Chronique de Marc Wetzel
Ode à James Noël (à l’occasion de son livre Belle merveille, Zulma, août 2017, 159 p.)
L’argument de votre premier roman, James Noël, est simple : Bernard, un jeune poète haïtien, traumatisé, sur place, par les 300.000 victimes du séisme majeur du 12 janvier 2010, se laisse convaincre par Amore, une humanitaire italienne, de la suivre un moment à Rome. Ils se désirent et se veulent. Elle le sort de son trou de rescapé hagard et d’écrivain raté ; il la sort de sa bonne conscience d’humaniste de l’urgence, de son indignation face à « la santé d’enfer des maladies », de ses doutes sur la vertu finale de la résilience. Et le couple revient sept ans plus tard sur l’effondrement de vie qui fut, paradoxalement, son lumineux sol et tremplin. Le monde que présente cette œuvre est trop contradictoire pour être moral, trop malicieux pour être politique, trop libre pour être salutaire, mais son énergie enchantée, drôlatique et profonde, instruit et transporte, et voici pourquoi :
Bernard, bien sûr, c’est vous, un écrivain, c’est à dire, dites-vous superbement :
« un forçat de nuit occupé à des travaux manuels étranges pour faire tache d’huile sur l’oreiller des secrets » (p. 14)
Je suis content que ce premier roman, James Noël, en soit un. Vous êtes si évidemment poète (un homme à assonances, à métaphores, à mélodies) qu’on pouvait douter de votre capacité d’écrire, comme il se doit, un simple roman, c’est à dire un récit cohérent, progressif, lisible et plaisant. On avait tort, car l’essai est magnifiquement réussi : vos personnages se débattent dans le courant d’événements qui les portent (et non dans celui des images qu’ils brassent) ; le sexe, la mort, l’oppression, la débrouille et la folie y mènent les idées (et non l’inverse) ; une même situation fondamentale oriente et hante les acteurs, témoins et commentateurs qu’on rencontre dans votre livre, tous également séismocentrés, cholériquocentrés, ouraganocentrés, c’est à dire tous pareillement convoqués par le réel, inventé ou non (alors qu’en poésie c’est le langage qui est juge du monde et forme le centre de son cours). Comme on dit « roman d’aventures », « roman d’apprentissage » ou « roman de mœurs », on pourrait dire « roman de transfiguration sismique » pour votre Belle merveille.
Je crois que votre écriture ré-enfante ce monstrueux tremblement de terre pour mieux le considérer et comprendre ; comme son advenue avait révélé à elle-même votre belle et routinière humanitaire, qu’il a fait « tomber de ses talons-aiguille », la rebaptisant Amore, devenue intense, cavalière et intraitable secouriste des autres et inconditionnelle demandeuse de vous. Un même impérieux mouvement d’amour vous déloge, vous, de votre trou d’assisté, et elle, de son terre-plein de bienfaitrice. Votre étreinte pure, extrême, dense (bref : romanesque !) fait fondre d’un coup le double mur d’une possible complaisance. Et, pour le dire franchement, s’aimer, s’unir de corps, c’est se faire danser divinement en partenaires d’étreinte, puisque de qui d’autre que de déesses et dieux pourrait donc s’espérer la grâce ?
Vous n’êtes, semble-t-il, ni chrétien, ni philosophe, ni marxiste (on n’entend dans votre prose absolument aucun de leurs respectifs appels : ni « épaule le Christ contre le mal », ni « seconde Socrate dans l’humiliation de la sottise », ni « aide l’Histoire à te sortir de son ornière »), mais vous êtes pourtant infiniment plus probe, lucide et résolu que ne l’est notre ordinaire de gens de lettres.
Car cru, vous n’êtes jamais vulgaire (la souveraineté bidon de la foule, la facilité fédératrice de ses relâchements, ne sont pas votre fort) ; caustique, vous n’êtes jamais narquois (rentabiliser ses ricanements, faire bien rire de ceux qui pleurent mal, ironiser sur le sort commun comme si l’on n’en était pas soi-même ressortissant et complice, rien de ça ne vous ressemble) ; compatissant, vous n’êtes pas condescendant (consoler de haut, se draper ou murer dans la tristesse clinique, fredonner l’invivabilité générale des destins, est contre vos habitudes).
Je crois surtout que, prenant acte de la complexité, vous refusez pourtant d’être à ses ordres : d’extraordinaires personnages du livre comme « le chauve à roulettes » Franck (qui surveille à la longue-vue les besoins réels de ses contemporains), la « ratissant large » Déborah (dont le « cul est un carnet d’adresses, une mémoire en fond de culotte »), Fritzner, le peintre agoraphobe, dont les tableaux brillent, paradoxalement, comme « des cages ouvertes » … eux tous, comme vous, s’ils pensent l’embrouillé, le pagailleux et l’enchevêtré, n’agissent que pour le démêler.
