Georges-Antoine DRANO – (1964-1994)

                                                        

 Par les circonstances étranges de la vie, j’ai eu G.A. comme élève, en Terminale, au Lycée Climatique de La Baule, en 1980. Il avait seize ou dix-sept ans, j’en avais vingt-sept, et le seul souvenir que j’ai, qui est plutôt une impression globale et confuse – je crois me souvenir du ton de ses quelques  prises de parole –  est qu’il était plus mûr, et plus instruit (en tout cas dans les choses de l’art et de la nature) que moi. Un ange, grand, au nez retroussé, à boucles brunes, au front droit et large, avec des yeux qui ne cillaient pas. Et des propos très doux, sûrs de ce qu’ils cherchaient, peut-être ironiques, à la fois vaillants et fins (exactement comme si une armée de nuances vous arrivait dessus). J’invente un peu, en tout cas j’extrapole, je complète de quelques images plus ou moins fidèles une intuition qui fut forte. Avec souvenir d’une brève visite des parents, à la porte arrière du Lycée, presque sous les pins : deux collègues, très artistes et très militants, sympathiques et vaguement méfiants, qui se demandaient surtout si le jeune imbécile que j’étais avait bien compris à quel miraculeux jeune homme son prof de philo avait affaire . Je les ai rassurés, je crois, car, oui, les âmes exceptionnelles, oui, faisaient partie des rares choses que je comprenais. C’est d’ailleurs auprès d’elles que j’ai, comme tout le monde, appris à comprendre. 

 C’est un peintre : il mettait les choses à plat, pour bien faire apparaître le réel à lui-même.

 Il avait l’image facile (même quand ce qu’il représente ne ressemble pas à du connu, cette chose ressemble si fort à elle-même aussitôt qu’on ne l’oublie plus).

 Il avait le « coup de crayon » : trois-quatre lignes, et l’effort de présence réussissait. Dans sa silhouette arrivait la chose entière.

 Il n’avait pas besoin – en tout cas pas usage – de profondeur spatiale. Une unique et suffisante surface accueillait toutes les rencontres, à la loyale, sans perspective.

Dans cet entre-bousculement – qui est un entre-flottement très bien structuré, dit un critique – des êtres résumant bien leur apparence qui portent ce qu’ils contiennent …

Quand un personnage a un sort un peu compliqué (et les siens l’ont tous), pas besoin d’être gros pour être un poids lourd !

Des filiformités qui se pèsent des tonnes; car tout va de transformation en transformation, et l’or des silhouettes lui a suffi.

 Georges-Antoine Drano a hanté le vestiaire de la condition humaine, et il y a établi un atelier.

 Il ne triche pas; il sait qu’on ne peut pas éloigner le mal sans le répandre. Il peint, écrit-il, pour rhabiller le monde – le rhabiller pour prévenir, pour empêcher ce qui est nu, ou disgracieusement vêtu, de se dégrader en monstrueux.

  Comme on recuit quelque chose pour empêcher le cru de se pourrir.

  Il habille le monde pour qu’aucune vêture acquise ne dégénère.

  C’est un virtuose toiletteur de toutes les négligences.

Il dit : Éduquons le regard au bien Être, et il met une majuscule à Être… Il voulait que l’Être présente bien, porte beau.

Jamais violent, mais résolu. Son regard a l’air de dire à ce qu’il rencontre : « je te pose là selon ton mérite, mais ce n’est pas toi qui m’arrêteras ».

Très farouche, mais fraternel : il coordonne, il met en confiance les uns avec les autres les dinosaures, robots, diablotins, squelettes fardés, sirènes géantes, androïdes à casque à pointe qui le hantent. Il les force, même quand ils hurlent et s’empoignent, à une bidimensionnelle convivialité. Que leur Enfer auto-proclamé ne fasse pas … le Malin !

Très investi, mais impartial. Son Martien, sa petite grenouille à antennes, son Edward G.Morrisson (qui commence par la mort et finit comme nourrisson), son Martien est Martien justement pour pouvoir être impartial : il est ainsi à égale distance de tous les fantasmes humains. C’est un arbitre qui ne comptera jamais les points, mais qui veut de la solidarité chez les joueurs (terrestres, même l’ange de la lessive Saint-Marc, qui éponge aussitôt ce qu’il viendrait faire) : un Martien drôlatique, malicieux et consterné. Un lutin holographique, grave et léger, à l’insaisissable disponibilité.

