La mise à nu, Jean-Philippe Blondel, Buchet Chastel (15€ – 252 pages) ; Janvier 2018

Chronique de Nadine Doyen

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La mise à nu, Jean-Philippe Blondel, Buchet Chastel (15€ – 252 pages) ; Janvier 2018


Le narrateur, professeur de 58 ans, nous invite au vernissage d’une exposition à laquelle il s’étonne d’avoir été convié. Mais il ne s’agit pas de n’importe quel artiste ! Ce jeune peintre, déjà célèbre internationalement, est un ancien élève avec qui il va pouvoir échanger brièvement avant son discours.

Se souviennent-ils l’un de l’autre ? Quels souvenirs garde-t-on de « ses ouailles »?

Surtout que lui, « un des dinosaures de l’établissement », il en a vu défiler des lycéens ! Celui-ci lui aurait-il laissé une empreinte particulière ?

L’originalité de Jean-Philippe Blondel réside dans les titres de ses chapitres. Si dans Juke Box, c’étaient des titres de chansons, cette fois, la thématique de l’art oblige, ce sont cinq couleurs qui orientent le récit et en donnent la tonalité : d’Anthracite à bleu horizon, en passant part l’Incarnat.

On suit le rapprochement d’Alexandre Laudin et Louis Claret. D’abord un appel téléphonique. Puis une invitation à lui rendre visite dans son loft pour voir ses peintures. Dans la lignée d’un Lucien Freud, Bacon, donc torturées, ce qui le surprend.

Ce huis clos va favoriser leurs confidences. Chacun se livre, laisse affleurer ses fêlures (solitude, désert affectif, ennui, routine). Et voilà le professeur sous l’emprise de l’artiste qui s’est lancé le défi de faire son portrait. Atermoiement de l’enseignant. Maelström perceptible. Une tension électrique. Accepter ou pas ? Quel est le risque ?

Celui-ci découvre peu à peu que l’élève a toujours eu une forte attirance pour lui, qu’il « était son soleil ». Pas étonnant son projet. Faire le portrait de quelqu’un n’est-ce-pas une façon de le ramener chez soi ? On plonge dans leur intimité.

Les séances de pose se multiplient, au début avec un sujet mutique, « ailleurs ».

D’un côté le peintre, prévenant, s’assurant que son icône est à l’aise.

En face de lui, un modèle laissant vagabonder son esprit et convoquant une cascade de souvenirs plus ou moins heureux. Le choix des pigments, par exemple,renvoie le narrateur à son enfance au jardin de jeux où il admirait les couleurs qui l’entouraient.

Les portraits des deux protagonistes masculins s’étoffent au fil de leurs échanges, aveux, confidences, introspection. Le narrateur évoque ses sorties d’ado dans les bars enfumés de la ville, avec Thibault une visite nocturne, dangereuse, de la cathédrale ! (A croire qu’ils avaient entendu la voix de Véronique Ovaldé : Soyez imprudents les enfants !). Leurs façons de resquiller ! Leur amitié indestructible jusqu’au bac.

Suspense quand l’artiste a une nouvelle demande à formuler… Que doit-on comprendre quand il dit vouloir retravailler le tableau ? Un moment incertain. Les doutes du créateur : continuer ou renoncer ? Puis il y a le voyage à Vienne (On pense aux nus de Schiele!) où Alexandre a pu entraîner son égérie.

Son rêve : y faire le troisième volet. Décor idéal, canapé rouge.

Mais les exigences du peintre, « chasseur à l’affût », s’avèrent plus impudiques. Comment pense-t-il procéder ? Par photos ? Un certain malaise s’installe.

Jean-Philippe Blondel aiguise sans cesse notre curiosité. Jusqu’où l’effeuillage ?!

Rebondissement quand il lâche le mot : « malade ».

En creux se tissent les figures féminines : ses deux filles, si couvées, aimées, qui ont quitté le nid familial, et Anne, leur mère dont il est désormais séparé, en bons termes.

L’auteur ausculte les conséquences du divorce sur son comportement. Il souligne la réaction d’Anne, troublée par les rumeurs suscitées par sa proximité avec son élève. Lui aurait-il préféré un homme plus jeune ? Leurs entrevues montrent l’attachement qui immuablement les relie encore, avec même une pointe de jalousie réciproque non avouée. Quand Louis Claret évoque ses filles, il s’interroge sur la transmission.

On aurait envie de dire à cet enseignant que l’année prochaine, le problème des portables devrait être éradiqué avec la nouvelle loi !

On note des coïncidences troublantes entre le narrateur et l’auteur. On reconnaît  sa ville d’origine (au passé textile florissant) déjà présente dans des romans précédents ; les rues qu’il arpente ou revisite comme Modiano. le café du Musée ; on retrouve ses lieux de prédilection comme Les Landes et Londres (La Tate gallery).

Les connaisseurs de la musique Blondelienne vont encore apprécier ce style enlevé, aux phrases courtes, nominales ; les dialogues transpirant la bienveillance, ponctués de rires. Ils vont croiser des protagonistes qui lisent des auteurs britanniques : Thomas Hardy, Jane Austen. Parmi leurs amis des personnages gays, installés à Londres, loin de l’homophobie. Quand Alexandre confie à Louis son penchant mal assumé pour les garçons, à l’époque du lycée, on pense au personnage de Philippe Besson dans Arrête tes mensonges.

Ce qui frappe dans ce roman, ce n’est plus la « midlife crisis », mais le regard dans le rétroviseur  du narrateur, imposé par la nécessité de dresser un bilan de sa vie, ratée côté famille. En exhumant d’un carton des reliques du passé, tel un minuscule inventaire, il aborde la question de ce qui reste d’une vie.  Obnubilé par les affres de la fuite inexorable du temps, la déliquescence des corps, lui, « sorte de menhir », se projette dans le futur avec angoisse. Bientôt 60 ans, la retraite. Une rencontre a réveillé sa libido. Denise Bombardier l’affirme : « L’amour commence à 60 ans ».

Le tableau final nous transporte dans ce paysage sauvage d’Écosse dont la beauté avait subjugué le narrateur, alors jeune prof de 25 ans, lors de son escapade avec Arnaud. Même extase, même émerveillement, partagé cette fois avec Alexandre, celui qui a « tenté de percer ses mystères », de « capturer son âme » devenu son complice, toute ambiguïté bannie. Les couleurs réunies : « L’anthracite des roches. Le soufre des fleurs d’ajoncs. La terre ombrée. Le brun et l’incarnat des lichens. », le mauve des bruyères. L’horizon  leur tend les bras. Un souffle de liberté les anime.

Jean-Philippe Blondel offre une réflexion sur les chemins obstinés de la création, de l’art (rôle du triptyque, Hockney), sur la difficulté d’aimer et explore les limites de la mémoire, conscient de ses « chausse-trappes ». Avec habileté, il peint en mots « sa mise à nu » ! Et décline une variation sur le regard, ce que l’autre perçoit de vous.

Il signe un roman attachant, pétri d’humour,  entrecoupé de parties en italiques correspondant aux flashbacks, aux souvenirs familiaux, amoureux et professionnels. Souvenirs parfois encombrants, comme le déclare Serge Joncour dans L’amour sans le faire : « Les souvenirs, c’est rarement les meilleurs qui dominent ».

D’où son credo : avancer en se délestant des trop toxiques ! Sur le sentier neuf de ses 25 ans où tout est de nouveau possible. Vivre le présent.

« Un livre puissant qui révèle autant le lecteur que l’auteur », conclut une libraire.

©Nadine Doyen