Un roman métatextuel : Carino Bucciarelli, Mon hôte s’appelait Mal Waldron

Chronique de Sonia Elvireanu

Un roman métatextuel :
Carino Bucciarelli,
Mon hôte s’appelait Mal Waldron

Editions M.E.O.
132 pages
ISBN : 978-2-8070-0182-4
Prix : 15,00 EUR

Écrivain belge contemporain, Carino Bucciarelli est poète, nouvelliste et romancier consacré, dont les livres ont reçu plusieurs prix littéraires. Il publie aujourd’hui  coup sur coup un roman et un recueil de poèmes. 

Mon hôte s’appelait Mal Waldron (Éditions MEO, 2019), le titre de ce roman éveille l’attention du lecteur sur un personnage réel, contemporain de l’auteur : le pianiste et compositeur américain de jazz Malcolm Waldron, établi à Bruxelles les dernières anneés de sa vie où il décédera en 2002.

Dès les premières pages on comprend que le musicien n’est que prétexte du roman, l’intention du romancier  n’étant pas de reconstituer sa vie, mais de parler d’une aventure d’écriture où Mal Waldron serait un personnage de fiction. Il apparaît et disparaît de ses pensées au fil des chapitres, en différents décors, sans se fixer comme personnage unique du roman, mais comme le pivot des réflexions sur l’aventure romanesque de l’écrivain, le palier métatextuel du roman.

Carino Bucciarelli s’imagine lui-même personnage de roman, en dialogue avec le pianiste, s’interrogeant sur la trame du roman, le personnage, le sens même de l’écriture. Le romancier substitue en permanence Mal Waldron, séduit par le jeu du piano, avec l’écrivain lui-même qui s’adonne à la fiction de la même manière, incapable de s’arrêter d’inventer, d’imaginer, d’écrire, malgré la conscience de la vanité de l’écriture à laquelle il essaie de trouver un sens. C’est là la trame du roman.

Le récit est interrompu sans cesse par des réflexions sur l’acte d’écrire, comme si l’auteur faisait de son lecteur le témoin de la naissance du roman sur Mal Waldron. Le romancier exploite les rares détails connus de la vie du musicien, se demandant où aboutirait la fiction, si l’écrivain pouvait maîtriser son texte, et aussi quelle serait la part de vérité et d’invention dans le cas d’un personnage réel projeté dans le roman. Il assume sa liberté d’invention, s’octroie le droit d’entrer et de sortir de la narration, de s’interroger sur la vérité historique. 

C’est un récit homodiégetique où le personnage–narrateur s’identifie à l’auteur et à ses personnages : Mal Waldron, Simon, le journaliste, l’écrivain, le mendiant, la femme. Le romancier joue avec son image d’écrivain comme dans un jeu de miroirs, se dédouble et se projette dans son texte. Ici, une araignée tisse sa toile en faisant assister le lecteur.

L’auteur exploite les quelques épisodes de vie du pianiste connus du public, en lui donnant  la parole: l’enfance auprès des parents passionnés de musique classique, la découverte du saxophone, les débuts en musique, sa passion pour le piano, sa vie au Japon, l’accident cérébral après une surdose de drogues qui lui fait perdre la mémoire, l’errance pendant laquelle il se remet difficilement en réapprenant à jouer du piano en écoutant sa propre musique, les concerts avec Billie Holiday, Jeanne Lee. Après l’accident, Mal Waldron sera un autre, source de réflexion pour le personnage et l’auteur sur l’identité perdue et l’altérité, les carrefours de la vie.

Le lecteur est amené à découvrir simultanément la vie d’un pianiste réputé de jazz et les méandres de l’écriture dans la perspective de l’auteur caché derrière son personnage, Simon, qui raconte ce qui se passe dans son esprit d’écrivain occupé à réinventer la vie du musicien. Le lecteur suit donc petit à petit le romancier dans l’élaboration de son roman.  

Les scènes de vie et les portraits des personnages semblent illustrer souvent les digressions métatextuelles. Ainsi, l’image du mathématicien Newton, évoqué dans un dialogue avec un journaliste, est un bon exemple pour le narrateur  afin de parler de la  mystification de la vérité historique par les historiens, biographes, écrivains. 

Carino Bucciarelli fait à la fois la théorie du roman et sa pratique, en réactualisant ses éléments spécifiques : narrateur, narration, histoire, personnages, décors, dialogue, description, temps de l’histoire et du récit, source d’inspiration, intertextualité, contexte historique, documentation, relation auteur-personnage. Il joue comme il veut avec son sujet et ses personnages, comme un metteur en scène qui hésite sur la vision à donner au texte ou comme un joueur d’échecs qui réfléchit à chaque mouvement de la pièce sur l’échiquier, nous faisant la démonstration de l’architecture de son roman.

Il introduit dans son livre des personnages réels de différents temps historiques (poètes, artistes, scientifiques), y compris lui-même et ses réflexions sur son texte. L’hybridité des temps, personnages, lieux et la fragmentation du récit placent son roman dans le sillage du postmodernisme.

Malgré le talent narratif et le sens de la  description, du dialogue, Carino Bucciarelli  ne s’intéressé nullement à reconstituer la vie fabuleuse du pianiste, mais à se construire lui-même comme écrivain dans la fiction pour se regarder dans le miroir de son écriture, de ses personnages avec lesquels il aime se confondre. Il glisse dans la peau de chaque personnage pour vivre dans la fiction leurs vies jusqu’à la dépersonnalisation. 

Le romancier fait défiler devant le lecteur des bribes de l’existence de Mal Waldron, la liant dans chaque chapitre à autant de morceaux narratifs et métatextuels d’un récit fragmenté à lire attentivement si l’on veut comprendre.

© Sonia Elvireanu