Bref hommage à Rosanna WARREN

Chronique de Marc Wetzel

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Bref hommage à Rosanna WARREN

(née en 1953)

(pas de recueil traduit en français ; on a grappillé ici sur Internet – remue.net, poezibao … – , ou dans la Revue « Place de la Sorbonne » avril 2013, quelques extraits tous superbement proposés et traduits par Aude Pivin)

« On trouva le feu dans nos âmes bien avant

de le dérober au ciel »

(We found fire in our souls before

we stole it from heaven )

Qui admirons-nous ? Ceux dont les efforts paraissent surnaturels à notre paresse ; ceux aussi dont le sang-froid reste illisible à notre lâcheté. Elle est de ceux-là.

Qui aimons-nous ? Ceux qui n’ont de cesse de recommencer à nous plaire ; ceux que nous réécrivons en nous, sans fatigue pour nous, sans risque pour eux. Elle en est.

La poésie de Rosanna Warren réussit à penser alors qu’elle n’opère pas sur des idées ; elle réussit à penser alors que tout en elle n’est qu’art, n’est que belle manière de faire, n’est que méthode d’apprendre plus loin (ce qu’aucune pensée ordinairement n’a, n’est ni ne peut) ; sa poésie réussit à penser alors que la poésie ne sait toujours ramener que le langage – et pas du tout l’esprit ! – à lui-même ; elle réussit à penser alors qu’en poésie la parole s’attarde somptueusement dans la perception – là où tout au contraire penser fusille tout de suite tous ceux qui témoignent, tremblent et éprouvent ; elle réussit à penser alors que la pensée brûle et tranche et que la poésie est toute entière en fumées inutiles et en pâteuses tergiversations . Sa poésie réussit à penser alors qu’en poésie l’intelligence se contente de respirer.

Sa mère mourante, raconte-t-elle, est restée muette ; elle savait tout mot de la fin inutile, sans objet, comme prendre une ultime inspiration dans un sous-marin échoué : le monde où il y aura à nouveau de l’air n’existe pas.

Comme il arrive, ajoute-t-elle, qu’en saut à ski les plus grands champions restent tétanisés sur leur haut de rampe, doigts devenus de plomb sur la glissière (que seuls des coéquipiers viennent s’aventurer à desserrer), de même il arriva à sa mère mourante que, convulsée le dos droit sur le lit, un fluide mystérieusement ami des chairs vienne détacher ses mains des barreaux.

Elle raconte que l’église de la rue Montorgueil (à Paris) fut bâtie pour y attirer le Sauveur ; on espérait sans rire qu’il « viendrait vers les pavés, les ruisseaux » (He would come to these cobbles, these streaming gutters), qu’il « palperait les dahlias écrasés dans le caniveau » (He would finger dahlia petals mashed in the sewer), que surtout « il vous toucherait, me toucherait, tous pareillement souillés, parce que la boucherie c’est la vie » (He would touch you, touch me, because we are aequally soiled, because butchery is life)

Elle dit encore que les reliques d’Eustache n’y sont là que pour rappeler qu’après la mort nul ne peut jamais plus louer librement Dieu en sifflotant dans son martyre, et surtout que tout ce qui dans l’ardeur d’un sacrifice n’en nourrit pas un autre est suicidaire : « comment au-dessus d’un brasier dans un taureau d’airain, ses cris se convertirent en musique ; comment, transféré, il bénit cette cathédrale des bouchers, ses vitraux, ses clochards, ses récitals d’orgue, ses rues suintant du sang du marché » (how broiled in an iron bull, his cries converted to music ; how, translated, he blesses this butchers’ cathedral, its stained glass, its clochards, its organ recitals, its streets whistling with market blood)

Rosanna Warren n’écrit jamais, sauf quand seul un poème pourrait résoudre son problème de vie ou de conscience ; elle n’écrit jamais, sauf quand sa parfaite connaissance des langues italienne, française ou latine secoue, éveille et bientôt renverse ses soixante ans de natif américain.

Le critique Harold Bloom, lui rapporte-t-on, a renoncé à devenir poète au vu des « démons » qu’il devinait sur ce seuil. Elle répond que Bloom est un ami, mais qu’elle n’a pour sa part jamais observé là (= sur le pas de porte, on the treshhold) de démons dissuasifs, mais seulement des dangers suggestifs. « Si je ne vais pas au-devant d’eux » ajoute-t-elle, « je ne suis pas pleinement vivante ».

Ce qu’on crée pour l’ajouter à son C.V. , dit-elle, nous détruit ; mais toute parole nous arrachant semelles, parapets ou passerelles devant le gouffre et l’abîme nous recrée.

Évoquant Bonnard, elle cible naturellement Marthe, la recluse alanguie, maniaque et grincheuse, la Muse domestique qu’on aurait dit elle-même tapissée, carrelée, cloisonnée. « Cherchant appui, nue , avec des bleus, en périphérie, à moitié effacée. Elle essaie de prier. Elle essaie de se laver. Elle tremble de froid. Elle a compris que jamais, dans cette vie, elle ne sera propre » (leans naked, bruised, peripheral, half-erased. She’s trying to pray. She’s trying to wash. She’s shivering in cold. She has understood that never, in this life, will she be clean )

Dans son Questionnaire pour Bernard Chaet, je retiens quatre lignes : « Une cicatrice peut-elle émettre de la lumière ? », « Une épée de lumière peut-elle fendre un rocher ? », « Avons-nous perdu le ciel, les yeux fixés au sol ? », « Avons-nous jamais été à l’abri ici ? » (Can a scar emit light ? Can a sword of sunlight crack rocks ? Have we lost the sky, looking down ? Were we ever safe here?)

Elle restitue comme personne l’ardeur logique d’une déchéance : « Le corps humain est superflu. Rochester le savait : rentrant chez lui en titubant après une nuit salace, vannes ouvertes, testicules fripés, reins lessivés, les doigts dégoulinants et âcres, il était consumé par le savoir … » (The human body is superfluous. Rochester knew it : lurching home from a night of swiving and sluicing, bollocks crumpled, loins wrung out, fingers dripping and pungent, he was consumed by knowledge …)

J’aime et admire Rosanna Warren, que je découvre ; et la respecte, pour suspendre toujours le sort de sa dignité à la poursuite de son travail.

©Marc Wetzel