Comasia AQUARO – La lumière qui ne meurt (La luce che non muore) – Poèmes traduits de l’italien par Pascale Climent, introduction d’Angela Biancofiore, Levant 2017

Chronique de Marc Wetzel

copertina-la-luce
Comasia AQUARO – La lumière qui ne meurt (La luce che non muore) – Poèmes traduits de l’italien par Pascale Climent, introduction d’Angela Biancofiore, Levant 2017


 

« Dans le bois
je connais tout le monde
cyclamens chênes et chevaux –
une fois l’an
ils me couronnent
reine des feuilles
et me soufflent à l’oreille
la vie et la mort
la vérité du monde
et ses douleurs » (p. 27)

Il faut bien comprendre que, par principe, les poétesses sont leurs propres Muses. C’est parfois drôle (comme l’épouse du facteur reste sa plus belle missive), mais toujours inconfortable (on se tient au four et au moulin de la parole). L’amont et l’aval de l’inspiration se mêlent dans un jeu perplexe (comme on se maquillerait pour un accouchement, ou jardinerait des mines). Et l’on ne s’étonne alors pas que notre merveilleuse auteure se révèle, en lecture publique dans un grenier universitaire (le département d’italien de la fac de Montpellier), une sorte d’archange brusque et ineffable, martial et pataud, tout de suite levée, qui fait déambuler entre les tables de timides vociférations, en rebelle myope, mais immensément là, comme butant à chaque pas sur sa propre exigence de présence, funambule d’un vide connu d’elle seule, ou, pour dire exactement l’impression : une chamelière faisant passer sa complète caravane de voix par un chas d’aiguille. Sa poésie est une étroite infinité qui nous saisit de tout.

« Dans ce réduit
où le ciel entre comme un voleur
dans ce carré d’immeubles
j’ai l’âme en ordre
le regard ensoleillé
et un nuage lilas et blanc
qui me fait une visite d’honneur.
Ici dans ce réduit
se forge l’or
la lumière qui ne meurt » (p. 34)

Il faut voir aussi de quelle lumière immortelle on parle ici. On n’est pas du tout dans la nostalgie d’un soleil inusable, qui éclairerait jusqu’à la fin du monde et cette fin même. Les étoiles, qui sont les seuls foyers généraux et vrais de lumière, s’éteignent ou s’éteindront les unes après les autres (quand l’étrange combustible dont elles se sont faites est ou sera tari). C’est acté. Mais cette lumière qui disparaît avec ce qui la forme, avec ses ateliers cosmiques, n’est pas encore celle qui meurt. La lumière qui meurt, croit notre poète, est celle qui ne fait plus son travail d’éclairement, ou qui éclaire désormais pour rien. Et la lumière qui ne meurt pas est alors celle du même travail, mais éternel. C’est la radiation qui rend elle-même et le tout possible. Nous autres années-lumière savons désormais que nous sommes mortelles ; mais nous le savons par, justement, cette luce que non muore, cette sorte de lucidité comme née de Dieu, et qui ne s’interrompt que hors de lui. La lumière immortelle qu’évoque Comasia est celle qui opère aussi la mort, et dans la mort, n’est pas affectée par les divers néants qu’elle soutient ou traverse. Elle est comme la veilleuse intime et universelle, que diffuse tout ordre possible de choses, et qui permet que le réel lise à mesure sa propre activité, consulte cosmiquement son être. Devenir cette lumière, c’est pour le monde (et pour notre conscience en lui de lui), refaire (indivisiblement et inépuisablement) l’effort de savoir où il en est. L’énergie tangiblement se conserve parce qu’impalpablement elle se ressaisit. Et cette admirable poésie, comme le suggère Angela Biancofiore dans sa belle Présentation, sait intercepter ce mouvement.

« La vie est étroite
trop étroite pour qu’y passe
un ange.
Et distendre l’air
est impossible.
Autant nous serrer alors
comme dans un unique
amour de mère
qui court d’être à être  » (p. 44)

La poésie, elle, n’est pas immortelle. A quoi bon ? Mais elle témoigne de la présence d’une lumière immortelle dans le langage même. Présence que Comasia fait saisir, je crois, en deux thèmes au moins : la limite (qui constitue les êtres), le secret (qui les libère).

« A chacun son obscurité.
C’est dans le noir
qu’on se reconnaît homme
à la limite
de sa propre limite » (p. 21)

et

« Sur cette frontière de la conscience
je marque le temps qui me marque
( = segno il tempo che mi segna)
et j’efface le superflu
ce qui ne peut survivre
en l’absence de ciel » (p. 22)

La limite est l’art d’être bien dans son ordre. D’abord claire conscience des nécessités qui nous arrêtent ; ensuite libre et optimal usage de cette clairière ainsi dégagée, comme salutairement et sobrement découpée dans l’empire de l’impensable et l’infaisable.

« Avant je ne savais pas
que sans tout alentour
il y avait le gouffre
où tout disparaît.
Maintenant je le sais
et me tiens éloignée
du fil ultime
par choix
parce que si je franchis cette limite
moi aussi je disparais » (p. 25)

Et la limite est comme un verrou à clé exclusivement interhumaine.

« Mon drame est obscur.
Personne ne le sait
Mais chacun connaît le sien
et si parfois s’enflamme
un mot
c’est qu’entre nous
semblables et misérables
obscurité contre obscurité
subsiste parfois une fissure
de pure lumière » (p. 38)

Le chant de Comasia Aquaro est vrai, puisqu’il fait apparaître ce qui nous rend, pour le meilleur et pour le pire, réels.

©Marc Wetzel