David Foenkinos, Deux sœurs, nrf Gallimard, Février 2019 (173 pages – 17€)

Chronique de Nadine Doyen

David Foenkinos, Deux sœurs, nrf Gallimard, Février 2019 (173 pages – 17€)

David Foenkinos change de registre aimant surprendre son lecteur.

Il nous immisce d’abord dans un couple en crise, en train de se déliter/se fracasser soudainement et nous rend témoin de la rupture d’autant plus brutale, violente, pour Mathilde que l’été ils parlaient mariage. Aucun signe décelé, pas de préavis.

La première partie se focalise sur Mathilde, professeur de français, la montrant dans son milieu professionnel.

On la devine pleine d’abnégation, très investie et désireuse de transmettre sa passion pour Flaubert.

On la voit dans son rapport avec ses élèves, ses collègues.

Sabine, sa collègue la plus proche, la loser sentimentale l’envie, la jalouse même.

Quelle ironie quand le lecteur, lui, connaît la réalité !

L’autre facette de Mathilde c’est celle d’une femme délaissée, aux abois, qui voit son couple partir à vau l’eau, en proie à une douleur indicible, guettant un texto.

Comment mener sa classe, poursuivre l’étude de « L’éducation sentimentale » sans rien laisser paraître ?

Le romancier excelle à plonger son héroïne dans un engrenage hors contrôle, la faisant disjoncter.

Tout bascule pour l’enseignante avec le cadeau de Matéo, (cet élève considéré comme un « fayot », avec qui elle avait lié une relation privilégiée) et ses paroles maladroites qu’elle prend pour de la provocation.

Son dérapage va la conduire dans des méandres bien sombres et aux mensonges : « Une erreur dans un océan de perfection, et c’est l’erreur seule que l’on regarde ».

David Foenkinos décrypte la rupture sous deux angles. Pour Étienne, « le bourreau » qui a choisi de quitter Mathilde, il aborde cela comme une renaissance, une liberté retrouvée. La compagnie d’Iris, l’ex revenue, est si magique, que « même un mauvais film l’enchante », que même « la pluie ne mouille plus ».

Pour Mathilde, « la victime de ghosting» (1), totalement anéantie, c’est le scénario « Mourir d’aimer » qui l’habite. La vérité imparable, elle l’apprend de Benoît, l’ami d’Étienne. Véritable couperet. Comment va-t-elle survivre à cette absence si prégnante, à ce naufrage amoureux, elle qui a mis le turbo à sa souffrance ?

Elle nage, non pas dans le bonheur comme le pense Sabine, sa collègue, mais dans un total marasme. Sa voisine psychiatre va-t-elle pouvoir lui apporter une aide ?

L’auteur soulève la question : Que reste-t-il d’un amour ? Un kaléidoscope de souvenirs comme autant d’éclats de frustration (La Croatie!) et de beauté mêlés.

Des souvenirs « qui souffrent de la garde alternée des mémoires » !

La phrase : « Elle perdait toute sa vie », par l’usage de l’imparfait traduit l’inéluctable fugacité de cet amour.

Toutefois, à la fin de l’acte I, le lecteur quitte les deux sœurs confiant, car Mathilde   est prise en charge par Agathe, cette sœur qui n’hésite pas à prendre un jour de congé pour apporter du bien-être à sa cadette. Il apparaît vite qu’elles n’ont guère d’affinités, déjà dans leur enfance leurs rapports étaient conflictuels, « des montagnes russes ». La disparition de leurs parents avait toutefois resserré leurs liens : « une forme d’alliance nécessaire à la survie de la famille ». Mais la remarque glissée par le narrateur nous met en alerte : « Tout prendrait bientôt une tournure différente ».

Cette fois leur rapprochement a été initié grâce à la naissance de la fille d’Agathe, Lili, dont raffole la tante.

Si Mathilde, férue de littérature, lit à haute dose, peut-être trop, elle constate que les livres manquent dans le foyer de sa sœur et le déplore.

N’avance-t-on pas que plus tôt un enfant est entouré de livres, plus vite il sera « un  grand lecteur »? Ici David Foenkinos aborde la place accordée, dès l’enfance, à la lecture au sein d’une famille. La transmission de parents à enfants est primordiale.

La partie 2 nous immerge dans le duo formé par Agathe et Frédéric, un couple modèle, heureux qui, faute de solution, va recueillir Mathilde. Ce qui n’est pas sans perturber leur intimité. Cette dernière manifeste une fibre maternelle certaine pour pouponner sa nièce dont elle occupe la chambre. On suit au quotidien ce trio d’adultes, mais la présence d’une tierce personne ne risque-t-elle pas de faire exploser le couple, d’autant que Mathilde se révèle intrusive, arbore un décolleté aguicheur un soir ? Et si leur cohabitation en huis clos se transformait en un trio amoureux ?

L’entomologiste des coeurs féminins confirme son talent de se glisser dans le corps et l’âme de ses héroïnes et dresse deux portraits très fouillés de femmes.

