Chronique de Nadine Doyen
Philippe Jaenada, La petite femelle ; Julliard (714 pages – 22 €)
Après Sulak, biographie romancée d’un braqueur plein de panache, Philippe Jaenada affiche une fascination pour les faits divers et ces êtres qui ont défrayé la presse, les médias, au point d’en faire à nouveau son personnage central.
Un titre qui impose un éclairage. Qui est Pauline Dubuisson (11/10/27 – 22/09/1963), figure marquante qui a inspiré d’autres écrivains précédemment ?
N’a-t-elle pas aussi impressionné l’adolescent Patrick Modiano quand il la croisa ?
Dans le prologue, l’auteur justifie sa gigantesque entreprise : rétablir la vérité, puisque ce qu’il a lu, entendu est « plus faux que faux », a été déformé.
Coup double, en réhabilitant quelque peu sa figure centrale, intelligente, cultivée, et belle, qualifiée par Alphonse Boudard de « surdouée sauvage ».
L’auteur retrace l’enfance de Pauline, son éducation aux côtés de son pygmalion de père. Vient sa métamorphose en une bombe « sexuelle ». La traversée de la guerre a engendré sa vocation de soigner, puis de devenir médecin. Étude reprise en 1941,bac en poche, dans un contexte peu favorable (les bombardements anglais s’intensifient ; elle est victime de la rumeur d’avoir couché avec les boches, d’un viol collectif), sans compter les déménagements successifs. Les innombrables adjectifs attribués à Pauline, titres de chapitres, sont édifiants, résumant les facettes sous lesquelles elle est perçue : de « légère, perverse, souillée, hystérique, tondue… » à « cérébrale, comédienne, simulatrice, traquée… » et même « sans coeur et méchante », tant sa vie a été chaotique. Le portrait de Pauline, « la pin-up de la fac », se complexifie de façon chorale. Sa logeuse, Eva Gérard, relate, en la trahissant, ses relations amoureuses dont celle avec le plus beau parti de la fac : « Félix Bailly ». L’auteur autopsie cette idylle et nous laisse deviner une tension croissante entre Paulette (comme elle se fait appeler) et Félix. Dévergondée, « la petite femelle » ou « plus cérébrale que sensuelle » ? Imprévisible, surtout et difficile à cerner.
Le récit se focalise sur cette liaison tumultueuse et son délitement. Félix, qui avait occulté les mises en garde de ses parents et amis va commencer à ouvrir les yeux et voir en Paulette « une demi-folle », « un démon », « une ravageuse » et même « une cinglée ». En résumé, une femme qui ne peut lui convenir « comme un couvercle à un pot ».
La tension atteint son paroxysme après la lettre de rupture envoyée par Félix et la révélation de l’existence de Monique, cachée au début. Les réactions de Pauline, son achat d’un pistolet, le flacon de cyanure, laissent préfigurer le pire. Suspense encore étant donné sa traque de Félix et les menaces proférées à son encontre.
Devenue « une épave », va-t-elle se suicider ? Est-elle capable d’éliminer son ex-amant? Ou au contraire rebondir en s’investissant plus dans son travail ? Peut-elle éradiquer son passé sulfureux avec des Allemands, son humiliation d’avoir été tondue, cause de son maelstrom intérieur, de ses non-dits ? Sa rencontre avec Bernard Legens marque un tournant dans sa vie amoureuse. Beaucoup de lettres exaltées échangées, avant de réaliser qu’elle ne l’aime pas.
Le narrateur continue à nous maintenir dans la rétention d’information. Toutefois, les mots « crime, procès » retiennent l’attention du lecteur et aiguisent sa curiosité. Puis sa logeuse, Eva Gérard fait allusion au « drame ».
Au chapitre 31, les coups de feu résonnent, Félix s’écroule. Le destin de Pauline bascule et la propulse à la case prison. Si le procès retentissant, qui débute le 18 novembre 1953, a enflammé la France, il passionne aussi le lecteur. Elle aura sauvé sa tête, mais se voit « condamnée aux travaux forcés à perpétuité ». Durant son incarcération, Pauline montre un nouveau visage : « noblesse de sentiments ».
En s’exilant au Maroc, en changeant d’identité, réussira-t-elle sa renaissance ?
N’est-elle pas « attentionnée, douce » pour les patients ? Plus attachante ?
Le récit se ramifie, Philippe Jaenada s’intéressant aux conséquences pour les parents de l’assassiné et de la meurtrière et également aux compagnes croisées en prison.
L’auteur brosse un tableau de la prison d’Haguenau où sévit « une discipline drastique ». Ce qui force l’admiration envers cette protagoniste, c’est son opiniâtreté à décrocher son diplôme de médecin, sa réussite à d’autres examens.
A travers son héroïne, l’auteur explore la passion destructrice, les intrigues de coeur, gangrenées par le mensonge, l’hypocrisie, et le statut de la femme libre qui ne veut pas être cantonnée à la cuisine. Les étudiants donnent des portraits d’elle diamétralement opposés, tout comme les nombreux témoignages recueillis pour le procès. La voilà considérée comme « une hyène », accusée d’avoir commis « un carnage de bonheur ». Serait-elle incapable d’aimer et d’être aimée ?
