Une chronique de Marc Wetzel

Christian BOBIN – La Muraille de Chine – Lettres vives, avril 2019, 54 p., 13€
L’énigmatique « Muraille de Chine » du titre (qui est, dit la seule page 30, celle du langage) de ce petit livre fait rêver beaucoup : comme elle, en effet, le langage protège du délabrement mutique de la violence, de l’écroulement de la vie humaine en caprices nomades et rafales d’immédiateté. Comme la Muraille de Chine, le langage offre sur lui une sorte de large chemin de ronde où la pensée peut arpenter, non le monde, mais elle-même, et donner à son guet transversal l’ébouriffante vitesse d’un char. Comme elle encore, des millions de travailleurs morts du logos (des contributeurs posthumes impérativement mobilisés) l’ont bâti à leur corps défendant, dans un ciment jeté sur leurs plus fécondes citations. Comme elle enfin, le langage ne s’envole jamais d’un souffle, épouse scrupuleusement tous les reliefs du pensable, se sert des matériaux du sol parcouru, démultiplie les enceintes là où l’indicible menace trop. Garder la maison de la parole propre, aérée – disait un jour Bobin – afin que l’amour seul (écrit-il ici) ait licence d’en faire, le temps de sa propre vaporeuse apparition, une « ruine fleurie » !
Beaucoup ici fait penser à Simone Weil (la page de Bobin dans le Cahier de l’Herne à elle consacrée, est un des plus beaux textes du monde), dans l’évocation de l’immense présence des choses comme obéissance absolue qui ne se coûte pas (p. 31), dans la tranquille dénonciation de la puissance comme « un soleil qui éteint tout » (p. 32), dans l’auto-effacement d’une personnalité soucieuse de laisser la création à sa seule compagnie et d’une parole ne souhaitant qu’aider l’indicible à se servir de lui-même (p. 39), mais le recueil est tout entier voué à une autre femme – dont il fut l’intime, dont il est ici l’ardent inconsolé, et que ses lecteurs connaissent bien – à laquelle il présente sa nouvelle maison (« Tu n’es jamais venue ici. Tu n’y viendras jamais. Alors, que je te dise … », début du livre), dont il fait l’insensible goûteuse posthume des biens qu’il rencontre (« … pas un geste qui ne frôle ton visage, pas un silence qui ne s’élance comme un tigre sur le flanc de ton nom » p. 15-16), avec laquelle il revisite le seuil de l’ancien logis – comme un Péguy souverainement léger, malicieux, présentant sa cathédrale dévastée à la Madone :
« La plaque avec nos deux noms sur la boîte aux lettres dans les fougères a disparu. Ensuite ce fut la clé. La porte rouillée reste battante. Nous approchons du grand luxe. Les oiseaux, les nuages et les bandits nous écrivent jour et nuit » (p. 17)
Et Bobin, même une morte à la main (toujours maîtresse d’ouverture et chambrière des échos), trouve moyen de retenir « les apparitions par la manche » :
« Je fraie mon chemin dans l’air bleu.
La joie est la terrible tenue de rigueur.
