Une chronique de Marc Wetzel
Anna BABI – Vivarium – images de l’auteure – Les éditions du passage (Montréal), 3eme trimestre 2021, 72 pages, 14 €
« … je suis le vent qui rouvre vos plaies
le hibou perché qui vous guette
la bactérie qui vous bouffe
ou un litre de lait suri
un pissenlit fané depuis des lustres
la rouille de vos vieux os
l’eau qui noie vos chairs
l’arme que vous possédez pourtant
et qui vous perdra un jour » (p.9)
Comme il s’agit d’un premier recueil d’une jeune femme québécoise prenant pseudonyme littéraire (Babi suggère seulement qu’on y prendra en compte l’enfant qu’on a été …) – pas d’antécédents littéraires ni repères biographiques (on sait seulement qu’elle étudie la littérature et l’histoire, et qu’elle est comédienne), le titre est notre seul appui : un vivarium, c’est comme un géant aquarium aérien et terrestre, et en même temps un modèle réduit, vitré et acclimatant, de milieu naturel, où l’on tente d’établir coexistence instructive entre bestioles choisies. C’est comme une famille zoologique à l’essai, composée pour l’observation et la prise de paris, comme : cette micro-Création durera-telle ? que deviendront concurrence et symbiose si méticuleusement organisées ? cette jungle de poche, sous cloche, et rationnellement surveillée, mérite-t-elle un avenir ? Ou même : s’intéressera-t-elle assez à elle-même pour jouer le jeu de la survie ? Mais la zoologie n’est ici qu’un voile.

« c’est une patte d’oiseau
cachée sous la boue
un chant de percnoptère
le sang des terriers
la nuit qui enveloppe
la boucherie de la jungle
la paix sous les lacs et au fond des rivières
le nom des baleines, l’engrais de la terre
ou au creux de l’hiver
l’écrasement du monde
je cherche dans toutes les filles
les pieds froids de ma soeur
(ils sont des pieds d’ange
à n’en plus finir)
Je ne connais pas la prière
qui pourra nous recoudre au ciel » (p.45)
La très jeune femme qui nomme ainsi son recueil le peuple, certes, des quelques espèces attendues : hiboux, rats, araignées, fourmis et asticots (une décomposition de ce monde parqué est donc prévue, voire déjà en cours), mille-pattes, loups et scorpions … mais ce vivarium contient trois figures humaines, trop humaines, qui réorientent tout : un papa (inquiétant); des jeunes filles aimablement soeurs, mais « folles à toutes les sauces », « maigres et tranquilles dans la lumière grise des couloirs », ou « tulipes qu’on arrose d’essence »; enfin l’une d’elle évoquée surtout, précocement et tragiquement disparue (drôle de vivarium qui traque ses soeurs ou les fait disparaître ?), elle qu’on aurait souhaité « protéger de tout », et d’abord, de « mains voraces », « du silence des motels », et de « serrures de chair » dramatiquement « ouvertes, coulantes ». D’un coup, ce vivarium à la fois ludique et expérimental se fait implacable garderie anthropologico-éducative où dissolution, harcèlement, asphyxie et vengeance mènent leur bal.
« J’ai connu moi aussi le froid des ruelles
et le motel avec un miroir au plafond
nos yeux transparents sont les mêmes
nos cuisses bleues nos dents serrées
combien de fois pour que ce soit vrai
les feuilles sont mortes je suis vivante
tu es morte je suis vivante
ma soeur est morte je suis vivante
nos soeurs sont mortes mais je les venge » (p.43)
Être enfant, déjà, on en réchappe, au mieux, de justesse : on avale sans savoir quoi, nos jouets n’écoutent pas plus nos cris que des arbres, on est porté où on ne veut pas, on n’est ni conscient qu’on s’endort ni libre de s’éveiller, on doit répéter tout ce qu’on entend pour commencer à savoir ce qu’on dit, il faut laborieusement ou hypocritement mériter ses cadeaux. L’enfant, faute d’expérience, ne peut se faire confiance; et, faute de savoir, ne peut se passer de confiance. Mais être une enfant, montre Anna Babi, démultiplie ces aléas, complique toute la formation d’humanité. Un petit garçon se sent espionné pour ce qu’il cache; mais une petite fille, pour ce qu’elle montre. Lui doit seulement s’arranger de l’indifférence qu’il suscite; elle, s’inquiéter aussi de celle qu’elle rompt; lui recourt au sabre magique, par un courage lui assurant raison; elle, devant bien plutôt abriter son coeur dans la prudence, forge bien plus difficilement son bouclier magique. Là où le petit garçon n’a qu’à dire intelligemment oui ou non à la loi et à l’autorité du père (il se fiche bien, lui, de désirer ce qu’il lui suffit de respecter ou non), la petite fille doit affronter une rationalité de ce pouvoir toujours troublée d’une chair intrigante, d’une dérangeante nuance oedipienne. La peur masculine de n’être pas aimé en sa révolte se résout en transfiguration d’enchanteurs et princes charmants; mais la peur féminine d’être désirée dans son obéissance se compense moins glorieusement en marâtres et sorcières d’appoint.

« On m’enterre sous la fourrure d’un chat
on dirait presque la peau de ma mère
alors que je descends les fleurs m’étouffent
dans le noir le sang s’assèche
je suis née depuis longtemps
je suis une poudre et je me glisse
sous vos dents, vos griffes
on m’a vue naître d’un noyau sec » (p.49)
Ce recueil, écrit peut-être d’abord par une jeune femme pour d’autres, comprend pourtant mieux le drame ambigu de la paternité que bien des traités psycho-sociaux. Que peut, en effet, un art de se faire obéir sans technique de commandement ? Comment acquérir la compétence de père sans commencer à ne l’avoir pas ? Et quelle est cette « compétence » qui ne saurait elle-même juger seule de ce qu’elle sait ou non produire ? Les filles pardonnent à leur mère par solidarité charnelle, car l’hérédité les fait strictement peaux de mère en fille, mais le père, qui n’accouche que de et par mots, comment assumer ses désirs et négocier avec leur (même résiduelle) indiscrétion ? Si le présumé « héros au sourire si doux » fait véritablement les yeux doux, en Satan des pouponnes ?
« Ils sont nos pères, tapis dans l’obscurité
de couloirs dont nous ne savons plus les couleurs
ils prennent la forme de lépismes
ou de monstres dont nous sommes fières
ils sont les pères que nous avons eus
plus grands que nous
silencieux
immenses
ils sont la sueur, la force, le métal, la laine
(nous sommes le gras, le rose, la terre, la peur)
et ils n’ont pas vu nos sangs
ils n’ont pas su nos plaintes » (p.29)

En face, Anna Babi ne manque pas d’armes : « les longues mains affutées » d’une virtuose des textures de présence à déjouer ou induire; d’étranges « tresses de combat » pour aider qui perd pied à courir contre le courant; l’art de s’introduire savamment dans les « bottes », les « bras » et les « têtes molles » d’autrui; l’art aussi de pérenniser les rôles salutaires (« tu seras une enfant éternelle et je serai ta mère / on se ressemblera tellement / nous serons la même »); l’art suprême enfin (p.37), qui est à la fois art de vivre et d’écrire – de la cueillette en terre invisible ! Cette toute jeune femme est une admirable écrivain, nette, résolue, passionnément lucide – et directe. Puisse sa sauvage maturité ne pas se civiliser trop vite; puisse sa vengeance savoir ne faire souffrir en retour que le mal; puisse son esprit ne pas se meurtrir trop où il ose si généreusement descendre.
©Marc Wetzel