Ainsi parlait Paul Valéry – Dits et maximes de vie choisis et présentés par Yves Leclair – Arfuyen, mai 2021, 176 pages, 14€

Chronique de Marc Wetzel

  Ainsi parlait Paul Valéry – Dits et maximes de vie choisis et présentés par Yves Leclair – Arfuyen, mai 2021, 176 pages, 14€


 Notre homme, on le sait, est sensuel (« Le doux éclat d’une épaule assez pure n’est pas détestable à voir poindre entre deux pensées ! … Les messieurs sont ainsi, même profonds. » fr.110), intrépide (« Je ne suis pas bête parce que toutes les fois que je me trouve bête, je me nie – je me tue » fr.114), réaliste (« L’idéal est une manière de bouder » fr. 354), travailleur (« Le spontané est le fruit d’une conquête » fr.152),  discret et secret (« Qui se confesse ment, et fuit le véritable vrai lequel est nul, ou informe, et en général, indistinct. Mais la confidence toujours songe à la gloire, au scandale, à l’excuse, à la propagande » fr.139), tragique (« La vie est à peine plus vieille que la mort » fr.269), mufle (« Qui se parfume s’offre » fr.419) et stoïque (« Les Plaintes sont des EXCRÉMENTS » fr.415), mais, ne rabrouant que les pairs auxquels il s’adresse, ne secouant que la léthargie des meilleurs (« Il y a comme un crépuscule des demi-dieux, c’est-à-dire de ces hommes disséminés dans la durée et sur la terre, auxquels nous devons l’essentiel de ce que nous appelons culture, connaissance et civilisation » (fr.411), il sait n’humilier que les cerveaux qui le comprennent, et y entre, à bon droit, comme chez lui.

« Le ciel de l’esprit est surtout plein de perroquets » (fr.184)

    C’est que Valéry n’était pas tendre : il méprise fort ce qui s’arrange d’être bête, et carrément hait ce qui prétend nous éviter de penser. Mais si la compassion n’est pas son fort, c’est que la souffrance d’autrui n’a guère à apprendre à la sienne, considérable : de l’immensité même qu’elle parcourt, sa curiosité ne pouvait par principe pas se (ni le) protéger.

     Un point difficile est en lui la gestion sensible de l’orgueil : son intelligence, qui s’aimait bien, se châtiait à proportion, c’est vrai, mais l’ascète mental doute parfois du bien-fondé des coups qu’il se porte, de la légitimité de la violence qu’il fait à sa « bêtise » : comment consentir à tant d’efforts intérieurs, si l’on ne peut  pas même être fier de ses mérites ? Si aucun moi ne justifie l’amour qu’il se porte, à quoi bon si dûrement se construire ?

  Valéry serait, de nos jours, peu adaptable à nos résiliences et dolorismes soft (« Les gens qui parlent d’utiliser leurs souffrances, c’est tout bonnement des gens qui n’ont pas assez souffert. Et les martyrs qui n’ont pas cédé, la constance des martyrs prouve surtout que les bourreaux manquaient d’imagination » (fr.39), à notre communicationnite (« La publicité, un des plus grands maux de ce temps, insulte nos regards, falsifie toutes les épithètes, gâte les paysages, corrompt toute qualité et toute critique, exploite l’arbre, le roc, le monument, et confond sur les pages que vomissent les machines, l’assassin, la victime, le héros, le centenaire du jour et l’enfant martyr » (fr. 161), à notre néo-primitivisme (« La fatigue et la confusion mentales sont parfois telles que l’on se prend à regretter naïvement les Tahitis, les Paradis de simplicité et de paresse, les vies à forme lente et inexacte, que nous n’avons jamais connus » (fr.101), aux saines émulations de nos success-stories (« L’esprit libre a horreur de la compétition. Il prend parti pour son rival. Il sent trop que si les défaites nous abattent, les victoires nous suppriment » fr.267)

