Chronique de Xavier Bordes
François CHENG – La vraie gloire est ici – (Édition revue et augmentée – poèmes – NRF – Coll. Poésie/Gallimard)
Pour qui ne connaîtrait pas François Cheng, cette voix multiforme et si fraternelle, je dirai qu’il est né en Chine en 1929 dans une famille de « lettrés », ce qui dans son pays a un sens particulier. Il vient en France vingt ans plus tard, après des études à Nankin. Et il reste dans ce pays, dont il adopte la langue au point d’être en 2002 élu à l’Académie Française. Dans sa démarche intellectuelle et dans sa poétique, le français a succédé au chinois. Une considérable et passionnante bibliographie en est résultée, avec des ouvrages divers, beaucoup de poésie, mais aussi des romans, des traductions, des essais, l’ensemble étant d’une qualité qui a frappé les esprits, notamment sur des thèmes tels que l’Art. On se souviendra, si l’on s’intéresse à l’art oriental, de la découverte que fut en 1980 son ouvrage sur « L’espace du rêve, mille ans de peinture chinoise », ainsi que de bien d’autres ouvrages qui font réfléchir par la hauteur de leur méditation.
François Cheng a su fusionner en lui le meilleur des deux cultures, et ce recueil de poèmes en est un émouvant témoignage supplémentaire.
La première chose qui est pour moi admirable, c’est sa façon d’avoir (par une sensibilité de l’oreille rare à divers étrangers ayant admirablement assimilé la langue dite « de Molière ») su trouver le ton et la « musique » de cette langue quasiment comme quelqu’un dont c’eût été la langue maternelle…
On n’est donc non pas devant des poèmes intéressants d’un étranger parlant très bien français mais dont la magie poétique « ripe » sur une absence de coïncidence entre le contenu de sens soutenu par une syntaxe parfaite, et d’autre part la rumeur sonore étrangère à ce qu’un poète d’oreille française aurait naturellement écrit, fût-ce alambiqué comme de Mallarmé ! Non, chez François Cheng, contrairement à d’estimables exemples de poètes ayant choisi le français sans être parvenus à le « maternaliser » en eux, la réussite poétique me semble sans ombre.
Pour illustrer ce point de vue, j’ai choisi ce poème-ci :
Les nuages voguent sur la cime des arbres ;
Les arbres se balancent sur leurs propres ombres.
Le jour dans le bleu de son innocence ;
La rue dans le gris de son incouciance.
Tu es seul à entendre le bruit de tes pas,
Seul aussi à savoir que tu vas tout quitter,
Sans rien laisser, ni tes peines ni ton nom.
D’autres noms pourtant d’autres peines te reviennent…
Tout est déjà si loin, si loin dans l’oubli ;
Quelqu’un doit se souvenir, mais qui ? Mais qui ?
(La vraie gloire est ici, p 92.)
Il est naturel cependant que l’on découvre dans ce livre qu’une sensibilité imprégnée des sagesses de l’Asie se marie à la logique de la philosophie occidentale, en une forme d’alliage d’une remarquable efficacité : en particulier en ce qui concerne l’ensemble des comportements qu’il est sage de pratiquer à l’égard du monde, lorsqu’on entend le mot « humain » au plein sens du terme. Un élément que l’on retient, dans la façon qu’a François Cheng de revirginiser les grands « lieux communs » à tous les humains, et dont l’exil hors du pays natal facilite évidemment la rencontre, est sa façon si claire, concrète et profonde, tout à la fois, de les aborder. Ce recueil, qui se veut l’émouvante profession de la conviction de François Cheng selon laquelle « la vraie gloire est ici », mérite qu’on en apprécie et relise souvent chaque page. Pour ma part, il n’en est aucune où je n’aie trouvé de « substantifique moelle », pour reprendre une expression fameuse. La poésie de François Cheng est de celles qui honorent magnifiquement le pays de ma langue, mais qui est aussi l’honneur de l’étincelle de culture chinoise qui l’anime, effluves de bouddhisme chan, de mystique taoïste, du bon sens du confucianisme, alliés aux indices non moins discrets d’une vaste culture dans le domaine de la pensée occidentale – et le la poésie française.
C’est ce qui constitue toute la richesse, non pas tapageuse, non pas fanfaronnante au nom de son étrangéïté comme il arrive, mais richesse proche, intime, humble, douce, comme insidieuse, que nous offre la fréquentation de ces poèmes : en atteste le fait que leurs formules nous restent longtemps en mémoire, un peu comme si leur orient, leur orient de perles, proposait une orientation, cadeau d’un sage authentique.
On aimerait que toutes les cultures des cinq continents soient capables ainsi, à la faveur d’un être humain passeur de sensibilité, d’offrir des œuvres de la même qualité à la langue française.
©Xavier Bordes