Philippe Jaenada, « tapir enragé » nous livre ses constatations, ses hypothèses, ses déductions, résume les points essentiels après avoir passé au crible la presse qui a divulgué le fait divers, parfois brodé autour pour doper les ventes. Il pointe également le manque d’exactitude historique d’ouvrages antérieurs qui prétendent offrir « un récit fidèle ». Il commente le journal intime de Pauline. Les extraits des journaux d’un prêtre , d’un résistant témoignent de la violence, des exactions.
Il nous fait partager son « work in progress », ses surprises grâce à internet, « un truc dingue » lui permettant de retrouver des traces des personnages cités dans les rapports, susceptibles d’avoir connu Pauline. Il recueille les témoignages de Lucette, sa « voisine du bistrot d’en bas » qui a vu des femmes subir la tonte.
Philippe Jaenada déroule en parallèle la vie de Pauline et le contexte historique : occupation allemande, le mur de l’Atlantique, les bombardements alliés.
C’est ainsi qu’il fait allusion au tragique destin de Charlotte Salomon, en octobre 43, peintre méconnue que David Foenkinos a sortie de l’oubli avec Charlotte.( 1)
Lire Philippe Jaenada, c’est s’accommoder de sa propension aux digressions, de ses anecdotes sur sa vie (souvenirs de ses premiers émois amoureux, de son Prix de Flore, d’une réservation de table à NewYork), de ses parenthèses, distillant son point de vue ou se dévoilant : « on n’est pas de bois ». Ainsi il fait un détour par Troyes, où fut créée « la culotte Petit Bateau ». Il décline la vision des femmes chez Nietzsche, auteur qui a laissé son empreinte chez Pauline. Il livre une réflexion sur le French kiss. Il veille à glisser une note d’humour dans ses apartés pour plus de légèreté.
En bonus, un brin d’exotisme, en évoquant Essaouira, où Andrée fait son internat et d’où Julien Blanc-Gras, écrivain voyageur (3) écrit à Philippe Jaenada que « le vent de l’Atlantique nettoie ton âme pour la peindre dans le bleu de l’océan ».
Les dates, qui ponctuent le récit, renvoient parfois l’auteur à ses propres souvenirs ou à des événements du moment comme la naissance de Janis Joplin en 1943, 15 mars 1954, la publication de Bonjour tristesse, juillet 59, le décès de Billie Holiday.
Il apostrophe son lecteur tissant un rapport de complicité, sorte de « marché secret, à l’insu des personnages » pour Amos Oz. Il est inattendu de se voir proposer du coca ou une anisette, souhaiter bon appétit ou de croiser le frère de Laure Manaudou. Brigitte Bardot est mentionnée car elle a incarné une héroïne, qui emprunte des pans de la vie de Pauline, dans La vérité de Clouzot. On aurait envie de demander à l’auteur : A quand le « court traité de comparaison raisonnée entre les pâtes et l’amour » ? A quand « Le Manuel de sagesse et de tolérance de tonton Philippe » ?
Lire Philippe Jaenada, c’est découvrir un langage fleuri, des tournures inattendues : « La malédiction se frottait les pattes », « c’est une autre paire de bas », « se brosser l’hermine ». Des comparaisons singulières : « plus triste qu’un parpaing », « mobile comme une armoire à glace », « La malédiction se frottait les pattes ».
On ne pourra pas qualifier ce roman de « flou (à la David Hamilton) », mais au contraire de foisonnant. La table des matières est une aide précieuse. D’une histoire « ordinaire » Philippe Jaenada en fait un récit extraordinairement réussi, précis, aussi captivant que Sulak, Prix d’une vie 2015 et Prix des Lycéennes de ELLE 2014.
Saluons le travail colossal, fouillé, effectué pour réunir toutes les informations contenues dans cet ouvrage de fort tonnage. La copieuse bibliographie en atteste. Quant à l’auteur, se ferait-il « l’avocat de la diablesse », en plus de nous émouvoir ?
Ne dénonce-t-il pas la misogynie de l’époque ? Au lecteur d’en juger.
Philippe Jaenada signe une excellente étude qui nous plonge, en quarante-six chapitres, au coeur de la vie de Pauline Dubuisson jusqu’à sa destinée pathétique, au Maroc, avec en toile de fond l’occupation allemande, puis la libération de Dunkerque.
Une enquête époustouflante à la hauteur de la vie cabossée de Pauline Dubuisson.
©Nadine DOYEN
(1)de David Foenkinos : Charlotte avec des gouaches de Charlotte Salomon, sorti en octobre 2015, collection Beaux livres, Gallimard. (296 pages – 29€)
… et aussi le roman de David Foenkinos, Charlotte, Gallimard (221 pages – 18,50€)
(2)Vie ou théâtre ? De Charlotte Salomon, Le Tripode-(840 pages – 95€)
(3) Julien Blanc-Gras, auteur de Touriste, In utero, Au diable Vauvert (192 p – 15€)