Chronique de Marc Wetzel

Mérédith LE DEZ, Cavalier seul, Éditions Mazette, décembre 2016, (Encres de Floriane Fagot), 104 p.
Dans ce petit recueil sobre et toujours mystérieux, il y a (pour clore la partie intitulée « Fierté contre le temps ») un assez long passage bouleversant de justesse, de vaillance et de sérénité – qui raconte comment tuer l’oppression sans la flétrir, comment réussir sa révolte sans avoir insulté, sali ni même humilié son maître. Le voici, beau comme le cahier des charges d’une délivrance :
« La vérité n’a pas de sexe.
Est-ce que, résistant à la domination de la moitié
de l’humanité sur l’autre moitié, je m’inscris dans
une résistance au/du féminin contre le masculin ?
Je ne le crois pas.Le respect n’a pas de sexe.
Est-ce que, résistant à l’indignité qui frappe un
sexe, je jette, femme, l’opprobre à la face de l’autre,
homme ?
Je ne le crois pas.La fierté n’a pas de sexe.
Est-ce que résistant à l’humiliation de la femme en
tant que femme par l’homme en tant qu’homme,
je réagis en victime ?
Je ne le crois pas…. » (p. 43-4)
Rien n’est plus rare (car délicat) qu’une fierté sans vanité, dédain ni ridicule. La fierté chez Mérédith Le Dez est comme l’orgueilleuse et secrète impétuosité du mérite propre. C’est comme l’honneur de n’avoir pas capitulé, ou l’effort fourni de s’être vaincue qui, naturellement, ferait le farouche, ne se laisserait pas ensuite approcher par les tièdes, apprivoiser par les flatteurs, accompagner par les chevaliers servants. Car elle fait, dit le titre de son livre, cavalier seul. Elle enjambe elle-même la charge qu’elle est, et la déplace comme une grande. Mais d’abord elle jauge, respecte, assume (avant de le transfigurer) le terrifiant poids vide qu’elle découvre au centre d’elle :
« Je devrais peut-être ôter
le sac
de mes épaules
puisqu’il ne contient
rien de vrai
que du vent fait
du bruit de tant
de pages envolées.
Mais
est-ce que je pourrais
encore avancer
privée de l’équilibre
de son corps
inerte » (p. 54)
Il y a un merveilleux autoportrait de la fatigue, qui est comme la tristesse d’avoir insisté, fatigue qui est comme trop lourde pour s’élever à la parole d’elle-même, ou qui est comme le sillage d’un effort noyé. C’est ceci :
« J’ai perdu l’usage
de la parole
pour d’autres raisons
des raisons de fatigue
une fatigue sans mot
pour dire ce qu’elle
est vraiment » (p. 92)
Il y a aussi une énigmatique aventure automobile de nuit (remontant au printemps 2005, dit le texte) dans le Haut-Forez, entre Saint-Étienne et Clermont-Ferrand, autour de Noirétable. « Une petite voiture trop chargée », aux « roues non équipées » (pour la neige), une alors jeune éditrice qui transporte des cargaisons de livres à dos de coffre, des relents d’étreinte difficile, le mot-valise de Noirétable dont chaque partie divague de son côté (la langue de nuit du noir, le sage troupeau des livres hors de son étable, les mains d’auteur stérile sur leur table, le blanc des pages et le blanc de la neige …), le temps auquel on donne enfin raison de passer, des vagues désœuvrées s’empilant sur la plage, les amandiers chers à Jean Proal etc. Ainsi :
« Une jubilation de conduire
sans passager
le coffre est serré de cartons
où
dorment les livres
à peau blanche
semée de noires rizières » (p. 81)
« Noirétable
tu te souviens
mon amie à cou de taureau
mon ambiguë à flancs de forêts
menteuses où j’étais accouplée
dans le mouvement de tes hanches
blanches et noires
monstre que tu es d’être
si animale encore dans le souvenir
des crêtes noires de tes sapins
toujours entre chien et loup… » (p. 86)« … ton nom de vache sacrée
au ventre du pays que je traverse
en rêve aujourd’hui seulement dans les
nuits sans coffre et sans livres
les ongles bien nets et carrés et lisses
de ne plus s’accrocher
aux angles des cartons » (p. 87)
Le sentiment du lecteur est qu’il y a là, avec Mérédith Le Dez (née en 1973), une des plus énergiques et lucides voix françaises. Une belle (et peu arrêtable !) individualité dynamique d’abord, au sens où l’individualité (l’indivisibilité et l’incomparabilité) semble d’abord être temporelle : une continuité de vie forcée (chaque fin de jour rend possible le suivant ; on ne reprendra pas sa vie plus tard ; l’âge est un ordinal à prendre ou à laisser ; le destin vrai toujours veille, qui porte jusqu’au sommeil), et une lucidité exclusivement solitaire (on ne copie pas le deuil des autres ; on n’apprend qu’auprès de soi à moins exister ; décliner est son seul maître !). Peu de poètes osent ainsi formuler le tarif vital de la vérité, et Mérédith, qui ne demande rien (sauf à elle-même), prend les yeux de la violence pour mieux la voir, et ne craint pas (ou en tout cas plus) ce qu’elle-même est, me paraît parfaitement illustrer le mot net, décisif, d’Alain :
« Le courage est la vertu même, parce que la peur est l’esclavage essentiel »