Chronique de Marc Wetzel
AINSI PARLAIT NOVALIS (Also sprach Novalis) – Dits et maximes de vie choisis et traduits de l’allemand par Jean et Marie Moncelon (édition bilingue) – Arfuyen, octobre 2016, 152 pages.
Novalis (1772-1801) a la poésie si vive, et la pensée si dense et cohérente, que même de courts morceaux choisis peuvent restituer l’esprit de son monde. Surtout bien choisis et traduits, comme Novalis déjà l’exigeait, et comme les maîtres d’œuvre de ce précieux petit volume y réussissent :
« Nous sommes bien trop négligents dans le parler et l’écrire. Le discours idéal fait partie de la réalisation du monde idéal » (p. 39)
Le profil de ce pur poète romantique (et il l’a certes été ; il a même parfaitement défini le romantisme comme un idéalisme de l’énergie formatrice) a de quoi surprendre : arides et complètes études de droit, pragmatique inspecteur des Salines de l’Etat saxon, très rigoureux lecteur et judicieux interprète de Fichte, Schleiermacher ou Schelling, thuriféraire du raisonnement mathématique, amateur très éclairé de chimie, minéralogie, astronomie, médecine, cinématique, optique, botanique … l’homme n’écrit que de ce qu’il sait, ne discourt que pour mieux savoir, et attend (avec formidable simplicité et immense orgueil) que l’esprit de vertu (der Geist der Tugend) de son travail rejoigne l’esprit de vertu de l’effort de la Nature entière !
« Toute la nature existe seulement à travers l’esprit de vertu, et par lui elle deviendra toujours plus stable. Il est la lumière qui embrase et vivifie toutes choses dans l’enceinte terrestre ; depuis le ciel étoilé, le dôme éminent du règne minéral, jusqu’au tapis crêpé d’une prairie multicolore, c’est par lui que tout se maintient, que tout est rattaché à nous, que tout est rendu compréhensible pour nous, et c’est par lui que la route inconnue de l’histoire infinie de la nature nous conduit jusqu’à la transfiguration » (p. 143)
Et de cet objectif extraordinairement âpre et complexe, il sait tirer une première leçon toute simple : régler sa course de chaque jour sur celle du monde.
« Courbe poétique du soleil. La vie finit comme le jour, et comme un spectacle accompli – mélancolique, – mais avec une très haute espérance. Le soir est sentimental, comme naïf est le matin. Le matin doit être sévère et industrieux, le soir voluptueux. Le travail aussi doit aller en augmentant vers midi et diminuer un peu de nouveau, à l’approche du repas du soir. Tôt le matin, pas de compagnie. On est jeune le matin et vieux le soir. Chaque soir doit trouver notre testament et nos affaires en ordre » (p. 67)
Novalis s’étonne souvent, dans ses notes encyclopédiques, que les hommes aient pu, sans justement s’en étonner outre mesure, manifestement provenir et dériver d’une nature à eux pourtant inconnue. L’être pensant est formé par un cosmique fonctionnement qu’il ne pense pas (ou alors, depuis peu dans l’histoire, et maladroitement), qu’il ne croit même pas pensant, et cependant ne s’y sent pas dépaysé : inexplicablement, l’homme n’est pas surpris d’être inexplicablement où il est. La raison que notre poète-philosophe en donne est géniale : c’est que l’homme ne se sent découler, dériver de l’immense inconnu de l’Univers que dans et par l’intime inconnu de son corps, le corps humain : inconnu portatif et constitutif, concentré en première personne du Tout qui l’englobe, miniature familière du mystère général. D’où :
« Il n’y a qu’un seul temple au monde ; et c’est le corps humain. Rien n’est plus sacré que cette figure supérieure (Nichts ist heiliger als diese hohe Gestalt). S’incliner devant un homme est un hommage à la révélation incarnée. (Vénération divine du lingam, de lapoitrine féminine – des statues). On touche le Ciel quand on palpe un corps humain » (p. 123)
Or Novalis fut, on le sait, fiancé à Sophie von Kühn (morte le surlendemain de ses quinze ans d’un cancer du foie), et lui-même, rongé par la phtisie, en mourut à vingt-huit. Il sut donc que ce temple du monde (ce central symbole de la totalité inconnaissable, comme le dit Olivier Schefer) qu’est le corps humain est, par principe grevé de hasard, de faiblesse, d’accidentalité. Phtisie, s’examine crûment Novalis, c’est consomption d’une lune en décroissance, c’est langueur d’une ardeur abusant d’elle-même ; tuberculose, ce sont tubercules et nodules pathologiques, c’est à dire bulles d’épuisement, petites saillies et excroissances de néant, nœuds nécrosés et qui défont la vie. Mais c’est le prix à payer de l’interdépendance de tous les éléments vivants, de la mobilité indépassable du réel, puisque (lui dit son ami Schlegel) toujours agilité éternelle et plénitude infinie sont chaotiquement ensemble. Et c’est cela même que chante Novalis, célébrant, du monde, une infinité interne qui par définition va partout, depuis un corps de poète qui est comme un résonateur et un ludion inspiré de ce fourre-tout universel, où – pour le dire légèrement – tout apparaît en tout, et réciproquement :
« La vraie poésie peut avoir tout au plus, en gros, un sens allégorique et produire un effet indirect, comme la musique, etc. – La nature est, pour cette raison, purement poétique – comme le sont aussi la chambre d’un magicien, le laboratoire d’un physicien, une chambre d’enfants, un débarras ou une pièce à provisions » (p. 131)
