Hava PINHAS-COHEN – Rapprocher les lointains (choix de poèmes 1989-2018) – traduction (de l’hébreu) par Michel Eckhard Elial, couverture d’Etienne Schwarcz, Éditions du Levant, 2020, 64 p. 25€

Une chronique de Marc Wetzel

 Hava PINHAS-COHEN – Rapprocher les lointains (choix de poèmes 1989-2018) – traduction (de l’hébreu) par Michel Eckhard Elial, couverture d’Etienne Schwarcz, Éditions du Levant, 2020, 64 p. 25€


« Je n’irai pas sur tes pas, mon amour, dans la fosse

je ne te suivrai pas, car le champ me fait signe d’entrer.

Je ne descendrai pas, mon amour, vers la fosse

car il faut rompre le pain du shabbat et bénir

le vin, ramasser les miettes de la table et les disperser.

Je ne te suivrai pas je ne descendrai pas, mon amour, vers la fosse

les anges sont venus recueillir ton âme j’ai pris ta main

embrassé ta bouche fermé la porte devant eux.

Mais ils m’ont laissé derrière eux

lever les yeux

et voir

l’ombre des ailes te cacher et le jour décliner.

Je ne descendrai pas, mon amour, dans la fosse

car la peur des ténèbres est plus terrible

que celle de la pièce où la lumière s’est éteinte.

Je ne saurai exaucer ton voeu

tous mes actes se refusent

de rendre ta face au Créateur

de boucher mes oreilles à ta voix qui m’appelle

pour te recouvrir du froid de la fosse »   (p. 28)

   On ne retiendra ici qu’un seul aspect – mais central – de ce recueil si riche et complexe (malgré sa brièveté, et le ton familier de ses formules) : c’est le commentaire, par une poète (israélienne, née en 1955) de ce que fut sa situation de vie : veuve jeune, mère seule (de quatre enfants), ainsi forcée à tenir (par une fatalité toujours suspecte) des comptes de vie inconnus de nous, et peut-être d’elle. Avec ce disparu qu’elle aime, elle sait tout de suite ce qu’il ne faudra pas faire : l’inviter dans son rêve, ou en retour se perdre en lui. Mais ce qu’il faudrait pouvoir faire (revenir à ce qu’il faisait irremplaçablement vivre, deviner ce qu’il eût volontiers complété, faire que le meilleur de lui insiste dans ce à quoi il manque), peut-on seulement le concevoir et mettre en oeuvre ?

« J’ai dit à la petite fille assise à table

de déplacer ses jambes d’ici et de là

jusqu’au restant de sa vie

Papa est monté vers l’une des sphères supérieures

monté si vite et si jeune depuis qu’il est parmi les anges

un homme dit en quelques mots

tout ce qu’il aurait pu faire

s’il était resté sur les terres de la vie »  (p. 17)    

   Ce qui frappe, c’est la netteté de la question posée : que vaut la fidélité amoureuse à un mort (est-ce un contre-sens ? un affect audacieux ? une complaisance régressive ?), et, d’ailleurs, puisqu’on ne peut pas quitter un mort (où et comment lui signifierait-on notre départ ?!), que peut-on faire de ce qu’on lui doit ?

« Je t’appelle du fond

de la page, dans une langue claire,

qui deviendra vide

si tu n’entends pas »  (p. 10)

    Ce qui frappe aussi, c’est la dimension quasi-virile de la posture (de  survivante) – alors même que notre poète chante clairement la femme sensuelle, aisément désirante, qu’elle fut et demeure. On la sent avoir des rendez-vous posthumes qu’elle honore, comme les poings sur les hanches, avec un sort qu’elle continue pour deux.

« Dans l’étroite et blanche cabine

entre les toilettes, le lavabo et la douche

quand mon âme défaille dans une serviette,

je pourrai diriger mes deux faces vers toi

préparer mon corps avec un savon parfumé et des huiles

pour mon bien-aimé

et faire couler mon âme avec l’eau

à la tombée du soir,

de ce lieu personne ne peut me dérouter

sans ma permission »   (p. 59) 

  Elle dit son propre maintien abrupt et net (« attendue par une mer, veillée par une montagne« ), qui n’est mystérieux que pour nous ! Intransigeante avec sa propre situation : son mari est comme un maître qui ne rentre pas, voilà tout; et elle est comme une servante du néant qui ne regarderait pas ailleurs. Tout juste concède-t-elle qu’elle n’imaginait pas l’homme de sa vie mortel à ce point !