Mais je nous rassure : l’émergent romancier est tout à fait resté poète. Car vos formules sont des liqueurs de monde, et votre esprit un nuancier naturel où Dieu lui-même viendrait avec profit ré-échantillonner sa propre Création. On ignore comment, – mais on sait parfaitement pourquoi ! – seul un poète peut, par exemple, caractériser le sordide dictateur Duvalier comme celui « qui ne voulait rencontrer que son ombre sur le chemin » ; ou qualifier le chiffre de trois cent mille victimes de « subite explosion démographique dans le monde des trépassés » ; ou commenter en ces termes un tsunami : « La mer monte aux lèvres des petits poissons roses qui regardent rouler des familles humaines comme dans un aquarium inversé ». Ou portraiturer les gens de lettres ainsi : « ces gens qui lisent le cœur penché afin de parler en italiques ». Ou déclarer la rescapée d’extrême justesse, qui désormais saute de peur à chaque pas, « atteinte d’une forme inouïe de paranoïa d’être sur Terre ». Ou enfin rendre le proche bain de mer du Soleil par ces mots : « Un soleil, coupure de mangue baptiste, donne jus à la lumière de cette fin d’après-midi. Il fait un temps à avaler tout ce qu’il nous reste de salive devant la beauté du monde ».
Haïti, pays, suggérez-vous, si montagneux que restreint sur la carte, il est immense sur le terrain. Et séisme si puissant, ce jour-là, que quelques mètres d’aparté latéral d’une faille auront déclenché une des confidences les plus meurtrières de l’histoire humaine. Et royauté, pour toujours à assumer, de la poussière (le béton peu ou pas armé se volatilise très fin quand il explose !) : « abrupte vérité que la sécheresse de la poussière », «grande avalanche de neige créole », mais elle aussi « qui offre une odeur insoutenable charriant toute la beauté de la terre quand il se met à pleuvoir ». Poussière aussi, suggérez-vous, qu’il suffit de humer pour se débarrasser de « l’excédent de bagages » qu’est le savoir inutile, altier, hors-sol de ceux qui justement ne l’ont jamais senti se dérober sous leurs pieds. « C’est à faire perdre la tête, ce nuage qui émane d’une ville qui se retourne à l’envers. Une poussière de soucoupe volante. Une poussière de malade mental ». Mais votre amour de la vie est si contagieux… qu’on se réincarnerait volontiers poussière !
Je suis content de connaître votre œuvre, James Noël, car il s’y déploie un sens non-occidental de l’universel, un vœu non-chrétien de noblesse, sollicitude et probité, un souci non-médiatique de diffusion et d’entre-compréhension. Vous êtes à part du vrai, du bien et du beau de par chez nous, et vous y avez part pourtant pleinement, et d’autant. J’aime votre enchantement sans surnature, votre impossible sans trucage, la vitalité de votre intelligence toujours « à un jet de pierre tombale ».
Et enfin je suis content de votre génie ; je le suis pour vous, bien sûr, mais aussi pour nous, car il est loyal, divers et utile. Deux seuls exemples : le discours (p. 54) d’un évangéliste cuistre et facétieux, lors d’un tour de table post-traumatique, puis le récit (p. 136) du passage de Bernard à la douane française :
« … Pour moi, une telle horreur ne mérite pas de porter un nom. Goudougoudou, appelle-ça comme vous voulez, ce n’est pas la première fois que la fin du monde a pris notre pays comme terre d’escale. Nous sommes le véritable peuple élu sur l’échelle de Richter. Quand la terre se refuse à nous avec autant de violence, quand elle secoue son corps comme un taureau fraîchement sorti de la rivière, c’est pour faire le tri.
Vous allez voir, ça va trembler bientôt sur toute la planète. Le ciel a donné le coup d’envoi en Haïti. La balle est lancée. Ça va trembler en Inde, au Japon, en Californie, ça va trembler dans les îles turques. Toute l’Italie a tremblé et tremblera encore. Après, il ne restera que le bon grain de l’ivraie. Quand la terre aura fini de trembler, vous allez voir, ce sera jardin d’Éden pour tout le monde. Ce sera Adam et Ève pour tout le monde. Hommes et femmes se retrouveront nus dans le jardin du monde »
« Était-ce Orly-Sud ? Orly-Ouest ? Je l’ignore. Les contrôleurs vérifiaient à la loupe mon passeport quasi-vierge. Profession ? Survivant, ai-je répondu sans baisser pavillon. Après avoir survécu à un drame, on peut faire de la vie une profession, putain ! Pour dire les choses sérieusement, la vie, c’est le plus vieux métier du monde.
Lequel, des deux Orly, déjà ? Je ne sais pas pourquoi, j’oublie, bref, tout ça n’a aucune importance. Reste à dire qu’on m’a laissé passer. Je continue ma route, avec Amore, dans un large sourire sans frontière »
©Marc Wetzel
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