Nous traversons des champs de martyres et nous disons : tiens, il fait beau, ce matin » (p. 9)
Le génie poétique de l’auteur se retrouve ici dans la surprise de trois « Lectures sans livre ». Il s’agit de reliures paysagères, de situations ponctuelles d’éléments dans le monde qui sont comme ramassées devant nous, recueillies pour l’instruction des yeux, comme si la nature tenait sous liasses indigènes l’armada de micro-événements qu’elle semble, d’elle-même et pour elle-même, réciter :
« Les découpages de l’ombre d’un feuillage sur un tapis : Les Mille et Une Nuits. Le vent, son amour interdit pour une seule feuille du tremble : Tristan et Yseult. (…) L’ondoiement des graminées dans la rivière de l’air – Le Tao-Tö King » (p. 50-51)
Ces lectures sans livre sont l’occasion de comprendre, par les rendez-vous épiés de la nature avec elle-même, que « la plus noble façon de disparaître est la lecture. C’est aussi l’acte d’amour parfait : une âme touche une âme, directement » (p. 53). On dirait le Nietzsche de la Volonté de Puissance montrant qu’il n’y a, dans la nature physique, ni objets isolés ni mouvements discontinus ni formes stables, mais seulement des quantités de force ondoyant indéfiniment sous leurs résistances mutuelles, et, parfois, conquises assez par l’armée de signes d’une autre pour s’y fondre, se diluer dans ce qui les touche. Un Nietzsche retombé (mais cette fois lucidement) en enfance, comme aussi, dit merveilleusement Bobin, un Saint-Just (p. 11) réveillé à temps de lui-même, ou pour lequel la Terreur n’aurait été qu’un rêve, et la guillotine pour soi et pour autrui un simple cauchemar, qui n’aurait dès lors, pour tous, produit, réparti et exigé que les rations de clarté assimilables (oui, un Saint-Just qui ne dirait plus que de la seule présence qu’elle est une idée neuve en Europe !) :
« Un jour je me suis appelé Saint Just et j’ai fait du monde une chambre si claire qu’elle en devenait inhabitable. Ma main droite renversait des empires. Puis elle s’est adoucie. À présent elle peut saisir, sans déchirer ses ailes, un poème qui vient de se poser sur une page » (p. 11)
En lisant cet auteur, on devient inexplicablement meilleur, et cela fait penser aux trois métiers impossibles selon Freud : psychanalyste devant rendre conscient (alors que ce qui relève de la première personne ne peut se renouveler que par elle), éducateur devant rendre libre (autant vouloir obtenir comme effet déterminé une auto-détermination), et gouvernant devant rendre raisonnable (alors que le désir de maîtrise des désirs n’est que l’un d’eux). Exactement comme ces trois métiers marchent quand même, l’art de rendre son lecteur artiste ( impossible, pourtant, comme faire user quelqu’un de son âme mieux qu’elle) dit ici la réussite parfaite du métier de poète. Comme :
« Il y a deux instants très purs dans notre vie, celui où l’on s’apprête à tomber amoureux (le corps nous quitte comme un vêtement glisse de nos épaules, le cœur rayonne sans bruit d’une lumière qui remonte le cours de la lumière jusqu’aux origines du monde) – et celui où on vient d’apprendre la mort d’un être cher : une main invisible écarte le monde et nous dévoile l’indifférente lumière qui en fait le fond. Nous voilà séparés de nous-mêmes et reliés à tout par le don de cette mort. Le sautillement d’un moineau suffit pour nous briser » (p. 35)
Même quand il décrit son très prosaïque « bain de réel » aux Urgences de l’Hôtel-Dieu du Creusot (p. 45-47), en effet, notre homme reste à la fois inécartable et indécelable, pour qui :
« La parole juste est rare. On la reconnaît tout de suite. Personne n’en est l’auteur » (p. 49)
car, pour prendre une image personnelle (aux antipodes de celles, c’est vrai, de notre soutier des nuances), il fait penser à une sorte de ramoneur éblouï du langage, la tête logiquement prise et dissimulée dans l’obscur conduit qu’il récure. Même si Bobin, lui, a la métaphore plus altière et atmosphérique :
« Les poètes écrivent depuis le promontoire de leur résurrection. Un phare balaye toutes les dix secondes chacune de leurs phrases » (p. 54)
Ni athlète (il ne ceinture pas musculairement sa sensori-motricité !), ni héros (ses états seconds ne sont pas employés à tirer autrui d’un mauvais pas), ni saint (il ne dilapide pas sa maîtrise de soi à s’empêcher de fauter), Christian Bobin nous prouve que des fans de la splendeur peuvent vieillir bien (au contraire de Rosset, chez qui la joie pour rien s’arrangeait de moins en moins bien de ce rien), que l’absolue empathie peut n’être pas indiscrète (son accord poétique avec l’intimité des autres n’en bouscule aucune), et que l’amour, lui et lui seul, vient assumer la peine de toute joie. On dirait que chez lui, les miracles se reproduisent sans que leurs télomères en soient si peu que ce soit rognés. Son père, écrit-il, « avait deux gouttes d’or dans les prunelles de ses yeux » ; le fils, lui, avait, de naissance, comme deux gouttes de miel sur les antennes :
« Le front plissé des nouveau-nés, c’est ma marque, mon style, mon sceau. L’effort incroyable pour sortir de l’incroyable – et du coup s’y enfoncer de plus en plus » (p. 24)
©Marc Wetzel
Merci , Cher Marc je viens de vous lire pour la première fois et cela m’a aidé à m’éblouir par tant de volonté de partage en ondoiement.Merci tout simplement.
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