Chronique de Marc Wetzel
Eric SAUTOU – Une infinie précaution – Flammarion 2016, 140 p
Qu’on permette un détour par le titre même de ce recueil sobre et puissant.
Quand Aristote dit que l’homme est l’animal doué de raison, il veut dire qu’il est le seul vivant à ne pas pouvoir vivre sans la raison, c’est à dire sans calcul, modélisation, jugement, déduction, programmation etc. Il ne peut pas vivre dans le réel sans y établir des liaisons nécessaires ni fonder un ordre réglé, ne valant pour lui-même que comme il pourrait valoir pour les autres. Les hommes ont en charge (exclusive) le sort de la vérité, de la beauté, de la justice, et, même s’ils ne choisissent pas ces (sublimes, mais ingrates) finalités, les moyens de les accomplir, eux, relèvent complètement de leur imaginative responsabilité. Quand la raison est le génie (laborieux) des moyens à y mettre en œuvre, elle s’appelle (disait encore l’ami Aristote) la prudence ; et le degré zéro de la prudence, son minimum incompressible, c’est l’intelligence d’éviter le pire dans ce qu’on fait. C’est l’art de la précaution.
Même les activités les plus sublimes, quand elles sont humaines, doivent prendre leurs précautions (le psychanalyste doit vérifier la solidité de son divan, le parent celle du berceau, l’héritier celle du legs), parce que l’homme est l’animal qui doit vivre avec ses rêves, avec son origine, avec ses morts, avec d’autres consciences de soi et surtout avec l’infini (avec au moins les trois infinis, par principe inépuisables et irréductibles, de l’espace, du temps et de la complexité). La prudence avec et devant l’infini est donc le propre de l’homme. L’intelligence des chemins à suivre (car telle est la prudence) est une vertu cruciale en l’homme, parce que tous les chemins sont mortels, et tous aussi sont, finalement, à horizon indéterminé. Et c’est vrai aussi du cheminement intérieur que l’homme ne peut éviter : une précaution infinie (car l’avidité, la peur, la partialité reviennent sans cesse, jusqu’au dernier instant) s’impose. Même au poète, puisque son chant de la vie est lui aussi chose fragile, événement faillible, et que, responsablement exposé au Tout et à l’intime, son alternative est claire : le lyrisme intelligent ou rien (rien, c’est à dire le pauvre délire, le mutisme ou la logorrhée criminelle).
Mais justement, il n’y a pas de précaution infinie. Une précaution, c’est une action préventive, et l’infini ne peut justement être ni agi ni prévenu : on ne peut ni transformer ni anticiper le sans-mesure. La précaution n’a de sens que comme mise en garde adressée par une finitude à elle-même (attention à ce que tu pourrais devenir ! Agis pour remédier aux insuffisances de ta puissance d’agir ! Passe aux toilettes avant la représentation admirable et à la pharmacie avant le contact désirable !). L’infini dont parle Eric Sautou est certes moins prosaïque, et moins explicite, mais, même exprimé de manière négative ou indéterminée, il est tout aussi prégnant et réel ; par exemple sous ces trois formes :
« il y a toujours plus loin sur terre » (p. 82, 83, 89,91,100),
« on n’aime probablement jamais d’assez près » (p. 87)
et : « je ne sais pas mourir » (p. 70)
Il y a donc une sorte de méditation de principe chez le poète, qui se formule pour tous : l’infini n’est certes pas à notre portée, mais il est notre affaire. Les dangers de la vie humaine sont innombrables (puisque toutes les possibilités sont dangereuses, et que l’homme se représente l’innombrable), mais ils sont libres. L’homme a accès à divers infinis, et à diverses rubriques de chaque infini, mais il peut les faire jouer, en sa faveur, les uns contre les autres. C’est, à mon avis, là vraiment ce qu’Eric Sautou comprend et fait comprendre. Mais ce jeu de compensation sublime est lui-même limité et transitoire, comme une nuance.