« Pendant trois jours j’ai attendu que tu te lèves et viennes

ouvrir la porte comme le Maître dit :

je suis là, je suis l’homme que j’étais,

j’espérais que tu aurais le pouvoir de revenir.

« Être mort c’est une chose épuisante,

s’essayer constamment à réparer des occasions manquées … » (p.40)

     Ce qui frappe plus encore, c’est l’exigence. Pas question de se laisser intimider par tant d’absence ! Ce qui est certain, c’est qu’on n’a aucune influence sur un mort, aucune autorité : c’est toujours pour rien qu’on rassemblerait ses forces devant rien. On ne triche pas avec le néant, on ne ment pas à personne. Il faut donc être fort là même où on ne peut exercer aucun pouvoir, rester ferme là où aucune résistance ne peut guider en retour. Le double aveu, ici, d’une impossible transgression et d’un inévitable effondrement, touche :

« Mes fautes je les commets en secret

en grand désir. Mes enfants dorment alors,

et la maison est libre de temps réglé.

Alors en secret je me crée un autre dieu

il a un nom, mon amour.

Et j’allume beaucoup de bougies autour,

et mon visage brille.

Et je porte vers lui mes paumes,

je caresse ses tempes

et je trace une route, un chemin qui descend,

je l’aime et l’embrasse,

il sait

que tout mon culte est crainte et tremblement,

et le silence au-dessus de tout

jusqu’à la sueur, le frisson et le tremblement,

à propos de ce ce dieu et de la maison.

Nous nous effondrons

l’un à côté de l’autre »  (p. 32)

   Elle assume pourtant, pleinement, la part inévitablement passive d’un sort brisé. Elle prie, de manière étrange toujours, mais pragmatique. Elle prie, parce qu’on ne sait jamais : ce qui nous dépasse n’est peut-être pas informé de tout ! Elle prie aussi pour mendier de l’avenir (qui ne dépend jamais seulement du réel et de nous) pour ce dont elle est responsable. Ludion broyé, « la langue si basse qu’elle lèche des flaques d’eau« , elle crie et prie ensemble, étonnamment :

« La femme se brise. Comment une femme se brise-t-elle ?

De la taille.

Elle se brise de la taille et le haut de son corps est tiré

en arrière dans un mouvement de métronome

parfois sa tête touche la terre et se renverse

parfois aussi son front touche le ciel qui tombe sur elle,

son front se brise sur le sol et ses seins

remués comme deux sacs de lin

pour cailler le lait.

Comment une femme se brise-t-elle :

de la taille.

Elle se brise et son dos est tiré en arrière

son cou retourné

ses cheveux tombent par terre mèche par mèche

elle pivote autour de son axe dans un étrange mouvement

de douleur, comme si son père qui est aux cieux

l’assaillait.

C’est ainsi qu’Astarté m’apparaît

statue de femme brisée derrière une vitre »  (p. 45)

  En chaque être humain, quelque chose, toujours, fait plus que vivre, et la question profonde de Hava Pinhas-Cohen semble bien celle-ci : ce qui, chez l’être disparu, faisait davantage que vivre (la noblesse, la compassion, la compréhension, la grâce propre …) fait-il, désormais, purement et simplement, néant commun avec ce qui n’a fait que vivre ?

« En vain j’ai essayé de me rappeler la couleur de sa voix

et de l’inviter dans mon rêve, je suis venue à la rivière

vers les tortues douces pour deviner

les mots qu’il aurait pu me dire

pour avoir sur ma langue le goût de l’eau

venant de l’est des collines vers celles de l’ouest

salé et doux où je touche terre

j’ai attendu qu’un cerf venu du fond de la mémoire

pose ses pattes et ses lèvres sur l’eau

et qu’il m’écrive dans les vagues

les choses douces qu’il n’a pas réussi à dire,

renversées comme la rivière sur son sang

une femme est passée devant moi

« Pars à sa rencontre, je t’attendrai ici »  (p. 15)  

©Marc Wetzel