)
Les chemins parallèles : ils vont de pair avec ceux qui nous sont familiers et qui chaque jour nous emmènent.
On les sait en attente de nos pas » (p.6 et 15)
« Nous ne le savons pas, mais chaque jour nous bousculons l’ordre des choses; un pas met fin au pouvoir de l’autre: notre marche est une révolte permanente !
Et tant pis si nos cheveux pendant ce temps grisonnent, notre apparence se démarque de nos avancées, n’en reconnaît point la nature incorruptible.
L’essentiel avance en nous et n’y peuvent rien nos stigmates; nos souffrances n’étant que l’effort soutenu auquel nous devons nos victoires » (p.10)
« Toutefois, rêver trop longtemps contrarie le monde… Ou plutôt ceux qui ne rêvent pas, ne savent pas rêver.
Reste à définir ce que rêver veut dire.
Peut-être est-ce se réfugier dans un lointain pour mieux habiter le proche et restituer ainsi à la réalité son espace initial – la rendre plus vraisemblable, quitte à l’arracher à l’aire de la raison.
Peut-être est-ce saisir sans avoir à toucher, donner plus de poids à l’esprit pour alléger la matière » (p.27)