Un Martien sans illusions, mais qui a gardé son « esprit de plaisir » et sa naïveté. La naïveté, c’est un regard qui se souvient (qui voit les précédents, mais n’en joue jamais), qui s’ouvre fidèlement, qui n’interroge pas les clients à la porte. L’esprit de plaisir, c’est veiller à ce que les pires présences soient contentes d’être ensemble, soient ravies de n’être pas ailleurs, de se retrouver où l’esprit les convoque.

 Le peintre, lui, qui avait la fantaisie ardente de sa mère, et l’acuité bonhomme de son père, est prévenant et généreux. Prévenant, car il veille à toujours remuer délicatement ceux qui, dans le tableau ou devant lui, empêchent les autres d’avancer. Généreux, parce qu’il se risque toujours à révéler quelque chose, à faire se découvrir une possibilité en cours du monde à ses risques et périls, simplement par respect de l’avenir, par amour du prochain, par confiance en la profusion qualitative de la vie. 

Un immense appétit, une fécondité intérieure hors-normes : on pourrait dire que son inconscient l’a mangé vivant, mais aussi qu’il a inventé une nourriture « chic », succulente, très substantielle et pourtant étonnamment assimilable, pour les inconscients des autres. Comme on voit chez Dali ou Shakespeare, son inconscient a donné la becquée aux nôtres, prodigieusement.

Son monde montre, c’est vrai, un peuplement scabreux, et une inquiétante extra-lucidité dans l’emprise et la royauté des clins d’oeil : à l’évidence, il a connu le monde de la domination, l’ambivalence des huis-clos, la prise en otage des pulsions – mais il y a chez lui une sorte de laïcité tranquille à l’égard du diabolique, qui montre qu’il n’était pas dupe de ses tentations mêmes. Il est resté libre, souverainement neutre dans le désordre délicieux des convulsions de l’âme, leur si rigoureuse avalanche. 

Malgré sa si précoce maturité intellectuelle et esthétique, restant spirituellement réservé, ne se mêlant jamais des énigmes dont il ne se sentait pas partie prenante, ni même de celles qu’il sentait ne pas pouvoir résoudre.

Sa théologie : tous les dieux ont à s’entre-instruire. Sa religion : cessons de prier sans réfléchir. Mais la question qu’il pose au mystère reste, elle, redoutablement ardue et profonde, comme : l’ancêtre commun de tous les créateurs, seul apte à les protéger d’eux-mêmes, est-il le totem vivant du Sacré-Coeur ? Ses Christs hésitent à sortir de leur toile, et cette réticence est encore un mouvement ! Les spécialistes savent ce qu’il doit à Wifredo Lam, à Miró, à Victor Brauner, à André Lhôte, à Picasso, à Rebeyrolle (?), mais nous, nous n’avons pas besoin de spécialistes pour savoir ce que nous lui devons …

   … ce que nous devons à ce jeune dieu grec, qui si étonnamment toute sa vie a cherché sa Croix, et qui, « ayant pris la peinture en otage », lui aura paradoxalement sacrifié son destin, douloureusement et merveilleusement.

©Marc Wetzel

                                            


Exposition : émotion et beauté pour l’inauguration du mouvement interrompu de Georges Antoine Drano

EXPOSITION : LE MOUVEMENT INTERROMPU GEORGES ANTOINE DRANO

Suite à la donation du fonds Georges Antoine Drano par Nicole et Georges Drano, la Ville de Frontignan la Peyrade présente une exposition estivale dédiée à l’oeuvre foisonnante de cet artiste frontignanais disparu prématurément

DU 8 JUILLET AU 3 SEPTEMBRE 2022

Exposition

Public : tout public

Contact : Ville de Frontignan la Peyrade

Vernissage : le 8/07 à 18h.

Exposition du mardi au samedi, de 10h à 12h et de 14h à 18h

Salle Jean-Claude-Izzo,
rue député Lucien-Salette
34110 Frontignan la Peyrade.