De cet homme, qui fut réellement philosophe autant que poète, on peut lire une théorie forte et claire de la complémentarité entre philosophie et poésie : la philosophie, estime-t-il, nous permet de faire société rigoureuse entre les idées, et la poésie ensuite permet société entre les créateurs et les usagers de ces idées. La poésie à ce titre est le sens et le but de la philosophie : la philosophie n’aménage rigoureusement l’arrivée en nous des idées que pour que la poésie civilise à son tour notre libre rencontre de porteurs nouveaux d’elles. Il fait saisir cela dans une formule extraordinaire :
« Le poète est le prophète de la représentation de la nature (der Vorstellungsprophet der Natur) alors que le philosophe est le prophète naturel de la représentation (der Naturprophet der Vorstellung) » (p. 137)
Novalis parlait notre langue. Deux passages écrits directement en français sont retenus ici, dont un, à la syntaxe étrange, mais qui tremble comme, exactement, un fragment de Pascal :
« S’il faut, que Dieu nous aime, et que Dieu est tout, il faut bien aussi, que nous soyons rien » (p. 60)
Il pouvait alors voir sa propre langue, à proportion, de l’extérieur. Ainsi savait-il strictement intraduisibles deux des termes qu’il en utilise le plus : der Gemüt (= la vie de l’esprit, l’accord entre les diverses facultés de notre âme) ,et die Stimmung (= la disposition affective, l’accord de l’instrument sensible qu’est notre corps avec et dans le monde). Il les analyse alors, comme pour échapper à leur fausse évidence native, et pour, dans l’intelligence des illusions de la langue propre, entrer dans les arcanes de l’incomparable disponibilité humaine :
« Gemüt, notre âme, harmonie de toutes les forces de l’esprit – Stimmung, humeur intérieure, humeur égale, et jeu harmonieux de l’âme toute entière » (p. 63)
On renvoie ici, faute de place, à d’admirables passages, dans lesquels Novalis rappelle, comme philosophe, que la vérité est sa propre juge (p. 79), et pourtant, comme poète, que l’amour est seul et ultime juge de l’usage ou non par une vie de cette vérité. Ainsi :
« Le jour du Jugement n’est pas un jour unique … Par sa moralité, chaque homme est en mesure de faire venir à lui son jour du Jugement » (p. 91)
puisque
« Un enfant est un amour devenu visible. Quant à nous, nous sommes un germe devenu visible de l’amour entre la nature et l’esprit, ou l’art » (p. 97)
et qu’aussi, en amont encore
« Le beau mystère de la jeune fille, qui la rend si indiciblement attirante, c’est le pressentiment de la maternité, c’est son intuition d’un monde à venir qui sommeille en elle et qui doit naître d’elle. Elle est l’image la plus frappante de l’avenir » (p.65)
Qu’on me permette de finir par une perplexité personnelle. Ce poète, romantique par excellence, fut donc anti-classique (il n’identifie pas le beau à l’imitation harmonique de la réalité), mais aussi anti-kantien (contre l’esthétique critique, subjectiviste, il se refuse à identifier le beau à l’accord, intérieur au sujet, entre ses facultés de représentation), parce qu’il estime (avec ses contemporains modernistes : Hegel, Schelling …) que le beau s’identifie bien plutôt à l’art, à la production imaginative de formes, au génie constructif de l’esprit. Pourtant (voilà mon souci), dans ce recueil (comme dans l’ensemble des Fragments, donc fidèlement), les œuvres d’art occupent une place minime, alors que l’appel à la Nature est constant et essentiel. Pourquoi ?
Chez Hegel, la beauté naturelle est spirituellement secondaire parce que l’esprit, qui s’exerce primordialement et directement dans les œuvres de l’homme, ne le fait qu’indirectement et secondairement dans la vie de la Nature (où l’ordre idéal est brouillé par son inscription matérielle, extérieure au concept).
Mais chez Novalis, justement, non. Même si, comme pour les autres romantiques, la beauté de l’art lui paraît supérieure (plus ordonnée, plus voulue) à celle de la nature, il n’en conclut pas une indignité spirituelle de la nature, précisément parce que, comme poète – ce que Hegel, certes, n’était pas ! – il sait que la noblesse ontologique de cette Nature ne vient pas d’abord de sa beauté, mais bien de son intensité, sa fécondité, son dynamisme ; c’est à dire d’une sorte de valeureux et indépassable travail de l’Infini sur lui-même.
Voilà pourquoi exalter passionnément l’art comme poésie de l’esprit humain n’empêche en rien Novalis d’étudier respectueusement et profondément la Nature, car si l’art a pour lui (comme pour tous les romantiques) pour tache fondamentale de représenter l’absolu, cela n’implique pour autant pas que l’absolu représentable soit le seul ou le plus fort. C’est bien plutôt l’auto-présentation de l’absolu qu’est le génie organisationnel et informationnel de la nature, l’auto-inventivité divine du réel, qui est le principe premier, ou comme dit Novalis, le Problème suprême, qui, selon lui, noue les uns aux autres tous les principes.
Ce formidable petit livre nous fait saisir pourquoi Novalis resta fidèle à une morte (parce qu’il ne peut exister de rétractation posthume, parce que tout désaveu d’un fantôme est fantôme !), pourquoi il fut si passionnément attentif au monde physique – matière, énergie et structure – (parce que, se sentant l’impartialité facile du mort prochain, du candidat imminent à l’inerte, il résidait déjà comme objectivement dans le monde objectif, ou s’ouvrait à la minéralité même qu’il se sentait devenir), mais surtout peut-être, comme le montre Jean Moncelon dans sa sobre et éclairante préface, pourquoi il aima la vie de la perfection comme lui-même.
« Ce que j’ai pour Sophie, c’est de la religion – pas de l’amour. L’amour absolu, indépendant du cœur, fondé sur la foi, est religion » (cité p. 11)