    Son génie propre tient au contrôle (incessant, exact, intransigeant) de ce qui l’en sépare. La discipline rationnelle et critique est donc le coeur de son effort : on sent qu’il fait des maths (et de la physique) pour ne pas avoir à croire les savants, mais pouvoir devoir seulement les comprendre. Sa vaillance psychophysiologique est hors-pair et saine : pas (sinon café et nicotine) de drogue – l’idée est que la pensée est le suffisant excitant de l’esprit; nul raccourci vrai, par nature, vers la post-vérité; une exemplarité sans nul conformisme (on l’entend nous dire partout comme : »faites comme moi, inventez-vous ! »); un cartésianisme de précaution (dans le dédain des songes (« Le réveil fait aux rêves une réputation qu’ils ne méritent pas » fr.264), le soupçon que l’inconscient est bête comme la vie, le rejet des facilités supérieures de l’irréel …, il est – comme tout organisateur exclusif de ses expériences – peu souple). Et les rarissimes fois où son ignorance le mène au piquet, il s’y précipite (non sans un assassin clin d’oeil à Bergson) !

  « Le Piquet de jadis avait pourtant ses vertus. Se taire, quelle leçon !… Contenir les mouvements et les bonds qui naissent d’une jeune énergie et qu’il faut que l’esprit oblige à se résorber, quelle notion plus immédiate de la durée… Et la contemplation des accidents du badigeon de la muraille, quelle occasion de rêverie !… » (fr.220)

   La pire chose qu’il pourrait voir arriver est qu’on admire ses convictions, pour  deux fortes raisons : « Convictions : mot qui permet de mettre, avec une bonne conscience, le ton de la force au service de l’incertitude » (fr.331); « Je trouve indigne de vouloir que les autres soient de notre avis. Le prosélytisme m’étonne. Répandre sa pensée ? Répandre – sa pensée – sans les reprises, sans l’absurde qui la nourrit, la baigne, – sans ses conditions … Répandre ce que je vois faux, incertain, incomplet – verbal; ce que je ne supporte qu’à force de retouches, d’astérisques, de parenthèses et de soulignements ?! » (fr. 370)

  Sa morale est limpide : une volonté ne fait le bien que par élimination (« Si tu es bon, c’est que tu gardes ton mauvais » , fr.242), et personne ne peut se dire non à ma place (« L’être moral se meut comme le chien vient au fouet » fr.384). Aucun raffinement des façons de se dire oui ne fera jamais vertu – et l’ironie se fait là cruelle : »Je suis un honnête homme, dit-il, – je veux dire que j’approuve la plupart de mes actions … » (fr.369). À l’inverse, son sublime mot d’amour pour Catherine Pozzi (« quand tu n’es pas là, je suis absent« ) semble renvoyer l’attention christique au prochain à du naïf, du faux-fuyant, du déclamatoire (« Où est l’homme qui ne peut pas dire que « son royaume n’est pas de ce monde » ? Tout le monde en est là » (fr.312), « L’éternité occupe ceux qui ont du temps à perdre. Elle est une forme du loisir » (fr.314), « La mort nous parle d’une voix profonde pour ne rien dire » (fr.315).

  Enfin, son insistance sur les rapports étroits entre poésie et bêtise (fr.129) étonne : mais quand le poète ne veut pas sortir, dit Valéry, de « l’hésitation prolongée entre le son et le sens », l’imbécile, lui, ne peut sortir de l’hésitation perpétuelle entre discours et vérité (il échoue à dire ce qu’il n’ose pas penser, mais son vertige le colle à cet ineffable par défaut). L’imbécile néglige ce que parasite le poète, mais le poète parasite justement ce que négligeait l’imbécile :

 » Un poète est le plus utilitaire des êtres. Paresse, désespoir, accidents de langage, regards singuliers, – tout ce que perd, rejette, ignore, élimine, oublie l’homme le plus pratique, le poète le cueille, et par son art lui donne quelqaue valeur » (fr. 356) 

   Mais la nuance est claire : ce que l’esprit prosaïque dépasse, il en fait boucan; mais ce qui dépasse l’esprit poétique, il en fait musique :

« Les choses abstraites ou trop élevées pour moi ne m’ennuient pas à entendre; j’y trouve un enchantement presque musical » (fr.109) 

 Le premier mot qu’aurait prononcé Valéry enfant est « clef ». Le travail d’Yves Leclair, efficace et joyeux, aide à trouver la porte.

                                     ©Marc Wetzel