Chronique de Marc Wetzel
Luc BOUVIER – Voix russe – AMEditions, 2018 – 156 p.
Une nation, c’est d’abord un territoire, et qu’est-ce que le territoire russe, sinon « une immensité sans abri » et « l’inhumaine étendue de sa steppe » ? (p.7) ; c’est aussi la température d’une sorte de matrice commune, et ici, un « froid hostile » auquel est abandonné le consentement de celui qui vient y naître, et dont toujours témoigneront « les profondeurs paniques de sa culture » ? Une nation est aussi, et surtout, dit l’auteur, de manière surprenante et décisive, une voix, une expression singulière qui avance adossée au fond inarticulé des choses, comme celle de l’homme russe qui « a dû retrouver en lui le grand silence d’où montent les images » (p. 8) – comme celui d’où a émergé l’icône de la Trinité d’Andréi Roublev (qui orne la couverture de l’ouvrage).
Luc Bouvier veut en effet montrer, sur l’exemple de la civilisation russe, qu’une nation est d’abord une voix (le « concert des nations » sera donc réalité moins instrumentale que vocale !). Cette idée – qu’une nation a d’abord le style lyrique d’un sujet collectif, ou qu’elle est la constante métamorphose historique d’une voix primordiale – est neuve et belle. Parce qu’elle éclaire autant sur la nation que sur la voix, en proposant comme leur source commune une vocation inspirée. Ainsi l’auteur illustre-t-il la position centrale, la situation centrale de compositeur de la vie, qu’occupe, selon lui, Chostakovitch :
« Composer, c’est saisir les métamorphoses de la voix. Cela suppose, d’abord, d’avoir unifié en soi-même la voix personnelle et la voix nationale. Chostakovitch est en relation permanente avec lui-même, mais il est aussi la voix de la Russie au vingtième siècle, et la voix de l’orthodoxie athée. (…) Le compositeur pense parce qu’il donne une interprétation musicale d’une situation pulsionnelle de la vie sur Terre » (p. 137-8)
L’appartenance nationale consiste en une communauté de cœur d’un peuple. Un cœur n’est pas nécessairement noble ni intelligent (le cœur français, par exemple, a la vulgarité de sa vanité et de sa peur du ridicule ; le cœur espagnol a la sottise de son honneur véhément etc.), mais il est toujours au moins fidèle (il bat au mieux de lui-même pour l’organisme) et profond (il s’enracine dans le fond même de chair qu’il irrigue). Même l’agitateur opportuniste qu’est le cœur italien, le malicieux et ingénu égoïsme de l’anglais, la rigueur illuminée et ambivalente de l’allemand ont, par principe, cette fidélité (cette loyauté à l’égard du meilleur de ce qui nous anime) et cette profondeur (cette solidarité avec le fondement mystérieux de l’être) de tout cœur, dont témoigne exemplairement, selon l’auteur, l’âme russe.
« Un art développe la vie d’une âme personnelle ou collective. Une âme s’éprouve, une âme est une voix qui se cherche une expression. Le régime communiste n’a pas apaisé le cri de la Russie (pas plus que la consommation ne l’apaisera), et n’a pas pu, non plus, le faire taire » (p. 27)
L’auteur, Luc Bouvier, fait preuve de l’inspiration même dont il disserte : il y a, dans son style, comme une délicate tension sans cesse intégrée, assimilée, comme exactement la sorte d’aliénation féconde et distinguée qu’est (disait Mikel Dufrenne) l’inspiration ! Ainsi, c’est la nature problématique et première de la voix générale qui hante et structure sa propre voix, comme on en juge ici :
« Quelle est cette voix pré-sonore ou insonore ? (…) Elle est ce qui s’entend lorsque quelqu’un se met à l’écoute de sa vie profonde, de sa tournure pulsionnelle. (…) Elle est donnée comme un sceau porté sur l’âme. Elle évolue avec l’âge. (…) Cette voix interne ne doit pas être confondue avec le moyen qu’elle empruntera pour s’exprimer, ni avec la matière dans laquelle elle s’imprimera, ni avec le code auquel elle aura recours, et encore moins avec les sujets et le contenu qu’elle mettra en avant. La difficulté à entendre la voix intérieure tient justement à ces multiples confusions : il faut parvenir à la dégager de tout cela, à la saisir comme nue » (p. 135-6)
Il y a aussi, dans son rythme de recherche, obstiné mais toujours vif et renouvelé, quelque chose, en effet, de russe :
« Pour un Allemand comme Hegel, la vie est une logique secrète qu’il faut retrouver, un ordre enfoui qui commande de l’intérieur tous les développements. Pour un Grec, la vie est poussée, croissance, débordement bien plus que développement. Mais pour un Russe, s’il faut en croire Jankélévitch, la vie est spontanéité, surgissement imprévisible, surprise. Ce n’est pas que cette vie soit plus vivante, mais elle est certainement plus russe. C’est la vie à la russe » (p. 45)
Il y a, enfin, une crudité dans le déchirement exprimé par cet auteur, parfaitement conforme aussi à la teneur russe de son sujet : foncier comme une ivresse (personne ne peut tituber à distance de lui-même !), et sincère comme une nausée (ce n’est qu’une fois squelette qu’on perdra le vertige de se vider de soi-même !) :
« Vomir d’angoisse comme on vomit du mal de mer, c’est recevoir au plus intime l’effroi de devenir cadavre. Vomir est-il un événement vocal ? Est-ce là quelque chose de la voix ? » (p. 116)
Ce petit livre, vif et instruit (les musicologues apprécieront la sagacité des remarques sur Moussorgski, Chostakovitch, Denisov, Martynov, Schnittke ou Silvestrov ; les philosophes celles sur Soloviev, Chestov ou Berdiaev ; les poètes sur Tsvetaieva, Mandelstam ou Akhmatova …) montre admirablement, dans l’exemple russe, comment (p. 141) les voix poétique et musicale cryptent et sauvegardent ce qu’il serait devenu impossible d’accueillir dans la parole même. C’est que, suggère Luc Bouvier, seules les nations savent « tenir le vide » de l’Histoire. En se montrant dignes de ce qui, les ayant constituées, nous oriente en et par elles.