Par exemple, comme on disait, les hommes ont seuls conscience de leurs rêves (il ne leur échappe donc pas que leur esprit pour partie, et par à-coups, leur échappe), de leurs morts (leur fidélité aux disparus se doit d’être créatrice, puisqu’elle-même disparaîtra), de leur origine (ce qui leur permit d’exister a dû contenir ou gagner sa propre permission d’existence), ou du ciel (l’univers se contracte pour concrétiser ses gains et s’étend pour diluer ses pertes), mais ces objets indéfinis ou immaîtrisables (rêves, morts, matrices, socles meubles et horizons étanches) communiquent entre eux en et par l’homme.
Ainsi de la double conscience des origines et de la mortalité, qui fait ou fera prendre le deuil de ses parents :
« moi non plus je n’ai pas la réponse
à la question
que tu es devenue (je te parle pour rien) » (p. 24)
« chaque jour
je reviens vers toi (il n’y a pas de route vers toi) j’étreins
le doux fantôme de l’image la lumière du ciel la maison est
enfouie » (p. 31)
La double conscience de la mort et de l’infini, qui fait saisir que les morts sont sans défense où qu’ils soient (dans le néant comme dans l’être) :
« les morts ont froid la nuit
et trois pièces d’or dans l’étang
puis plus rien plus jamais
aucune voix jamais
les morts ont froid la nuit
et voient grandir l’ombre la peur
dans la dure terre et l’oubli » (p. 51)
Celle de l’origine et du ciel, qui fait sentir qu’on n’est né que dans, par et pour le réel (aucune matrice ne nous programme hors de la raison terrestre),
« elle retire
mes bottes de sept lieues
elle est le capitaine elle me barre la route » (p. 59)
« c’est maman
toujours assise
debout
ailleurs ou ici-même
elle est le fil de ma raison
elle rebâtit tous mes colliers » (p. 49)
ou celle du ciel et de la mort :
« et je vois bien la même étoile
mais ce n’est qu’une même étoile » (p. 67)
La bête n’aperçoit pas la corde tendue par l’infini, mais ainsi elle ne souffre pas, elle, de n’être pas tirée à lui !
« avec le vent il ressentit l’immensité où il n’était pas
il ne put interrompre le mouvement ascendant » (p. 106)
et
« comme on s’agrippe à la corde au fond du puits (mais elle ne monte pas) » (p. 118)
On pardonnera ici que je n’analyse pas la dense et précise (et énigmatique !) expressivité de notre poète (Angèle Paoli ou Ariane Dreyfus, qui ont salué l’œuvre d’Eric Sautou, l’ont très bien fait), mais j’ai juste voulu accompagner un peu sa très belle et troublante méditation sur la précaution infinie.
L’infini est certes décourageant (comment venir à bout du sans-mesure?), mais il n’est pas, si l’on peut dire, fatiguant. Il est même plus hospitalier que le fini (car l’infini est également présent en toutes ses parties, alors que le fini contient toujours en lui moins que son propre tout : la série des seuls nombres pairs est aussi illimitée que celle de tous les entiers, les uns et les autres infinis ; alors que les seuls plaisirs n’égaleront jamais le nombre des affects, les uns et les autres finis). Et, puisque l’infini est, contrairement au fini, identiquement accessible en toutes ses parties, ouvert en son tout en tout point de lui, la précaution infinie, suggère notre poète, est toujours d’abord la pudeur.
Et la pudeur se mérite car elle se hérite (de l’amour du père et de la mère), comme le suggèrent deux passages extraordinaires de l’auteur (mère, p. 109-111 ; père, p. 112-3). Le père de chacun peut seul nous faire nous efforcer à l’impossible (trouver le bien plus intéressant que le mal, respecter les secrets qui nous nuisent ou nous desservent), comme seule notre mère (qui en nous mettant mortellement au monde aura choisi notre propre incomparabilité) a pu nous apprendre à nuancer l’invivable :
« qui fut mère debout tout au bout du couloir
(ses colliers ses médailles en or fané dans des boîtes)
qui refermait sa main sur des mots disparus, qui larmoyait, que peu ou mal entendre toujours impatientait
qui voudrait que rien ne se perde, qui vit dans la modeste maison de sa raison
qui n’eût pu être mère d’aucun autre fils » (p. 111)