L’auteur explore la relation sororale et s’attache à la jalousie que l’on voit poindre entre Agathe et Mathilde. Gouffre délétère dangereux. La jalousie, « mécanisme fascinant qui vient brouiller toutes les cartes dans une histoire d’amour », telle la définit Amélie Nothomb. Et on peut devenir monstrueusement jalouse ! Suspense.

Avec la même justesse et sensibilité, il autopsie le couple. Hugo, collègue de Frédéric, réalise qu’il ne plaît pas aux femmes. Son ex l’a quitté pour une femme.

Iris, de retour d’Australie, a « repris sa place impériale » dans le coeur d’Étienne.

Frédéric, lui, manifeste un certain trouble devant Mathilde, vraie Ophélia « en chemise de nuit blanche, cheveux longs détachés » et son aveu a de quoi le déstabiliser. Toutefois, il témoigne son amour à sa femme par un geste délicat.

Le romancier soulève cette injonction au bonheur (douce chimère) dont on est abreuvé sur les réseaux. Peut-on devenir méchant à force de souffrir ? D’autre part, peut-on être heureux au détriment de sa sœur, sans une once de culpabilité ? »

Il souligne le lien des lieux avec les êtres. Si l’héroïne de Philippe Besson dans « Se résoudre aux adieux » fait un pèlerinage sur les lieux visités avec l’être aimé, Mathilde, au contraire, désire les éviter et raye les quartiers de Paris liés à Étienne, à leur bonheur révolu. Par contre elle est envoûtée par la magie de sa balade nocturne avec le mari de sa sœur, au retour d’un concert.

David Foenkinos fait une incursion dans le domaine de l’intelligence artificielle, « au coeur du métier de Frédéric », sujet auquel s’intéresse Mathilde afin de pouvoir mieux comprendre le travail de son beau-frère. Elle a même lu La guerre des intelligences de Laurent Alexandre, ce qui ne peut que le flatter.

Il met en exergue le pouvoir des livres : si on leur prête un effet thérapeutique, si les « livres prennent soin de nous » (2), comment interpréter l’assertion de l’écrivain : « On ne pouvait pas être heureux quand on avait trop lu. Tous les malheurs venaient de la littérature. » ? Néanmoins Mathilde, qui nourrit la même passion pour Flaubert que Marie-Hélène Lafon (3), suscite la curiosité de lire ou l’envie de relire                «  L’éducation sentimentale ».

Si les aficionados d’Amélie Nothomb traquent dans ses romans son mot fétiche « pneu », ceux de David Foenkinos guettent ce qui fait son ADN, à savoir une constante, les mots : « la Suisse, cheveux, deux polonais…). Récurrent également le nom de la protagoniste Mathilde Pécheux que l’on retrouve dans le film Jalouse.

Quant aux notes de bas de page, si certains s’en accommodent plus ou moins mal, d’autres, à juste raison, crient « au génie ».

Le scénariste sème des références cinématographiques et nous offre des travellings sur ses personnages arpentant Paris by night, dignes du cinéma de Woody Allen. Après la réussite de l’adaptation du Mystère Henri Pick, on attend celle de « Deux soeurs ».

A souligner également le côté théâtral de certaines scènes : Mathilde déclamant le prénom d’Iris telle une litanie ou Mathilde en train de faire cours à une classe imaginaire. Le cameraman centre son objectif sur les gestes : le cruel, le tendre.

Malgré l’ombre de l’absente en filigrane à la fin du roman, l’auteur séduit toujours par son style d’écriture et ses tournures inattendues comme : « arnaque au zygomatique ou « Le coeur de l’autre est un royaume impossible à gouverner » !

David  Foenkinos signe un roman intimiste au dénouement tragique et glaçant.

Un choc terrassant. L’empathie que l’on éprouvait pour Mathilde se transforme en sidération, voire en incompréhension. Il dépeint avec précision, comme au cordeau l’érosion et l’inconstance des sentiments, les griffes acérées de la rupture et la jalousie, le tout exacerbé par la souffrance du deuil amoureux et la spirale du malheur. Un sentiment de vacuité totale, d’échec.

C’est la gorge serrée que l’on referme ce thriller psychologique bien vertigineux.

Parmi les livres qui l’aident à vivre, Agathe Ruga confie : « L’oeuvre de David Foenkinos est presque un être cher. La Délicatesse me réconforte. Charlotte me fait pleurer. Le potentiel érotique de ma femme me fait rire ». N’oublions pas Le mystère Henri Pick, adapté à l’écran par Rémi Bezançon. une comédie séduisante.


(1) ghosting : néologisme issu de l’anglais ghost (=fantôme) : virer un amour, un ami sans explication, rompre sans un mot.
(2) Les livres prennent soin de nous de Régine Detambel
(3) Flaubert Par Marie-Hélène Lafon- Buchet-Chastel Les auteurs de ma vie

© Nadine Doyen