Chronique de Marc Wetzel

Yves NAMUR – Dis-moi quelque chose – Arfuyen, 156p., février 2021, 14€
« Dis-moi quelque chose » est le même début des 115 chants de six (2+3+1) lignes qui font ce recueil. Par exemple, le chant 33 :
« Dis-moi quelque chose
Que seule la poussière recouvrirait
Parce qu’il faut bien
Qu’elle aussi oublie parfois
La vie triste
Et les regrets du mort«
ou le 47 :
« Dis-moi quelque chose
Qu’emportent avec eux les agonisants
Quelque chose qu’on imagine
De l’ordre du peu du simple
Ou de l’invisible
Mais quelque chose qui éclaire«
On ne saura pas qui est ainsi harcelé et mendié, mais le schéma est clair : le poète demande qu’on lui accorde une parole qui suspende une impossibilité qu’il ne peut lever seul, mais dont il restera, ultimement, juge. C’est que, si dire, c’est parfois faire (promettre, introniser, menacer, abjurer … c’est s’engager, sacrer, violenter, trahir …), s’entendre dire quelque chose (c’est donc là l’unique voeu des 115 strophes), c’est, pour l’auteur, pouvoir défaire quelque chose, ou au moins s’en défaire. Ce qui tuerait le non-sens, il doit l’entendre d’autrui !
Chaque chant d’abord nomme et affronte, en effet, une impossibilité centrale, constitutive : remonter le temps (5, 11), creuser l’impondérable (16), comprendre sans penser (28, 60, 106), choisir sa fatalité (40), devancer l’éternel (43), paralyser l’usure (50), piloter son agonie (52), anéantir le néant (58), sonoriser l’inconscient (67,72), saturer sa solitude (81), rendre sa vie nécessaire (92, 105), ou, comme on vient de lire, transfigurer la poussière (33) et faire déjouer Thanatos (47). Sur tous ces points désespérés, « dis-moi quelque chose » signifie surtout : révèle-moi ce que j’attends, et fais-moi devenir ce que j’aime.
Un poète qui désespère ainsi de la parole (en tout cas de la sienne) montre une rare honnêteté : il ne croit plus en sa propre alchimie (faire surgir de la matière l’esprit qui s’y cacherait – il n’y prétend plus), il se refuse à toute anecdote et confidence (ce qu’il est seul à penser ne l’intéresse pas, et il préfère à lui-même la profondeur qui l’humilie), il ne voit plus de quoi seul prendre encore significativement conscience (le vocabulaire de sa stricte lucidité est en échec). L’homme, on le sait, est médecin (il n’est donc pas demandeur de corps subtils, et sait que la santé – qui va par détours et tient à ce que le corps sait faire de lui-même – n’est pas la vérité) : il sait ce dont guérir ne suffit pas à sauver. Et s’il y a encore quelque chose qu’il doive vivre, il réclame de se l’entendre dire.
L’étonnante mélancolie du propos n’est ici dépassée que par l’extraordinaire humilité d’un auteur pourtant sûr de son oeuvre, d’un homme plus légitimement fait, jusque-là, pour nous dire quelque chose ! « En fait peu m’importe« , lâche le chant 108, « dis-moi n’importe quoi« . C’est qu’il veut s’entendre dire quelque chose qu’il ne pourrait plus rester le même en le redisant (110). Il attend de la réalité qu’elle lui confie ce qui la rend telle (112). Il attend donc que Dieu plaide coupable (74). Et qu’il lui dise, l’Être affichant complet, de quoi s’entendre enfin (115). Ainsi :
« Dis-moi quelque chose
À poser sur une goutte d’eau
Un mot délicat et si fragile
Qu’on se demanderait
S’il faut vraiment le prononcer
Ou simplement le regarder » (110)
« Dis-moi quelque chose
Et nous parlerons enfin du réel
De ce que sont vraiment les oiseaux
Les chevaux en pleine course
Les pierres tombées ou la pluie
Et aussi le silence des carapaces » (112)
« Dis-moi quelque chose
Qui grimpe facilement à l’échelle
S’approche du ciel
Et touche peut-être du doigt
La seule faute
De Dieu » (74)
« Dis-moi quelque chose
Même si cela ne sert peut-être à rien
Parce qu’il y a ici trop de ciel
À regarder trop d’oiseaux
À entendre
Trop de tout en fin de compte » (115)
© Marc Wetzel